1787, n°338, 4 décembre, Variété, Aux Auteurs du Journal, Paris 17 novembre 1787

Messieurs,

Tandis qu’un de vos Correspondants proposait un point critique sur la statue d’Annibal qui est au jardin des Tuileries, un autre sans le savoir tranchait la difficulté. Il bannissait de ce beau lieu toutes les statues qui lui paraissent déplacées dans un Jardin public français.

Il commençait par la figure du Silence. Il la réleguait dans un cloître. Il congédiait Annibal avec son boisseau d’anneaux et son Anachronisme ; il désirait qu’un monument qui insulte la gloire de Rome ne subsistât pas dans Paris. L’enlèvement d’Orithie lui paraissait d’un très mauvais exemple ; il ne voulait pas qu’un rapt de violence dans une ville où l’on ne connaît que trop celui de séduction. La femme, qui se poignarde et l’homme qui la soutient lui paraissent d’une tristesse à mourir ; il ne faisait point grâce aux quatre Saisons en gaine, et à leurs attributs surannés. Le Chasseur, le Flûteur, la Flore, lui semblaient propres à orner des jardins particuliers ; car il en revenait toujours à ce mot de Public.

Cet homme assurément n’aime point les statues. Vous vous trompez, me dit-il, à la place de celles que j’ôterais j’en mets d’autres ; nous avons pour cet objet des richesses acquises, et je ne sais si je pourrai les employer toutes.

Je vous entends, lui dis-je, vous y placeriez les statues de nos grands hommes.

Il m’embrassa de joie. J’avais deviné son idée. Ne serions-nous pas heureux, reprit-il, de pouvoir, en nous promenant, causer pour ainsi dire avec nos grands modèles, avec les défenseurs ou les ornements de la patrie ; quel bonheur de consacrer le bosquet de l’histoire à Rollin : à Montesquieu le bosquet du génie ; d’aller porter aux pieds de la statue de nos hommes illustres, non plus la critique passagère de l’Artiste et du ciseau, mais le sentiment profond de la reconnaissance pour le Héros ; se de donner un rendez-vous à la place où méditerait Racine ; de voir, en passant, Lafontaine au pied de son arbre observant et faisant parler les animaux dont il fit nos maîtres. Tous ces hommes célèbres nous sont présentés deux à deux de deux en deux ans ; la critique s’arrête encore à l’écorce, et puis ils disparaissent. Oui, mais pour reparaître avec un nouvel éclat dans ce Musée… Ah ! dit-il en m’interrompant, quel dommage de les y renfermer. C’est en plein air que les grandes émotions se communiquent ; qui sait combien de bonnes pensées naîtraient à l’ombre de Fénelon ; combien la valeur ferait de serments sur l’épée de Bayard ; mais pour produire ces heureux effets, il ne faut pas emprisonner ces grands Talismans dans un cabinet de curiosités, dans une galerie d’antiques, qui ne s’ouvrent qu’à certains jours, qu’à certaines heures, ou le corps et la pensée sont soulés heurtés, ….il faut que l’accès en soit libre à toute heure et à tout le monde ; que l’on puisse quelquefois s’y trouver seul, y être conduit par le hasard, retenu par la rêverie. On cherche des moyens de réveiller le patriotisme ; je n’en connais pas de plus puissants. Encourager la vertu vivante par des récompenses, par des distributions, c’est un peu la rendre vénale, c’est la mettre aux gages de la vanité ; mais les honneurs rendus aux grands hommes après leur mort inspirent aux vivants une émulation pure, une jalousie céleste et désintéressée, ces hommages doivent donc être publiés et l’être sans cesse ; le Citoyen apprend par eux à estimer sa Patrie, et c’est apprendre à l’aimer ; il compte les siècles de son histoire par les noms des hommes qui ont bien mérité d’elle ; leurs images sont comme des drapeaux sur lesquels il se range et semble désirer toutes les Nations rivales.

J’arrêtai cet enthousiasme en objectant que les statues exécutées jusqu’à ce jour n’étaient que des personnages isolés, ce qui ne suffisait pas à la décoration d’un grand jardin public. Je compte bien sur des groupes, me répondit-il ; et dans quel autre jardin voudrait-on que Sully se relevât embrassé par Henri.

Mais comment exposer ainsi des ouvrages d’un fini, d’un précieux. L’Artiste a compté qu’il seraient à couvert, et que jamais ni la pluie ni la grêle….-Vous oubliez qu’il les a faits de marbre. –Mais les jours de St Louis, tout ce Peuple. –Ah, il les respecterait au moins autant qu’il a ménagé Flore et le Dieu Pan, dont il ne connaît pas même les noms, et il apprendrait à connaître nos hommes illustres par leurs images.

J’allais parler de le dépense, mais je vis que mon homme avait réponse à tout, et je résolus de le livrer à un Antagoniste plus fort que moi, et de vous dénoncer ce moyen nouveau de repeupler la France de bons Citoyens, en meublant les Tuileries de nouvelles statues.

J’ai l’honneur d’être, etc