Problématique et plan

Cette thèse contextualise l’émergence et le développement de « l’impérialisme de l’économie ». Par conséquent, elle vise à étudier deux questions importantes. La première est de savoir pourquoi de telles analyses émergent dans les années 1950. Certains, tels Kristen R. Monroe (2001), conçoivent l’essor des théories économiques du politique comme une révolution scientifique au sens de Kuhn (1962). Le mouvement se serait développé en réponse aux insuffisances de la théorie politique, en particulier de l’approche behavioraliste (voir infra, chapitre I), développée dans les années 1950 et 1960. Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, cette lecture implique une notion de progrès scientifique qui peut être critiquée. Néanmoins, malgré ses limites, ainsi que d’autres (Monroe n’explique pas les raisons de l’émergence de ce phénomène et elle ne s’intéresse qu’aux analyses économiques du politique), cette hypothèse mérite d’être explorée du point de vue historique afin d’identifier les acteurs de ce changement, les raisons pour lesquelles l’approche existante ne donnait pas satisfaction et les mouvements institutionnels qui permirent l’essor de l’approche économique dans cette discipline. Nous devrons notamment comprendre en quoi ces théories se différenciaient des théories économiques, sociologiques ou politiques de l’époque. Un des objectifs de cette étude sera d’évaluer la description communément admise de l’évolution récente des frontières de la science économique, telle qu’elle est résumée par Monroe :

‘« Une grande partie de l’intensité émotionnelle entourant la croissance de la théorie du choix rationnel peut également être vue comme un phénomène normal du processus scientifique, plutôt qu’un phénomène particulier à la théorie du choix rationnel. Les théoriciens du choix rationnel furent pendant des années exclus du monde académique ; ils durent être particulièrement agressifs, littéralement enfoncer des portes pour gagner leur droit d’y figurer. Une fois qu’ils établirent un donjon, ils brandirent leur drapeau triomphalement » (Monroe, 2001, p. 156)27.’

La seconde question s’intéresse à l’évolution de la réception de ces travaux et de leur diffusion chez les économistes et les chercheurs des autres sciences sociales. Quand on interroge Becker ou Buchanan, ils laissent entendre que la réaction initiale à leurs travaux fut négative. Or, plusieurs décennies plus tard, ces auteurs sont portés aux nues. Comment expliquer que des théories délaissées, voire décriées, par la profession des économistes, ont pu encourager l’attribution du prix Nobel à certains de leurs tenants ? Au travers de cette évolution, c’est la pratique de la science économique qui se trouva transformée. D’une discipline caractérisée à la fois par son objet d’étude et par sa méthode, la science économique passa, dans les années 1980, à une discipline dont le caractère distinctif provenait uniquement de sa méthode. Comment les économistes furent-ils conduits à transformer leur manière de considérer la discipline et donc son champ d’analyse ? Il faudra identifier les raisons institutionnelles et historiques qui permettent de comprendre pareille évolution.

Dans ce travail, nous montrons que l’utilisation des outils de la microéconomie hors de ses frontières traditionnelles fut stimulée par l’émergence de questions « aux frontières » des sciences sociales. Celles-ci émergèrent d’une série de rapprochements successifs du politique, du social et de l’économique en conséquence du rôle changeant de l’État dans les activités économiques et sociales entre 1949 et 1992. L’histoire de l’élargissement des outils de la science économique est donc inextricablement liée à l’évolution de la discipline comme outil d’aide à la décision publique dans l’après-guerre. Nous montrons que l’émergence de ces questions « aux frontières » du politique, du social et de l’économique favorisa, par la suite, le franchissement des frontières disciplinaires par les économistes.

Par conséquent, le mouvement d’« impérialisme de l’économie » ne correspond donc pas à un objectif a priori, qui s’inscrirait dans l’application de la définition de Robbins (1932). Les définitions de la science économique, qui appuyèrent ce mouvement, dont certaines rappellent effectivement la définition de Robbins, peuvent se comprendre comme une volonté de donner un sens aux travaux passés. Ce mouvement correspond plutôt à une reconstruction a posteriori, une fois les élargissements de la discipline constatés.

Ces élargissements successifs s’accompagnèrent d’une pratique particulière de la science économique, qui, tout en s’érigeant en réaction vis-à-vis des pratiques précédentes, excluait également d’autres approches contemporaines. Nous montrons, par exemple, que la théorie du « choix public » peut se concevoir comme le fruit de la critique de l’économie du bien-être et de la théorie des finances publiques des années 1950, mais que sa conception de l’analyse du non-marchand exclut celle de Becker à la même époque.

