1787, n°42, 11 février, Arts Aux Auteurs du Journal

Messieurs,

Qu’il me soit permis de vous confier mes alarmes sur le sort de la belle Fontaine des Innocents, Monument digne sans doute d’occuper un plus beau lieu, digne d’avoir place à côté des plus rares chef-d’œuvres de l’Antiquité. Je ne vois pas sans crainte avancer la destruction des maisons qui environnaient nos gothiques hécatombes, et je tremble tous les jours pour ce bel ouvrage, dont Athènes et Rome se seraient glorifiées, et que la proscription salutaire de ce quartier semble devoir envelopper dans la ruine générale.

A Dieu ne plaise que l’amour des Arts excite en moi le moindre murmure contre des projets dirigés par l’œil bienfaisant qui veille au bien public ; à Dieu ne plaise qu’il puisse m’entrer dans l’esprit qu’un siècle éclairé sur tous ses intérêts puisse commettre contre lui-même un attentat digne de la barbarie des Goths dont il s’occupe à effacer les honteux vestiges, et qu’on doive craindre l’anéantissement du chef-d’œuvre de la sculpture Française.

Mais les exemples passés m’épouvantent. Je me rappelle encore la destruction de l’arc triomphal de la porte St Antoine, dont les belles sculptures dispersées ont été moins conservées que soustraites à l’admiration publique. S’il est vrai qu’on traite ainsi les Monuments des Rois, que n’ont point à craindre les pauvres Nayades de notre Fontaine, qui ne trouveraient de défense que dans leur beautés muettes, et dans les réclamations si souvent dédaignées de quelques gens de goût ?

J’ignore entièrement le sort qu’on leur prépare ; mais le bruit public semble annoncer qu’on est dans l’intention de démembrer et dépecer la Fontaine. J’invite donc les amis des Arts à réfléchir sur le danger qu’il y aurait de dénaturer ce Monument, sur la nécessité et la facilité de le transporter en son entier, au cas que le bien public exige qu’on le déplace. Quant à moi, je ne crains pas d’annoncer qu’il n’y a pas moyen de le décomposer sans en dégrader la partie la plus belle, qui est la Sculpture. Celle-ci l’emporte sans contredit sur l’Architecture, et s’il fallait conserver l’une au préjudice de l’autre, le sacrifice ne devrait pas être douteux. Mais l’intérêt de l’une exige la conservation de l’autre. Que l’on détache ces figures de l’Architecture qui leur sert d’encadrement, qu’on les place à d’autres distances et sous d’autres points de vue, on les verra perdre infiniment de leur mérite, on verra leur légèreté se changer en longueur, leur délicatesse en maigreur, leur finesse en sécheresse, leur élégance peut-être en manière ; tel est le sort de la Sculpture de bâtiment et de bas relief, qu’elle ne souffre point de déplacement. Je parle ici avec autant plus d’assurance, qu’ayant eu occasion de voir plusieurs fois ces mêmes figures isolées et déplacées par le moulage, elles m’ont paru perdre beaucoup de l’effet avantageux que le rapport de tout aux parties et leur situation leur font produire ; la maigreur même de l’Architecture où elles sont enclavées fait un contraste heureux pour elles ; elles ont été destinées pour la place qu’elles occupent en ayant égard aux objets environnants ; elles eussent reçu des proportions différentes si le Sculpteur les eut destinées à remplir des entrepilastres moins étroits : ce serait d’ailleurs peu connaître l’esprit qui dirigeait anciennement les ouvrages d’Architecture que de croire en pourvoir séparer et décomposer les parties, sans leur enlever une grande portion de leur valeur, celle qui résulte de l’accord. J’entends par ce mot, moins cette sage intelligence qui préside la disposition des parties, et au choix de ornements, que cette identité de caractère, cette unité de style, qui font qu’un Monument semble être l’ouvrage d’un seul homme, et laisse à douter si le Sculpteur fut l’Architecte, ou l’Architecte le Sculpteur.

