1787, n°361, jeudi 27 décembre, Arts, Aux Auteurs du Journal, Paris, 15 décembre 1787

Messieurs,

L’Auteur d’une certaine lettre contre nos camarades-statues a été bien bon de nous épargner. Il a craint sans doute d’ennuyer en ajoutant la longueur d’une épître à l’inutilité d’un projet. Mais quand on croit dire la vérité, il faut la dire entière. Que faisons-nous ici sur nos lits de pierre, à nous regarder ou nous tourner le dos depuis cent ans ; ou à voir baigner les chiens pendant l’été malgré eux dans un bassin dont nous ne fournissons pas l’eau, et qui n’en a pas toujours ; ou pendant l’hiver à plaindre les Patinateurs qui cassent la glace en se cassant le cou, ou en tout temps à recevoir les injures des passants, dont les uns se cognent la tête aux angles de nos piédestaux, les autres nous regardent sous le nez suivant l’usage respectueux des hommes de Paris pour les femmes, et moi le Tibre, croyez-vous que je fasse une belle figure en présence d’Annibal mon plus grand ennemi, et que s’il dénichait je ne lui poursuivrait pas jusqu’à ce que je l’eusse noyé dans la rivière la plus prochaine ? Mon frère le Nil avec tous ses petits enfants sur les bras les mettrait bientôt à terre et s’en irait ainsi que moi prendre l’air natal. Bientôt on apprendrait par les Gazettes qu’il s’est perché sur une pyramide d’Egypte, et que j’ai été reçu dans la place Navonne avec de grands effets d’eau et de joie. Pour nos sœurs de Seine et de Loire, elles ne veulent pas dire leur projet ; mais nous savons qu’elles ne s’éloigneraient pas beaucoup, parce que l’une étant dans son domaine et l’autre dans la Capitale de son empire, elles trouvent du plaisir et de la convenance à rester. Mais elles iraient se placer au haut des deux perrons qui se regardent dans l’esplanade du bassin ; et elles se regarderaient aussi du haut de leurs gradins, mais elles n’y seraient point à sec. La Seine se ferait rendre par M Perrier une partie de l’eau qu’il lui prend tous les jours, et pour dommages et intérêts exigerait que la Loire en fut fournie. Leurs urnes seraient des sources vives dont les eaux se répandraient en cascades par les marches des perrons, et se perdraient au pied dans des canaux souterrains. Quoi, m’allez-vous dire, ces eaux ne se rendraient pas au bassin octogone ? non, Messieurs. Ces dames sont Architectes de Jardin, et dans leurs conversations elles ont déjà arrondi ce bassin, elles ont fait un boulingrin ; elles ont vu un gazon jonché de monde comme de fleurs, et au milieu, elles ont arrêté que votre célèbre Houdon élèverait ou le groupe déjà indiqué par ces vers du Poème des Jardins :

Que Sully s’y relève embrassé par Henri,

Ou celui de Louis XVI donnant à Washington les clefs de Philadelphie.

Elles parlaient si haut qu’on les entendait dans la place de Louis XV ; à leur idée la statue de ce roi a tressailli ; le bronze s’est animé ; il nous semble qu’il a parlé, et qu’une voix a dit :

“Quel bonheur pour moi de voir ou l’un de mes aieux, ou l’un de mes petits-fils dans le plus beau jardin de mon Royaume, entouré des grands hommes qui l’ont éclairé par leur génie ou défendu par leur courage”.

Alors, messieurs, les deux chevaux de la Victoire et de la Renommée ont caracolé, et la Renommée a gémi de ce que sa trompette et sa bouche fussent de marbre. Si nous n’en étions pas nous-mêmes, il y a longtemps que nous nous serions écoulés, le Nil et moi, par le Pont tournant, et que nous aurions laissé le champ libre aux grands hommes et aux projets.

Mais en attendant notre liberté, nous sommes, Messieurs, dans les chaînes les plus aimables et les plus fidèles, vos très humbles serviteurs,

Le Tibre, le Nil.