Utopies

1786, n°211, 30 juillet, Variété, Aux Auteurs du Journal, A Alan par Martres en Comenges, le 13 juillet 1786

Messieurs,

Quand on est vieux on est peureux. J’ai tremblé pour la bonne ville de Paris, et mes Compatriotes, en lisant le Chapitre CCCLV du Tableau de cette Capitale, intitulé, Que deviendra Paris ?…Je pense comme l’Auteur, que, dans trois ou quatre mille ans, on aura de la peine à en trouver des vestiges : c’est ce qui me dégoûte de publier un Ouvrage que je consacrais à l’immensité des siècles. Cependant si tous les hommes de génie pensaient comme moi, on ne produirait plus rien de bon ni de beau, et ce serait au moins dommage pour quelques milliers d’années. En conséquence, je trouve très à propos qu’on s’occupe sérieusement d’embellir la Ville qui m’a servi de berceau. J’admets tous les plans qu’on avait proposés depuis la rotonde de fleurs, jusqu’aux ponts décorés des statues des grands hommes et surtout notre bon roi Henri entouré de jolies petites Mdes de Modes : cela est plus agréable à l’œil que la charge de ces vieilles maisons.

Je veux bien me distraire un moment de l’idée affligeante qui m’a pénétré, en voyant le pont le pont St Ange que l’on cite pour modèle : il est orné des chef-d’œuvres du Cavalier Bernin, exprimés en Anges charmants ; mais ils me feront toujours regretter toutes les beautés grecques qui sont encore noyées dans la vase des eaux du Tibre qui coule dessous. Je me flatte aussi que des barbares ne viendront pas de sitôt renverser nos édifices, et que la butte Montmartre ne recèle point assez de feu pour dévorer l’ancienne Lutèce, comme le Vésuve a fait disparaître Herculanum et Pompéia, en les scellant d’une lave épaisse dix-sept cent ans. C’est en considérant les manuscrits grecs qu’on a tant de peine aujourd’hui à dérouler dans ces précieux décombres, que j’ai désiré ardemment que tous les efforts du génie de l’homme tendissent à trouver un moyen de préserver des révolutions des temps, ce qu’il y a de plus estimable dans ses productions.

En attendant que ce secret merveilleux soit trouvé, permettez-moi, Messieurs, de me joindre à tous les décorateurs de Paris, pour leur proposer un monument digne de leurs sublimes plans. C’est une Pyramide Egyptienne, non destinée à voiler aux regards des profanes les corps des Rois ou les cendres des Grands Hommes, mais à conserver la flamme de leur génie, le feu sacré de leurs explosions et enfin l’élixir de toutes les connaissances utiles à l’humanité.

Vous voyez, Messieurs, qu’il n’est pas nécessaire que ce monument occupe un grand terrain. Peu d’espace suffirait à cette collection. Néanmoins, on pourrait en étendre la superficie, au fond des Champs Elisées, pour mieux indiquer le dépôt du seul trésor nécessaire a bonheur de la race future. Les Médaillons des Bienfaiteurs de l’humanité seraient appendus à l’extérieur, pour annoncer que la plus noble et la plus indestructible portion de leur être est vivante dans ce sarcophage.

Il ne s’agit plus que de préserver ces reliques des vers qui rongent les plus durs bouquins comme la peau délicate de la plus tendre beauté. Il faudrait en outre que les deux, trois ou quatre éléments formateurs et destructeurs, eussent la moindre prise possible sur ces gages ineffables de l’esprit humain. Pour cela, je ne vois qu’un moment dans ce moment où je suis pressée de jouir :c’est d’extraire la moelle et la substance des ouvrages qui méritent l’immortalité et d’en confier l’impression en relief aux intéressants Aveugles, que le tant respectable M Haui a la charité d’instruire…Qu’il serait beau de voir conserver la lumière par les mains de la cécité !…

Mais ce ne sont point des caractères de bois ni de métal qu’il faut employer ; c’est simplement de la terre à pot, tamisée , délayée et pétrie de manière à former des tables susceptibles dans leur mollesse, de recevoir toutes impressions, ensuite mises au four pour y acquérir la dureté de la pierre à fusil : ce que j’ai vu pratiquer avec le plus grand succès par M Nini, Artiste Italien, peut-être trop peu connu, quoique recherché par de véritables Amateurs de l’Industrie humaine. J’ai quelques ouvrages de ce célèbre Dessinateur, estampés en terre de faience, dont la dureté égale celle de l’agate ; ils sont indestructibles dans un incendie ordinaire, et l’eau ne peut les dissoudre. Alors, j’avoue, qu’avec ce procédé, toute notre doctrine serait en biscuits : mais la soute qui les renfermerait serait d’un prix bien au-dessus des plus riches mines de Pérou.

Si cette longue lettre, Messieurs, peut se places dans une vaste lacune de votre Journal, je serai trop heureux, puisque j’aurai lieu d’espérer que dans l’exécution du projet, la Feuille indicative de ce monument y sera déposée sous la première pierre, ce qui suffit à ma gloire, et ne peut nuire à la vôtre.

J’ai l’honneur d’être, etc. etc.

L’Hermite des Pyrénées.

Nota. Si j’ai choisi les Protes parmi les aveugles, c’est que je perds la vue dans cet instant, et que je ne serais pas fâché de concourir au grand œuvre en ma qualité de non clairvoyant.