Introduction de la Partie I

À propos de la place de l’État fédéral dans la société américaine, de nombreux commentateurs s’accordent à dire que la période de l’après-guerre représenta une certaine forme de continuité par rapport à celle du New Deal (voir, par exemple, Shafer, 1996). Les années 1930 avaient été marquées par de vastes plans de soutien de l’économie promulgués par l’administration Roosevelt. Le New Deal avait également proposé des mesures de sécurité sociale (par le Social Security Act de 1935) jusqu’ici inédites aux États-Unis. L’ampleur de l’intervention de l’État dans les affaires économiques et sociales avait suscité une levée de boucliers au sein d’une certaine frange de la population. Par exemple, la National Association of Manufacturers avait considéré que certaines mesures, trop radicales, violaient les valeurs américaines de liberté et de responsabilité individuelle (Trattner, 1994). De plus, l’intervention de l’État fédéral dans le contrôle de l’économie était telle que la Cour suprême des États-Unis se prononça contre certaines mesures prises en 1933, par exemple contre une partie du National Industrial Recovery Act etde l’Agricultural Adjustment Act, mais aussi contre le Guffey Snyder Act de 1935 (Peck & Swartz, 1990).

Pour de nombreux chercheurs, la Seconde Guerre mondiale fut un formidable moteur de la prospérité aux États-Unis. Durant cette période, l’économie ainsi que de nombreux pans de la société américaine passèrent sous le contrôle de la puissance publique. De plus, à partir de la fin des années 1930, la Cour suprême accepta progressivement l’élargissement du contrôle de l’État sur l’agriculture, les négociations collectives et la planification du développement régional (voir Peck & Swartz, 1990). Tandis que la planification économique du New Deal visait à limiter les dégâts de la crise des années 1930, la période de l’après-guerre fut marquée par l’idée de « planification pour la prospérité » (voir Klausen, 2002). Cette période rappelait pourtant celle du New Deal, dans la mesure où la menace représentée par l’URSS raviva l’opposition des points de vue concernant l’intervention de la puissance publique dans l’économie et, plus généralement, l’élargissement de son influence dans la société américaine.

Dans cette partie, nous montrons que le contexte historique et scientifique des années 1950 favorisa le développement de réponses nouvelles à ces débats, lesquelles eurent pour conséquence d’élargir le champ d’analyse de la science économique au politique. En particulier, nous montrons que cet élargissement s’effectua en réaction à la représentation de l’État par la science économique d’alors. Celle-ci lui confiait un rôle central dans le contrôle de l’économie, mais n’en conceptualisait pas le fonctionnement. Face à ces limites, certains économistes se penchèrent sur l’intégration des décisions publiques dans le cadre de la théorie économique et du modèle de l’intérêt personnel. En comparant les limites du fonctionnement du marché avec celles du processus de décision publique, ces contributions apportèrent des réponses à une question pressante aux yeux de nombreux auteurs : quelle est la juste répartition entre les activités privées et les activités publiques ? Pour ces économistes, ces limites étaient directement liées à la question de savoir si les décisions collectives pouvaient refléter les préférences individuelles, et, si oui, s’il existait des mécanismes le permettant. Notre analyse procède en deux étapes, suivant les deux parties de cette dernière question.

Dans le premier chapitre, nous étudions la réflexion des économistes sur la compatibilité entre les décisions individuelles et les décisions collectives à partir des années 1940. Nous montrons que le contexte de la fin des années 1940 et de la décennie 1950 provoqua l’élargissement du politique. Ces travaux faisaient du système de prix et du processus de vote deux modes de décision collective parfois substituables, parfois complémentaires, mais dont la comparaison encouragea la redéfinition des territoires entre science économique et science politique.

Dans le chapitre II, nous étudions l’émergence des théories positives du processus politique et de l’action collective de Becker, Downs, Olson et Tullock. Celles-ci furent l’occasion de montrer que le fonctionnement des institutions, compris du point de vue des agents maximisateurs, présentait des défaillances, engendrant des allocations de ressources sous-optimales. De ces productions théoriques ne se dégageait pas un avis univoque à propos de l’intervention de l’État. Par conséquent, elles apportaient un éclairage nouveau sur le débat concernant la légitimité de l’intervention publique.