1784, n°357, 23 décembre, Variété, Lettre d’un Russe à son Ami

Enfin, mon Ami. Me voilà au Palais Royal ; et je suis en état de vous rendre compte de cette Métamorphose dont on nous avait tant parlé à Pétersbourg, et d’une manière si diverse. Il est midi précis, et ma fenêtre est ouverte par le plus beau temps du monde. Tout ce qui s’offre à mes regards est bien étranger à ce que nous avons vu, il n’y a que quatre ans. Je ne reviens pas de ma surprise ; il semble que tout soit ici l’ouvrage des Fées.

Vous souvient-il d’un certain 21 décembre, où, notre fenêtre ouverte à pareille heure, nous n’avions sous les yeux qu’une espèce de jardin bourgeois planté d’assez vilains arbres, environné de maisons presque toutes sales et difformes et où nous prenions plaisir à voir de beaux Messieurs, en bas blancs, qui, sur la pointe des pieds, tâchaient d’esquiver grande allée ?

Eh bien ! à la place de tout cela, figurez-vous trois magnifiques ailes de bâtiments ? figurez-vous trois cent pilastres Corinthiens, ciselés comme de l’orfèvrerie, qui soutiennent de longues galeries, d’une forme élégante et commode, et qui le soir sont éclairés par d’immenses cordons de lumière : voilà le cadre du nouveau jardin.

C’est là que tout est enchanteur. On ne sait à qui s’en prendre : il faut à tout moment regarder les jolies personnes qui trottent sous la galerie, ou considérer les belles étoffes et les bijouteries brillantes qui reposent sur les comptoirs et ne laissent en repos ni vos yeux ni votre bourse.

Bientôt une superbe colonnade terminera le jardin du côté du Palais, et formera un rendez-vous public, au milieu des arbustes et des orangers, une promenade couverte, la première qu’il y ait jamais eu dans Paris. Alors ce sera le vrai Bazard dont parle Voltaire, dans les embellissements de la ville de Cachemire, lorsqu’il dit : c ‘était une grande pitié de n’avoir (à Cahemire) aucun de ces grands Bazards, c’est-à-dire, de ces marchés et de ces magasins publics, entourés de colonnes, et servant à la fois à l’utilité et à l’ornement.

Après avoir passé une nuit paisible, et dont le calme n’est point troublé par le roulis des voitures, on y jouit à son réveil de tout ce qui fait le charme de la vie. Ici, ce sont des Bains, dont la recherche et l’extrême propreté composent le luxe, et où le plaisir préside à la santé ; là ce sont des Restaurateurs où l’on trouve tous les raffinements de la bonne chère, et où l’on peut être friand sans être riche ; plus loin, les Salons charmants qui portent encore le nom de Cafés. Je vais chercher des nouvelles chez Foy et de l’esprit au Caveau. Sur le même palier, je trouve une Bibliothèque du plus beau choix ; un Cabinet de tableaux précieux ; un autre d’Estampes rares ; un autre de Physique ; un autre d’Histoire naturelle. Au bout de la galerie, vous croyez être à la fin de votre admiration ; point du tout : vous entrez au Musée, nouveau Lycée dont le courageux fondateur a fait le dépôt de toutes les Sciences : vous trouvez, dans ces laboratoires, des Adeptes de tous les ordres et de la meilleure compagnie, et pour lesquels la Physique, la Médecine, la Chimie, l’étude des Langues, l’Astronomie, sont devenues des passe-temps aussi familiers que le sont ailleurs le Billard, le Wisck, le Tresette et le déplorable Loto.

Je vous assure que ce tableau mobile et varié de toutes les jouissances humaines magnétise encore plus que le Baquet de Mesmer ; et c’est ainsi que je dépense mon temps sans trop savoir comme il s’écoule.

Que sera-ce donc lorsque les Variétés et les Pantomimes de Nicolet se disputeront encore les heures de ma soirée ? Que sera-ce si l’on bâtit l’Opéra dans le voisinage, et surtout si l’on y place un Waux-hall ? Oh ! pour le coup voilà le cercle que je parcourrai toute l’année, et dont je ne veux plus sortir ; et j’ai pris d’avance pour ma devise :

Hic angulus terrea mihi praeter omnia ridet