I.1.3. La science politique et la nouvelle place de l’État dans la société

Au sortir de la guerre, la science politique aspirait elle aussi à des méthodes correspondant aux nouveaux critères scientifiques développés lors de la Seconde Guerre mondiale. La guerre avait suscité un fort besoin en statistiques de la part des administrations publiques. Les sociologues et psychologues avaient joué un rôle clé dans le développement d’outils statistiques destinés à répondre à ces besoins, tels que les études de Paul F. Lazarsfeld, Samuel Stouffer, ou Louis Guttman, lorsqu’ils travaillèrent pour le Information and Education Division du War Department. Celles-ci révolutionnèrent la pratique de la sociologie en développant de nouveaux outils empiriques (Parsons & Barber, 1948).

Malgré ces évolutions méthodologiques, le cadre traditionnel dans lequel la science politique était inscrite depuis le début du siècle l’avait progressivement éloignée de la théorisation (Easton, 1953). La science politique était également critiquée pour son manque de lien avec les faits et l’inadéquation de ses postulats avec les observations issues des études conduites depuis l’entre-deux-guerres jusqu’à la fin des années 1940. Moins confrontée que d’autres disciplines à la montée des analyses quantitatives, la science politique suivit pourtant cette nouvelle tendance (Dahl, 1961)35.

De telles critiques débouchèrent sur une série de travaux formant le mouvement appelé « behavioralisme » durant la décennie 195036. Comme le rappelle David Truman, l’un des protagonistes de cette « révolution », le behavioralisme était l’expression des multiples aspects de l’insatisfaction des chercheurs vis-à-vis de la science politique d’alors (Baer, Jewell & Sigelman, 1991)37. « Cette impulsion était la seule chose réellement commune à un ensemble d’efforts plutôt variés » (Truman in : Baer et al., 1991)38. S’il fallait néanmoins définir le behavioralisme, il serait possible d’isoler deux caractéristiques. Tout d’abord, ces études se focalisaient sur le comportement politique et donc sur les relations entre les individus et le politique. Ensuite, une méthode rigoureuse, fondée sur les avancées des sciences sociales issues de la guerre, notamment le développement des méthodes d’enquêtes et des techniques quantitatives, permettait de tester les conclusions formulées. Selon Charles E. Lindblom (1997), deux grands mouvements peuvent être extraits du behavioralisme : les études purement théoriques, représentées, par exemple, par David Easton, et les études empiriques, représentées, par exemple, par Robert A. Dahl.

En particulier, les behavioralistes manifestèrent leur mécontentement envers la notion d’État, qui semblait ne plus coïncider avec la réalité des années 1950. En effet, le terme désignait une réalité trop étroite, excluant certains mécanismes fondamentaux de la vie politique. Par conséquent, le politique tel qu’il était perçu par ces chercheurs ne pouvait se limiter au seul État fédéral. Les politologues y substituèrent la notion de « processus politique » (voire notamment Easton 1953, ou encore Almond, 1966) ou celle de « gouvernement » (Almond, 1988 ; Mitchell, 1991). D’après Almond (1988), cet abandon du terme « État » se justifiait par la multiplication d’institutions autres que l’État, tels que les partis politiques, les médias de masse ou encore les groupes de pression, pouvant interférer sur la vie politique du pays. Ce développement s’était accentué fortement depuis la fin de la guerre.

