Définir l’« impérialisme de l’économie »

L’un des premiers usages de cette notion est généralement attribué à Ralph William Souter (Swedberg, 1990a). Son livre, Prolegomena to Relativity Economics (1933), constituait une réponse à An Essay on the Nature and Significance of Economic Science (1932) de Lionel Robbins. Souter refusait de séparer les sciences sociales sur la base de la définition de Robbins. Pour lui, elles étudiaient un seul et même objet qu’il était impossible de diviser clairement. Elles formaient une « société » qui ne pouvait être constituée d’une collection d’approches individuelles indépendantes2. La science économique avait nécessairement des intersections avec la sociologie ou la psychologie (voir aussi Hodgson, 2001, pp. 198-199)3. Ainsi, en marge de son analyse, Souter affirme sa propre vision du rapport entre la science économique et les autres sciences sociales :

‘« Le salut de la science économique au vingtième siècle repose sur un « impérialisme économique » éclairé et démocratique, qui envahit les territoires de ses voisins, non pour les asservir ou pour les absorber, mais pour les aider et les enrichir et promouvoir leur croissance autonome par le même processus qui lui permet de s’aider et de s’enrichir » (Souter, 1933, p. 94n)4.’

Malgré la perspicacité de Souter, qui avait entrevu l’une des évolutions les plus importantes de la science économique d’après-guerre, peu d’auteurs évoquèrent la notion d’impérialisme de l’économie avant les années 1970. L’étude des frontières séparant la science économique des autres sciences sociales n’aurait pas suscité beaucoup d’engouement : on ne trouve, en effet, aucun usage de la notion dans les articles publiés dans les revues économiques de référence entre 1945 et 19705.

À la fin des années 1960, la notion émerge dans le discours de certains économistes, mais uniquement de manière informelle ou verbale. Comme le rappela Kenneth E. Boulding à l’occasion de son discours présidentiel devant l’American Economic Association en 1968, « impérialisme de l’économie » était un terme qu’il avait l’habitude d’employer pour qualifier « une tentative de la part de l’économie de s’emparer des autres sciences sociales » (Boulding 1969, p. 8)6. Boulding faisait notamment référence aux travaux situés dans la mouvance de ceux d’Anthony Downs (1957a), lequel avait appliqué la théorie microéconomique au comportement de vote. À la même époque, Gary Becker faisait également référence à cette notion pour caractériser son propre travail, mais il s’agissait principalement d’une qualification verbale puisque Becker utilisa le terme à l’occasion du cours qu’il donna aux graduate students de Columbia lors de l’année académique 1967-1968 (reproduit dans son livre de 1971, Economic Theory). Becker rejetait la définition attribuée à Viner de la science économique (« la science économique, c’est ce que les économistes font »), lui préférant une définition « plus sérieuse », mettant en relation des ressources rares et des usages alternatifs (Becker, 1971a)7. Cette définition permettait d’aborder n’importe quel problème de choix, qu’il concerne le marché traditionnel ou non ; elle ouvrait la porte à l’analyse économique de sujets anthropologiques, sociologiques ou politiques. Becker qualifia son approche de « véritable exemple d’impérialisme économique » (ibid., p. 2).

La notion se répandit dans la littérature économique au cours des années 1970, comme en atteste le chapitre de Gordon Tullock, « Economic Imperialism » (1972), concluant un des premiers ouvrages collectif consacré au « choix public ». À la fin des années 1970, la notion était à nouveau au coeur d’un débat concernant la définition de la science économique et de ses frontières, lequel se poursuivit jusqu’au milieu des années 1980. Le débat mobilisa les contributions de Ronald Coase (1978), George J. Stigler (1984), ainsi que celle de Jack Hirshleifer (1985). Par conséquent, au milieu des années 1980, la notion d’impérialisme de l’économie caractérisait une approche désormais « à la mode », selon les termes de Burton A. Abrams (1983, p. 40), le théoricien du « choix public ».