Ce mérite dans les Monuments de cet âge vient de ce que les Arts étaient alors réellement unis entre eux, que l’esprit de méthode n’avait point encore élevé ces barrières qui les ont isolés depuis, et qu’on n’en possédait jamais un exclusivement aux autres ; il résultait de là quelquefois aussi que l’Artiste faisait prévaloir dans un Monument l’Art dans lequel il excellait le plus, comme on présume qu’il pût arriver à notre Fontaine, dont l’opinion publique attribue l’architecture au seul Jean Goujon qui en fit la sculpture. Il paraît néanmoins constant que les dessins en furent faits en 1550, conjointement avec Pierre Lescot, l’Abbé de Clagny, le Bramante de la France, à qui le Louvre doit les plus beaux détails. Ces deux grands Artistes coopèrent à cet édifice, ainsi qu’à celui du Louvre où ils travaillaient de concert, où l’on observe cette même parenté entre la sculpture et l’architecture, et où l’immensité du monument donna lieu à des développements et plus grands et plus heureux.

Malgré l’admiration générale dont jouit depuis si longtemps cette belle Fontaine, elle n’a pu échapper à beaucoup de critiques auxquelles je ne répondrais pas ici. Mais il en est une qui mérite quelque considération ; elle de JF Blondel. Il lui reproche de manquer de caractère propre à un bâtiment aquatique, défaut provenant, dit-il, de la privation d’eau et du manque d’application d’un ordre viril et fort. Il me semble que s’il eût mieux pénétré l’intention de cet Artiste, il aurait vu que, forcé à la triste sécheresse qui accompagne toutes les Fontaines de Paris et ne pouvant y employer l’heureux effet des eaux, l’Auteur renonça par choix au genre rustique, dont sans le secours de l’eau, il n’eût pu tirer qu’un parti froid, lourd et monotone ; qu’il n’adopta point par hasard le genre élégant ; qu’il sut au contraire le motiver ; qu’il aima mieux caractériser son édifice par le moyen de la sculpture et de l’allégorie ; qu’enfin il préféra pour cet effet les ressources de l’Art et de la Poésie qu’il avait à sa disposition, à celle de la Nature et de la Vérité qui lui eussent manqué. Et dans le fait, il est évident que son intention ne fut pas de faire un château d’eau, mais bien un petit temple, une espèce d’aedicula consacrée aux Nymphes des Fontaines, comme il nous l’apprend lui-même par les inscriptions placées au-dessus des impostes, où on lit ces deux mots, Fontium Nymphis.

Cette idée dans le choix de celles qui peuvent s’adapter à une Fontaine en vaut bien d’autres dont je ne parlerai pas, et au défaut des eaux, vaut un peu mieux que les glaçons éternels, que ces congélations lapidifiées, dont on a fait, depuis, l’enseigne et l’ornement de nos Fontaines ; invention puérile et maladroite qui sert à avertir du défaut plutôt qu’à le cacher, allusion malheureuse qui, sans rien dire à l’esprit, afflige l’âme du triste souvenir de la saison des frimats.

Quant au mérite intrinsèque de l’architecture, je n’ignore pas qu’on reproche à notre Fontaine des défauts qui sont encore plus du siècle que de l’Artiste ; mais quelque soit leur nature, quand ils seraient et ce qu’ils ne sont pas et tout ce qu’on pourrait les supposer ; quelle raison y aurait-il de la proscrire, et quel exemple funeste à lui-même notre siècle ne donnerait-il pas ! Pourrait-on oublier que ce Monument fait époque dans l’Architecture française ? Que deviendrait donc l’histoire des Arts, si les édifices dépositaires du génie de chaque siècle, au lieu d’acquérir en vieillissant cette vénération publique qui doit les rendre sacrés, se trouvaient condamnés, comme les productions éphémères de la mode, à ne paraître un jour que pour faire place à ceux du lendemain.

J’ai l’honneur d’être, etc

Signé Quatremere de Quincy

Note des Rédacteurs. Parmi plusieurs Lettres qui nous ont été adressées sur le même sujet par des Artistes et des Gens de goût, nous avons choisi la Lettre qu’on vient de lire, comme celle qui nous a paru réunir les vues les plus saines, présentées avec le plus de développement et d’intérêt. Nous nous empressons de rassurer M de Quincy sur ses craintes et d’apprendre au public que l’intention du Gouvernement est parfaitement conforme au vœu de tous les Amateurs des Arts ; le Bureau de la Ville a fait une délibération dont l’objet a été de préserver la belle Fontaine des Innocents de tout déplacement ou démembrement qui pourrait lui être préjudiciable. Quant au danger qu’il peut y avoir à l’endommager dans la démolition des bâtiments environnants, nous sommes assurés que les Artistes auxquels ces travaux sont confiés connaissent trop bien le prix des belles choses, pour ne pas prévenir par de sages précautions tout accident de ce genre.