Ces évolutions du politique étaient liées directement au contexte de Guerre Froide. Pour Mitchell (1991), les relations entre les politologues et l’État se transformèrent à partir de l’après-guerre, car l’un des nouveaux objectifs de la science politique était de se transformer en outil de « social engineering ». La Guerre Froide, accompagnée de la lutte intérieure contre la subversion posait de nouveaux problèmes à l’analyse de la démocratie. Comme l’affirma le New Comparative Politics Committee du Social Science Research Council dirigé par Almond, « dans les principaux pays de l’Europe de l’Ouest, de grandes parts de l’opinion publique apparaissent éloignées de l’Ouest, politiquement apathiques, ou recrutées activement par les communistes » (Almond, Cole & Macridis, 1955, p. 1045)39. Ainsi, le problème de la loyauté civique, et donc de la stabilité des régimes démocratiques, se posait en dehors du cadre de l’État au sens strict et devait se comprendre dans un cadre plus large regroupant l’opinion, les groupes de pression, etc. Certains pays, comme la France par exemple, présentaient un risque de basculement vers le communisme (ibid.). Pour les politologues et sociologues, la participation politique pouvait ainsi se révéler dangereuse, car les élections pouvaient mener à l’instauration de régimes autoritaires.

Les liens entre ces recherches et le contexte de Guerre Froide prenaient un caractère plus tangible au travers de collaborations directes entre certains centres de recherche interdisciplinaire (le Center for International Studies du MIT ou le Russian Research Center de Harvard) avec les autorités américaines telles que le Department of State, la CIA ou encore le FBI. En effet, les recherches effectuées par les politologues et sociologues sur les diverses composantes du système politique et social – ccomme la culture des populations des pays émergents, les caractéristiques fondamentales des démocraties occidentales, les caractéristiques psychologiques des émigrés soviétiques en Allemagne, ou encore le profil psychologique des électeurs communistes aux États-Unis et à l’étranger – constituaient d’importantes sources de renseignement (voir Diamond, 1992, ou encore Gilman, 2007). Les inquiétudes qui menèrent au développement du behavioralisme ne concernaient donc pas uniquement les questions de loyauté civique au sein des régimes démocratiques, mais également les problèmes d’instabilité politique des pays du tiers monde40.

Malgré la volonté d’Almond de définir précisément le système politique, le basculement de l’objet de la science politique vers le système politique impliquait d’élargir les frontières de la discipline, en y incluant certains phénomènes étudiés par d’autres sciences telles que la sociologie, la science économique, la psychologie, ou encore les statistiques. Cet élargissement était alors virtuellement illimité : le système politique pouvait comprendre n’importe quel type d’expression collective de la part de groupes institutionnels aussi diversifiés que les églises, les regroupements d’entreprises, les syndicats, etc. (Mitchell, 1991).

Avec la collaboration de sociologues, se développèrent les « mass studies », les analyses d’opinions publiques, qui permirent d’approfondir l’étude des diverses composantes du système politique. Ces développements trouvèrent chez Parsons un soubassement théorique (voir, entre autres, Gilman, 2007). En effet, son approche mettait l’accent sur les valeurs partagées dans la société, lesquelles permettaient d’assurer la stabilité du système41. Ainsi, de nombreux behavioralistes basèrent implicitement leurs études empiriques sur le cadre d’analyse fonctionnaliste. Si la participation (ou la non participation) de la population au processus politique pouvait présenter un danger pour la stabilité des démocraties, les politologues, comme Gabriel Almond et Sidney Verba, en concluaient que la société devait véhiculer un certain nombre de valeurs assurant la stabilité politique (voir leur livre The Civic Culture de 1963 ; voir aussi Barry, 1970). Ainsi, durant les années 1950 et 1960, le behavioralisme constituait une réponse aux inquiétudes soulevées par la participation démocratique et, plus généralement, le processus politique42.