L’histoire de l’élargissement de la science économique hors de ses frontières traditionnelles est donc marquée par les tensions qui opposèrent ses protagonistes. Ainsi, les motivations et, en conséquence, les approches de Becker, Buchanan, Olson ou Arrow, divergent. Pour preuve, le refus d’Arrow de se considérer comme un « impérialiste de l’économie ». Ces auteurs n’ont pas la même conception de l’ampleur de l’extension potentielle des outils de la microéconomie, ce qui renvoie à leur conception des domaines d’application des mécanismes de marché. À cet égard, certains théoriciens considèrent que la société se décompose en différents domaines. Pour Buchanan (1964), par exemple, la société est composée du domaine des échanges, qui inclut certains comportements politiques tels que la rédaction du contrat social ou de la constitution. Mais il reconnaît également un domaine politique propre, pour lequel le pouvoir remplace le marché comme outil d’analyse28. Bien que moins approfondie, cette scission est acceptée par d’autres encore, tels Arrow ou Solow, qui se rangent derrière l’idée que la science économique n’est applicable que dans l’un des sous-systèmes.

Tout en reconnaissant également divers domaines constituant autant de facteurs explicatifs des comportements humains (facteurs psychologiques, moraux, ou sociologiques), d’autres, tel Becker, furent progressivement conduits à penser que la société dans son ensemble peut s’analyser du point de vue d’une seule de ses composantes : l’économique. La science économique constituerait alors le cadre pertinent pour étudier n’importe quel comportement, qu’il ait lieu ou non sur le marché. Les mécanismes de marché seraient présents à un niveau plus fondamental, notamment grâce à la rationalité des agents et aux signaux donnés par les prix implicites29. Cette dernière représentation ne fut pas toujours présente. Les justifications du « tout économique » apparaissent principalement au milieu des années 1970.

Les rapprochements successifs du politique, du social, et de l’économique ne s’effectuèrent pas en un jour. Par conséquent, l’élargissement des frontières de la science économique ne fut ni instantané, ni uniforme. Dans ce travail, nous procéderons en trois temps afin de souligner trois phases importantes de ce mouvement.

Dans une première partie, nous nous penchons sur l’élargissement de la science économique au politique, représenté principalement par l’émergence des travaux associés à la théorie du « choix public ». Cette première forme d’élargissement se développa sous l’impulsion d’économistes opposés aux représentations traditionnelles de l’État dans la théorie du bien-être ou la théorie des finances publiques. Le contexte social était alors marqué par un élargissement du rôle de l’État, lequel s’accompagnait d’une extension du domaine politique, tel qu’il était perçu par les chercheurs. De là naquirent des questionnements aux frontières des sciences économique et politique, relatifs au choix collectif. Dans un contexte où l’on s’inquiétait d’une éventuelle « marche vers le socialisme », nous monterons comment les analyses économiques du politique apportèrent une réponse à la question de savoir quelle était la répartition optimale entre activités privées et activités publiques.

Dans une deuxième partie, nous étudions l’émergence des analyses économiques du social. Apparues dans les années 1950, ce n’est que dans les années 1960 que le milieu scientifique en reconnut l’intérêt. Nous montrons comment cette évolution peut se comprendre au vu de facteurs institutionnels, historiques et sociaux. Plus précisément, le contexte des années 1960 fut marqué par le développement des grandes politiques publiques pour lutter contre la pauvreté considérée comme facteur principal des autres problèmes sociaux. L’accent sur la pauvreté brouilla les frontières entre l’économique et le social, et s’accompagna du développement d’analyses économiques orientées vers la résolution des problèmes pratiques qui ébranlèrent les États-Unis dans les années 1960.

Dans une troisième partie, nous étudions le dernier stade de l’évolution de la pratique des économistes, marqué par la disparition progressive des barrières thématiques a priori. Nous montrons que la réintroduction de la famille dans ce qui composait le social aux yeux de la société et de ses dirigeants s’accompagna d’un rapprochement des frontières de la science économique et de la sociologie à partir de la décennie 1970. L’histoire de cette évolution constitue néanmoins un renversement par rapport aux deux précédentes. En effet, la réflexion des économistes sur le sujet de la famille portait une conception particulière de la science économique, définie principalement par ses outils. Cette conception émergea comme le fruit du regard réflexif des économistes à propos des évolutions récentes de leur discipline. Bien que l’analyse économique de la famille favorisa l’idée que les forces économiques étaient universelles, elle fut également le symbole de la puissance de l’« approche économique ».

Notes
27.

 « Much of the emotional intensity surrounding the growth of rational choice theory also can be seen as a normal part of science, rather than something peculiar to rational choice theory. Rational choice theorists were for years cut out of the Academy; they had to be particularly aggressive, metaphorically banging at the doors to gain entry. Once they established a bulkhead, they raised their flag triumphantly ».

28.

Pour Buchanan, la science politique est l’étude du système « de relations de coercition ou impliquant une coercition potentielle » (1964, p. 220).

« Politics is the study of the whole system of coercive or potentially coercive relationships ».

29.

Nous traduisons le terme « shadow price » par « prix implicite », c’est-à-dire le prix calculé d’un bien ou d’un service pour lequel il n’existe pas de marché.