Une approche contextuelle des théories économiques du social et du politique

S’intéresser à la transgression des représentations traditionnelles du domaine d’analyse de la science économique implique que l’on considère la production scientifique comme une pratique sociale. Par conséquent, « pour apprécier à sa juste valeur les accomplissements de n’importe quel homme, nous devons prendre en compte l’intégralité de sa vie » (Sarton, 1923, p. 5)23. Cette vision, défendue par exemple par E. Roy Weintraub ou Philip Mirowski, s’oppose à une histoire plus « internaliste », qualifiée par Weintraub (2002) ou Forget (2002) de « reconstruction rationnelle », laquelle s’intéresse à la logique inhérente des idées. Chez Weintraub (2002), la « reconstruction rationnelle » est associée notamment aux travaux de Kuhn et Lakatos, lesquels voient dans la révolution scientifique une marche vers le progrès. Lorsqu’un paradigme en chasse un autre, des phénomènes autrefois considérés comme des anomalies de la théorie dominante sont intégrés dans le nouveau paradigme. Or, comme l’observe William Breit (1987), cette description ne correspond pas à la situation des sciences sociales, car de nombreuses écoles de pensée subsistent même après l’avènement d’un nouveau paradigme.

Ainsi, nous nous inspirerons des travaux de Weintraub et d’autres, qui se regroupent sous la bannière « science studies », pour approcher l’histoire de la science économique comme une pratique sociale. De fait, nous consacrerons une place importante aux informations biographiques, dans le but d’éclairer la pratique des économistes et leur représentation de leur discipline et de ses frontières. Cette approche critique l’idée, généralement attribuée à Stigler, que les éléments biographiques seraient inutiles à la compréhension d’un auteur. Au contraire, nous défendons, avec Weintraub (2002), que les contingences du temps ou du lieu ne sont pas indépendantes des idées qui sont exprimées en ce temps et en ce lieu. Un bon exemple de l’utilité des éléments biographiques est donné par le théoricien des jeux Martin Shubik (1992). Celui-ci raconte comment à l’université de Princeton dans les années 1950, il occupait l’heure du thé à jouer au Go, aux échecs ou au Kriegspiel tout en débattant de manière informelle avec ses collègues John Nash et Lloyd Shapley de certains concepts de théorie des jeux. Ce rituel leur permit de concevoir ensemble des jeux inédits et de développer individuellement certaines intuitions. Shubik attribue à cette occupation régulière la paternité du jeu de la mise aux enchères d’un billet de un dollar, dont les propriétés analytiques furent étudiées dans un article de 1971. Notre analyse de la théorie de Buchanan sur la violence à l’Université en est une autre illustration, car nous la confrontons à son vécu personnel à UCLA à la fin des années 1960 (voir le chapitre IV, infra).

Nous pensons, par conséquent, que les développements théoriques sont le fruit de la rencontre entre l’histoire personnelle d’un théoricien, du contexte historique qui l’entoure, mais également du contexte scientifique. Les éléments biographiques sont issus d’entretiens publiés, d’autobiographies, ou encore des archives personnelles que nous avons pu consulter24.Plus particulièrement, nous nous intéressons aux correspondances et documents de travail collectés au cours de nos recherches. Ce matériau permet d’enrichir notre analyse à différents égards. Tout d’abord, les correspondances personnelles permettent d’approfondir les éléments biographiques existants. Elles sont d’autant plus intéressantes que certaines d’entre elles concernent des économistes encore vivants, comme Becker ou Buchanan. Elles permettent de confirmer ou critiquer un discours qui est parfois reconstruit a posteriori. Celui-ci, souvent issu de souvenirs nécessairement partiels, apparaît au fil des publications et contribue à la construction de mythes.

Les correspondances personnelles et professionnelles offrent également des informations historiques importantes sur la pratique concrète de la recherche, celle-ci influant en retour sur les traditions disciplinaires. Elles nous donnent des informations sur les enjeux de pouvoir qui peuvent exister entre les chercheurs en sciences sociales. Les correspondances constituent, enfin, une source précieuse d’information concernant la perception qu’ont les chercheurs des frontières disciplinaires. Elles permettent d’obtenir des informations, absentes des textes publiés, relatives aux opinions que les chercheurs ont de leurs collègues. Enfin, elles contiennent des informations précieuses sur la réception informelle des travaux aux frontières des sciences sociales.

Malgré les enseignements que l’on peut tirer de ces sources d’archives, l’usage des correspondances se heurte à des problèmes similaires à ceux posés par l’utilisation d’éléments autobiographiques. En effet, bien qu’exprimant plus facilement son opinion, l’auteur d’une lettre modèle toujours son discours en fonction de son interlocuteur. Si l’on peut penser que l’audience joue un rôle moins contraignant dans une correspondance que dans un texte publié, il n’en est pas moins nécessaire de confronter systématiquement, lorsque cela est possible, les sources d’archives et les textes publiés. Pour certains commentateurs, les « science studies », qui ont tendance à voir la production scientifique comme le fruit de l’évolution culturelle et historique, se sont désintéressées du contenu des théories et donc du savoir scientifique propre qu’elles contenaient. Notre approche contextuelle n’implique pourtant en rien l’idée déterministe selon laquelle, a priori, l’analyse du contexte serait systématiquement plus importante que l’analyse des textes. L’étude des textes reste fondamentale même si l’éclairage donné par l’étude du contexte est jugé aussi important.

En étudiant l’historiographie sur la question de l’élargissement des frontières de la science économique, force est de constater qu’il n’existe pas d’étude générale, mais uniquement une collection d’histoires spécifiques. Dans l’ensemble, les contributions historiques sur les théories économiques du politique sont plus nombreuses que celles sur les théories économiques du social. Par exemple, Jardini (1996) ou Amadae (2003) se sont intéressés à l’importance du think tank américain RAND Corporation. Medema (2000) s’est intéressé à l’émergence de la théorie du « choix public ». Par ailleurs, Fontaine (2002, 2007) aborde l’histoire des théories économiques du don de sang et l’émergence de la réflexion des économistes sur la notion d’altruisme. Mais une explication historique de l’émergence et de l’essor général des analyses économiques du politique et du social reste à construire.

Notes
23.

« The history of science is essentially a story of human achievement, and to appraise fairly what any man of science achieved we must needs take the whole of his life into account ».

24.

Nous utilisons les archives personnelles de William Baumol, H. Gregg Lewis, Mancur Olson, George Stigler, Jacob Marschak, ainsi que celles de Milton Friedman. Les archives de Baumol et Lewis sont à Duke University, celles d’Olson à l’université du Maryland, celles de Stigler à l’université de Chicago, celles de Marschak à UCLA et, enfin, celles de Friedman à la Hoover Institution à Stanford.