À la recherche d’un renouveau méthodologique au début des années 1950, Easton (1953) se posa la question de l’usage de la théorie économique pour conceptualiser ces relations. Cependant, il rejeta cette option, lui préférant l’analyse des systèmes qu’il jugeait plus appropriée à l’étude de cette nouvelle forme de processus politique. Néanmoins, au travers de l’élargissement de l’objet de la science politique, des questionnements similaires aux deux disciplines apparurent, liées notamment aux politiques économiques. Remarquant les points de contact entre les champs de la science économique et de la science politique, Dahl et Lindblom (1953) proposèrent une approche interdisciplinaire dans le but de planifier les politiques économiques. La collaboration était personnifiée par les parcours respectifs de Dahl et Lindblom. Lindblom était un économiste de formation, docteur de l’université de Chicago, où il avait soutenu sa thèse sous la direction de Frank Knight. Dahl était un politologue de Yale, et comme nous l’avons vu, un des précurseurs du mouvement behavioraliste en sciences politiques. Les deux s’étaient rencontrés à Yale et, avec certains de leurs collègues, marquèrent l’histoire de la science politique dans les années 1960 (Merelman, 2003). Pour ces auteurs, l’influence croissante de la puissance publique dans les affaires économiques et sociales rapprochait les centres d’intérêt des sciences économique, politique et de la sociologie. En effet, dans le cadre d’une économie mixte, le vote, la négociation, le système de marché, et la hiérarchie, étaient des modes de décision collective parfois substituables, parfois complémentaires.

Notes
35.

 Par exemple, Dahl écrit que « de ce point de vue, l’approche behaviorale est une tentative d’améliorer notre compréhension de la politique en cherchant à expliquer les aspects empiriques de la vie politique par le recours à des méthodes, des théories, et des critères de preuve qui soient acceptables au regard des canons, conventions et postulats de la science empirique moderne », (1961, p. 767). « In this view the behavioral approach is an attempt to improve our understanding of politics by seeking to explain the empirical aspects of political life by means of methods, theories, and criteria of proof that are acceptable according to the canons, conventions and assumptions of modern empirical science. ».

36.

En 1949, V.O. Key Jr organisa un comité sur le comportement politique au sein du Social Science Research Council dans le but de développer la théorie et les outils empiriques et de parfaire l’étude scientifique du processus politique. V.O. Key fut l’un des personnages emblématiques du behavioralisme, et son comité fut un soutien important de cette approche. L’article de Dahl (1961) offre un compte rendu des origines et de l’émergence du mouvement behavioraliste.

37.

 L’hétérogénéité du behavioralisme pose la question de savoir s’il constitua une véritable révolution scientifique au sens de Kuhn (voir, par exemple, Gunnell, 2004). Néanmoins, le terme « révolution behaviorale » est amplement utilisé dans la littérature pour qualifier la volonté de rupture que ces travaux affichèrent.

38.

« That impulse was the only thing that was in common among really a quite diverse series of efforts ».

39.

« Large bodies of opinion appear to be alienated from the West, politically apathetic, or actively recruited to Communism ».

40.

D’après Gilman (2007), le Center for International Studies fut constitué en 1952 à partir d’un financement de la CIA. Il s’inscrivait dans le prolongement du « Project Troy », lequel avait pour but d’analyser le fonctionnement de la société soviétique. Au sein de ce centre figuraient l’économiste Walter Rostow ou le politilogue Lucian Pye. Les études concernaient tant le système soviétique que la société américaine, avec pour objectif final de proposer des solutions pour le développement des pays émergents. Pye avait étudié avec Almond à Yale avant de rejoindre le centre en 1956. Il travailla notamment sur l’attrait du communisme (en Malaisie péninsulaire), un thème qui avait été étudié par Almond en 1954 dans le cadre de la société américaine dans The Appeals of Communism. Par ailleurs, Almond et Pye furent parmi les principaux artisans de l’élargissement de la science politique comparative à l’étude des pays étrangers (ibid.).

41.

Parsons devint un sociologue proéminent suite à la publication de The Structure of Social Action en 1937, mais aussi de The Social System en 1951. Il fut l’auteur emblématique du fonctionnalisme, courant de pensée qui considère que la société est analogue à un organisme. Le point central de l’analyse concerne la stabilité des sociétés, permise par l’adaptation et l’intériorisation de normes et de valeurs.

42.

Pour de nombreux commentateurs, bien que la recherche behavioraliste se proclamait scientifiquement neutre, elle produisit un puissant discours de légitimation des institutions politiques américaines (voir Lindblom, 1997 ; Merelman, 2004 ou encore Gilman, 2007).