1788, n°62, 2 mars, Variété, Lettre du Baron de Thunder aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Vous avez eu quelquefois la bonté d’accueillir les réflexions que j’ai pris la liberté de vous adresser. Je sais bien que je n’ai point de mission pour annoncer des projets ; mais s’ils peuvent avoir un objet d’agrément ou d’utilité, qu’importe la mission ?

On a proposé, il y a un an, de quitter l’ancienne allée de Longchamp pour celle de Madrid : cette idée fut bien reçue ; et tout ce que le beau monde a de brillant se rendit dans cette partie du bois de Boulogne.

Je me suis avisé de dire, il y a longtemps, que, pour faire de Paris la plus belle ville de l’univers, il ne s’agissait plus de bâtir, mais seulement d’abattre. Quand les maisons des ponts seront toutes renversées, on aura de la peine à concevoir ces ouvrages extravagants de nos respectables pères.

La porte St Antoine démolie a fait de ce quartier une nouvelle ville. Si l’on en faisait autant de la porte St Martin, on aurait un nouveau point de vue, et tout de suite une place aussi vaste que nécessaire. On dit vulgairement : il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ; celle-ci n’est ni l’un ni l’autre.

On enlève le vilain parapet de ce boulevard ; c’est un vrai service que l’on rend au Public. Ce serait y mettre le comble, que d’arracher en même temps, de toutes les barrières qui longent les trottoirs, ces pointes de fer qui blessent plus d’honnêtes gens qu’elles n’arrêtent de voleurs.

On a proposé plusieurs fois de déplacer le marché aux fleurs. L’un voulait le porter dans l’isle St Louis ; mais autant vaudrait aller chercher les fleurs dans les jardins : un autre les veut au quai de Gêvres ; autant vaudrait encore les laisser au quai de la Féraille. Sans compter les inconvénients de ce local, toujours exposé aux ardeurs du soleil et dévoré de poussière, n’est-ce pas interrompre, deux jours de la semaine, pour les travaux et les voitures, la circulation du quartier le plus fréquenté ? Et puis, comment le bon sens peut-il imaginer d’asseoir des Bouquétières sur des égoûts, près la marée et des tueries, parmi les vieux fers et les vieux souliers, sous les fenêtres des prisons du Châtelet, et de vendre des roses en face de la Morgue !

Il faut choisir un emplacement spacieux et paisible, qui soit à l’ombre la plus grande partie du jour, et qui, voisin de l’eau, soit susceptible, par des arrosements, d’avoir une fraîcheur continue. Je ne vois donc que le quai des Théatins où il convienne de vendre des fleurs ; c’est sous les yeux de la richesse qu’il faut étaler ce superflu. Les fleurs sont au luxe ce que la grâce est à la beauté. Les lilas, les giroflées, les œillets se marieraient à merveille avec les estampes, les tableaux, les livres et les porcelaines qui meublent déjà ce superbe quai. La moitié des hôtels offrent encore des places toutes nues prêtes à les recevoir. Les grands balcons, les galeries, les terrasses, les belvédères, seraient parés de ces fleurs, qu’avec de l’argent on trouverait sous sa main, et que l’indolence des Riches se donne rarement la peine d’envoyer chercher. Ce quai des Théatins, dominé par le pavillon de Flore, s’appellerait bientôt le quai des Fleurs.

J’ajouterai que la plus belle avenue de Paris, celle de la Cour des Champs-Elysées, qui, d’un côté, charme tant les yeux par ces masse imposantes de verdure, par le tableau de la plus riche végétation, au milieu des marbres et des Palais ; de l’autre, au moyen du nouveau quai du Bourbon que l’on va construire, aurait, depuis le pont de Louis XVI, un chemin de fleurs jusqu’aux pieds d’Henri IV.

Ce que je propose ici n’est point une chimère, n’est point une dépense : et peut-être serait-il digne d’un sage Ministre, tandis qu’il recueille les fruits de son administration, de s’occuper un moment des fleurs.