Les théories économiques du social et du politique dans le temps et l’espace

L’élargissement des frontières de la science économique est un phénomène qui date principalement de l’après-guerre. Dès 1948, l’écossais Duncan Black publiait une analyse économique du vote et proposait dans la foulée un rapprochement de la science économique et de la science politique autour du choix rationnel (Black, 1950). Tandis que Black restait peu connu en Angleterre, il fut considéré comme un auteur important dès la fin des années 1950 par les tenants de la théorie du « choix public » et fut redécouvert en Angleterre en partie grâce à l’essor de ce courant25. Aux États-Unis, Kenneth Arrow fut le premier à évoquer un rapprochement entre la science économique et la science politique : ces deux disciplines abordaient en effet la question du choix collectif (Arrow, 1949, 1951a). Les élargissements de l’analyse économique au social et au politique se développèrent par la suite aux États-Unis, avec notamment les travaux de Becker (1957) et Downs (1957a). Les autres auteurs responsables des premiers travaux aux frontières de la science économique, ainsi que leurs successeurs dans les années 1970 et 1980, évoluaient pour l’essentiel dans des universités américaines. Aussi, cette étude se focalisera sur la production théorique d’économistes américains.

Notons cependant que ces théories connurent des prolongements en Europe. En Angleterre, Arthur Seldon, le directeur éditorial de l’Institute of Economic Affairs, favorisa la diffusion des théories du « choix public ». En France, Jean-Jacques Rosa, dans ses cours à l’Institut d’études politiques, diffusa les théories économiques du non marchand à partir de 1977. Ayant travaillé sur la famille au début des années 1980 avec Amyra Grossbard, une ancienne étudiante de Becker, Bertrand Lemennicier (Paris II), poursuivit dans cette voie.

Cette étude débute, par conséquent, en 1949 avec les premiers travaux d’Arrow sur le choix social. Nous aurions pu commencer l’analyse en 1942, en intégrant le travail de Joseph A. Schumpeter, Capitalism, Socialism, and Democracy. Cité par Spengler, Becker et Downs au début des années 1950, le livre constitua une source d’inspiration indéniable dans l’élargissement de l’analyse économique au politique, notamment dans l’affirmation que les hommes politiques se livrent à une concurrence assimilable à celle des entreprises. Néanmoins, plusieurs arguments nous conduisent à rejeter cette borne inférieure. Tout d’abord, l’analyse de Schumpeter offrait tout au plus une intuition sur l’analogie possible entre concurrence politique et concurrence marchande. Elle n’était pas formalisée dans le cadre précis de la microéconomie. Or, c’est précisément l’application des outils de la microéconomie au politique qui est au centre des débats autour de l’impérialisme de l’économie. De plus, le contexte historique entourant ces travaux diffère. Les économistes s’inspirant de Schumpeter pour analyser le politique avaient tous pour objectif d’analyser les problèmes issus de l’élargissement de l’intervention de l’État dans l’économie américaine de l’après-guerre.

Notre étude s’achève en 1992, date à laquelle Gary Becker reçoit le Prix de sciences économiques en la mémoire d’Alfred Nobel26. Cette récompense consacrait les applications de la théorie microéconomique à des sujets aussi variés que la discrimination, la criminalité ou la famille, une démarche qui, trente ans plus tôt, était décriée par une partie de la profession des économistes. L’attribution du prix témoigne de l’évolution formidable de la discipline et de son champ d’analyse.Nous aurions pu arrêter notre analyse au milieu des années 1980. En effet, Becker avait alors déjà formulé son « approche économique » des comportements humains et publié son ouvrage majeur A Treatise on the Family (1981a). De plus, Becker était déjà très influent, tant dans la recherche en science économique qu’en sciences sociales. Nous avons retenu l’année 1992 pour son caractère symbolique, notre étude mettant l’accent sur l’évolution de la réception des théories économiques aux frontières des sciences sociales.

Parmi les auteurs que nous étudierons, il est possible de distinguer plusieurs groupes. Nous nous intéresserons principalement à une première catégorie d’auteurs composée de Becker, Arrow, Buchanan, Tullock ou encore Olson. Ceux-ci innovèrent dans l’application des outils de la théorie microéconomique au politique ou au social. Ces auteurs inspirèrent de nombreux travaux qui eux-mêmes donnèrent naissance à d’importants courants de pensée : Buchanan fut un membre fondateur de la théorie du « choix public », tandis que Becker inspira de nombreux courants de l’analyse économique de sujets « non économiques », tels que le Law and Economics, les interactions sociales (notamment la famille), ou encore la discrimination. En raison de leur importance dans l’émergence et le développement de ces théories (par leurs contributions théoriques, leurs réseaux institutionnels, leurs disciples, et leur impact politique), ces auteurs seront les personnages principaux de cette étude. Du coup, nous négligeons l’étude d’auteurs qui, à l’exemple de Boulding, contribuèrent à ces débats, mais sans réellement influer sur leur issue finale.

D’autres auteurs contribuèrent à développer ce mouvement et les courants particuliers qu’il généra. Ils seront les personnages secondaires de cette histoire. Ce sont certains collègues ou disciples de Becker et de Buchanan, comme Armen A. Alchian, Victor Fuchs, Richard A. Posner, Robert Michael, Hirschleifer, Stigler, ou encore Grossbard. Cette liste s’étend à mesure que l’on se rapproche des années 1980. Nous ne pourrons donc étudier l’ensemble de la littérature sur ce sujet. La raison est expliquée dans la troisième partie : l’analyse exhaustive de cette littérature, surtout à partir du milieu des années 1980, nous obligerait à étudier une bonne partie de la science économique, et non son évolution. Ainsi, notre approche historique se focalisera sur les évènements et les écrits qui marquèrent les différentes étapes de l’élargissement du champ d’analyse de la science économique. C’est pour cette raison que Becker joue un rôle mineur au début de notre histoire et fondamental à la fin.

Notes
25.

Voir la préface d’Arthur Seldon à The Vote Motive (Tullock, 1976a), publié par le think tank anglais Institute of Economic Affairs. Tullock y déclare notamment que « [l]a plupart des universités britanniques ont ignoré une évolution des applications de la théorie économique aux activités du gouvernement qui se développe aux États-Unis depuis environ 15 ans » (ibid., p. ix).

« Most British universities have ignored a development in the applications of economic theory to the activity of government that has been refined in the USA for over 15 years ».

26.

Gary Becker reçut le prix pour avoir « étendu le domaine l’analyse microéconomique à une grande variété de comportements et d’interactions humaines, dont le comportement non marchands ». Le prix fut également attribué à James Buchanan, en 1986, pour « ses développements des fondements contractuels et constitutionnels de la théorie de la prise de décision politique et économique ».