Ainsi, dès ses débuts, la notion fut employée presque exclusivement par les acteurs de l’élargissement du champ d’analyse de la science économique, comme Becker ou Tullock. Cette notion ne n’identifiait cependant pas une école de pensée, caractérisée par l’utilisation d’une méthodologie propre, mais plutôt une tendance à l’ouverture du domaine d’analyse de la science économique. Sa redécouverte à la fin des années 1960 traduit la prise de conscience chez certains économistes d’un véritable mouvement de redéfinition des frontières, dépassant les contributions isolées de quelques chercheurs originaux. Elle témoigne également de l’attraction qu’exerça dès lors cette approche chez les économistes. En effet, l’évolution de l’usage de la notion montre bien que ce mouvement d’élargissement des frontières, invisible dans les années 1950, se développa dans les années 1960 et au début des années 1970 pour constituer une part de l’orthodoxie économique à partir des années 1980.

Cette rapide présentation du mouvement d’élargissement des frontières de la science économique soulève diverses questions. L’« impérialisme de l’économie » est intimement lié à la définition de la science économique que Robbins formula en 1932, faisant de la méthode la caractéristiques distinctive de la discipline. Par conséquent, l’application de la science économique hors de ses frontières traditionnelles pose un problème méthodologique, ayant trait à l’analyse de ses limites conceptuelles. Néanmoins, cette orientation pose également un problème historique. En effet, bien que l’étude des frontières disciplinaires avait suscité l’intérêt des chercheurs pendant l’entre-deux-guerres, les analyses économiques du politique et du social n’émergèrent qu’autour des années 1950, avec les travaux d’Arrow (1949) sur le choix social, de Buchanan (1954a, 1954b) sur la comparaison entre vote et marché, de Downs (1957a) sur la démocratie, de Becker (1957) sur la discrimination, et de Tullock (1959) sur la règle majoritaire. Ce n’est qu’une quinzaine d’années plus tard que ces approches connurent un essor et une visibilité notable, ce qui oblige à s’interroger sur l’importance du contexte historique dans ce développement. Une étude de la littérature permet d’apporter quelques réponses à ces questions.

Notes
2.

Pour Robbins, la science économique « étudie le comportement humain comme une relation entre des fins et des moyens rares ayant des usages alternatifs » (Robbins, 1935, p. 16).

« economics is the science w hich stu d ies human beh aviour as a relationship between ends and scarce means which have alternative uses ».

3.

Pour Souter, la méthode proposée par Robbins prônait l’usage de concepts abstraits, lesquels ne pouvaient être compris qu’à la lumière d’un savoir préalable. Par exemple, dans un monde qui s’est abstrait d’un cadre temporel, institutionnel ou social, la notion même de rationalité des individus n’avait aucun sens.

4.

« The salvation of Economic Science in the twentieth century lies in an enlightened and democratic ‘economic imperialism’, which invades the territories of its neighbors, not to enslave them or to swallow them up, but to aid and enrich them and promote their autonomous growth in the very process of aiding and enriching itself ».

5.

Notre recherche, utilisant la base de référence bibliographique Jstor, porta sur un ensemble de termes désignant cette notion, dont : « economic imperialism », « economics imperialism » et « imperial science ». Une des rares occurrences concerne un commentaire sur le livre de Souter par Talcott Parsons (1933). Parsons, la figure principale de la sociologie américaine d’après-guerre, critiquait la vision de Souter, qui semblait refuser aux sciences sociales voisines de la science économique le droit à une existence indépendante (Parsons, 1934, p. 522 ; Rutherford, 2004).

6.

 « The economic theory of democracy indeed as developed by Anthony Downs and others is a very good example of what I have sometimes called « economics imperialism », which is an attempt on the part of economics to take over all the other social sciences ». Le discours fut publié un an plus tard dans l’American Economic Review sous le titre « Economics as a Moral Science » (Boulding, 1969).

7.

 Bien que la définition selon laquelle « la science économique, c’est ce que les économistes font » soit traditionnellement attribuée à Viner, il ne semble pas exister de référence à un texte précis (voir Kaul, 2007, p. 18n).