I.1.2. La science économique et la place nouvelle de l’État

D’une certaine manière, les développements de la science économique américaine accompagnèrent ces évolutions du politique. Durant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux économistes avaient développé l’usage des statistiques et de la programmation linéaire afin de répondre à des problèmes militaires concernant l’allocation efficiente des ressources. Par exemple, Tjalling Koopmans s’intéressa à l’optimisation du système de transports de fret en tant que statisticien du Combined Shipping Adjustment Board à Washington entre 1942 et 1944. Les évolutions de ces méthodes mathématiques, notamment le développement de la programmation linéaire, s’accompagnèrent de l’idée que l’économie pouvait être contrôlée par la puissance publique, afin d’amener la société d’une situation à une autre. Cette idée fut explorée à cette époque dans les travaux de la Cowles Commission, que Koopmans rejoignit en 1944 et dont il devint directeur de recherches en 1948 (Weintraub, 1983, pp. 25-28).

Fondée par Alfred Cowles en 1932, la Cowles Commission avait initialement pour but de développer les liens entre la théorie économique, les statistiques et les mathématiques. Elle était, par ailleurs, appuyée par l’Econometric Society. Originairement basée à Colorado Springs, la commission se déplaça à Chicago en 1939 et y resta jusqu’en 1954, date à laquelle la commission déménagea à Yale. Durant les années d’après guerre, la commission fut une institution importante dans la promotion de l’économie mathématique. Au début des années 1950, la Cowles avait enrôlé des économistes mathématiciens tels que Arrow, Jacob Marschack, Trygve Haavelmo, Lawrence R. Klein, Oskar Lange (qui la quitta après la guerre pour retourner en Pologne), ou encore Herbert Simon (Weintraub, 1983, pp. 17-20, pp. 25-28).

Le programme de recherche de la Cowles était fondé sur l’idée centrale que l’économie pouvait se représenter comme un jeu d’équations simultanées (Christ, 1994). Cette conception permit de construire des modèles économétriques décrivant certains aspects des comportements économiques tels que le prix des denrées alimentaires ou la consommation agrégée. Les modèles étaient fondés principalement sur la théorie de l’équilibre général walrassien, que Hicks (1939), puis Samuelson (1941) avaient contribué à formaliser dans les termes de la théorie néoclassique des années 194032.

En juin 1949 la Cowles Commission organisa une conférence à Chicago sur la programmation linéaire, à laquelle participèrent un certain nombre d’économistes mathématiciens, mais également des statisticiens, des administrateurs et des militaires en charge d’analyses de planification. Les articles issus de cette conférence démontrèrent que le programme de recherche entrepris depuis les années de guerre avait pour but de formuler des recommandations de politiques économiques fondées sur l’allocation efficiente des ressources. Plus précisément, les quatre axes de recherches identifiés par Koopmans (1951) appuyaient de telles aspirations. Le premier axe était relatif aux développements de la programmation linéaire. Le deuxième était relatif au New Welfare Economics. Cette théorie s’était développée à la fin des années 1930 à l’initiative notamment de Nicholas Kaldor, Tibor Scitovsky ou encore Abram Bergson. Bergson avait notamment travaillé à la construction d’une fonction d’utilité sociale, tandis que Kaldor et Scitovsky s’étaient intéressés l’élaboration de critères de décisions permettant de choisir entre différents états possibles de la société et la distribution des revenus qui leurs correspondait33. Le troisième axe, dont l’intuition avait été amorcée par l’analyse input-output de Leontief et les tableaux du Bureau of Labor Statistics, était directement lié aux deux premiers, car il traitait des relations entre industries. Le quatrième axe, enfin, concernait les liens avec le think tank RAND Corporation, sur la conduite de la guerre et les problèmes d’allocation de ressources.

Les travaux d’Arrow et Gérard Debreu au début de la décennie 1950 allaient lier ces problématiques diverses. En effet, ils découvrirent les propriétés d’optimalité de l’équilibre concurrentiel, qui furent explicitées dans les deux théorèmes de l’économie du bien-être. 34 Ceux-ci permettaient de dissocier l’efficience de l’allocation des ressources avec la justice distributive. L’équilibre concurrentiel menait, certes, à un optimum de Pareto. Mais le deuxième théorème montrait que tout optimum de Pareto visé par les pouvoirs publics était atteignable par le mécanisme de marché, moyennant une redistribution forfaitaire des dotations initiales. Cet arsenal théorique offrait au planificateur un moyen puissant et scientifique de contrôler l’économie du pays. Cet accent sur la planification reflétait la conception qui s’était développée durant la guerre, qu’il était possible de contrôler rationnellement l’économie, comme l’avait démontré John K. Galbraith qui, au travers de son travail au sein du ministère de l’Agriculture, était parvenu à contrôler les prix des matières premières (Galbraith, 1983).

Dans l’Amérique d’après guerre, une conception similaire du rôle actif de la puissance publique dans l’orientation de l’économie imprégnait la théorie keynésienne. Paul A. Samuelson, mais également Klein, avaient été les artisans de la diffusion des idées keynésiennes chez les économistes aux États-Unis durant les années 1950, notamment. L’analyse keynésienne, ainsi que ses réinterprétations dans un cadre néoclassique, avait profondément bousculé la conceptualisation des rapports traditionnels entre décisions privées et décisions publiques. Puisque l’équilibre macroéconomique keynésien avait toutes les chances d’être inférieur au niveau de production assurant le plein emploi, un certain nombre de mesures de relance pouvaient être prescrites. Dès le manuel de Samuelson, Economics (1948), il était montré que l’intervention de l’État n’était pas nécessairement mauvaise. D’ailleurs, entre la première édition et les suivantes, Samuelson introduisit progressivement les enseignements de la théorie keynésienne.

Ajoutés à la recherche sur la concurrence imparfaite, développée en 1933 par Edward Chamberlin et Joan Robinson, l’idée que la régulation marchande ne menait pas forcément à l’optimum social était par conséquent largement répandue chez les économistes Anglo-saxons. Cette orientation reflétait le consensus institutionnalisé par le Council of Economic Advisers autour de l’intervention de l’État dans un but de régulation de l’activité économique (voir Backhouse, 2005).

Notes
32.

Weintraub (1983) souligne l’importance de Value and Capital de Hicks (1939) sur la pensée des membres de la Cowles Commission. Une interview de Arrow par Kelly (1987) le confirme. Le livre eut un retentissement immédiat chez les économistes : dès 1941, Samuelson avait analysé la statique comparative de l’équilibre général walrassien et formulé les conditions de sa stabilité dans son article « The Stability of Equilibrium : Comparative Statics and Dynamics », publié dans Econometrica.

33.

Kaldor formula notamment le principe de compensation, selon lequel on doit choisir l’état x à l’état y s’il existe un moyen de compenser les agents dans l’état x de telle sorte que chacun soit mieux loti. Autrement dit, on peut passer d’un état à un autre si les gagnants peuvent potentiellement dédommager les autres de telle sorte que chacun soit mieux loti. Scitovsky montra que selon ce principe, il pouvait y avoir des situations dans lesquelles l’état x et l’état y étaient simultanément préférés.

34.

 Voir l’article de Debreu (1951), « The Coefficient of Resource Utilization » publié dans Econometrica, et celui d’Arrow (1951), « An Extension of the Basic Theorems of Classical Welfare Economics », publiés dans les Proceedings of the second Berkeley symposium on mathematical statistics, édité par Jerzy Neyman. Notons par ailleurs qu’en 1954, Arrow et Debreu fournirent une démonstration de l’existence de l’équilibre général.