I.1.4. L’État comme obstacle aux libertés individuelles et à la démocratie

L’évolution du rôle de l’État dans la société n’avait pas seulement suscité l’inquiétude des politologues et des sociologues quant aux menaces pesant sur la démocratie américaine. Elle suscita une inquiétude plus diffuse dans la société et dans la sphère politique, mais également dans le milieu académique. L’inquiétude n’était pas nouvelle. Dès l’instauration du New Deal dans les années 1930, l’intervention de l’État avait suscité une levée de boucliers chez les conservateurs. Dans l’Amérique de la Guerre Froide, le spectre du communisme avait attisé ces suspicions.Bien qu’il ne constitue pas un exemple représentatif de l’accueil des idées keynésiennes aux États-Unis, la réception du manuel de Lorie Tarshis, The Elements of Economics (1947), donne un exemple de la réticence de certains à l’égard de l’intervention de l’État. Le livre, qui incorporait une interprétation de la Théorie Générale, suscita une levée de boucliers. Une critique sévère de Rose Lane distribuée à de nombreux administratifs de facultés, sénateurs et autres membres du Congrès, eut pour conséquence de faire chuter drastiquement ses ventes (Colander & Landreth, 1996). En 1951, l’ouvrage de William Buckley, God and Man at Yale, s’attaqua directement l’analyse de Tarshis, prétendant que celle-ci était d’inspiration communiste.

En 1950, un numéro spécial des Annals of the Academy of Political Science fut consacré aux liens entre la notion de liberté et la montée en puissance de l’État. En citant un rapport remis au Congressional Joint Committee On the Economic Report (pour le compte du Council of Economic Advisers) qui déclarait que l’économie des États-Unis n’était plus libre ni concurrentielle, le sénateur de Virginie Harry F. Byrd (1950) reconnaissait également que les États-Unis se positionnaient à la croisée des chemins entre le socialisme et le système de libre entreprise. Pour le président de la Farm Bureau Association, Alan B. Kline (1950), le contrôle des prix dans le secteur agricole menaçait symboliquement le droit à une juste rémunération, symbole du credo américain fondé sur la libre concurrence et la recherche des meilleures opportunités, qui se concentrait sur l’habileté avec laquelle le fermier gère ses affaires. Le système de contrôle était illustré par le plan Brannan, qui faisait partie du Fair Deal de Truman, et qui avait pour but de garantir les revenus des agriculteurs tandis que le prix des denrées resterait fixé par le marché. Ainsi, même si la nouvelle mission de l’État de garantir la stabilité économique, la croissance et le bien-être général était communément admise, certains, tels que le Sénateur de l’Illinois et ancien président de l’American Economic Association Paul H. Douglas (1950) se posaient la question de savoir dans quelles mesures l’État y arriverait mieux que les agents privés.

Comme l’avait fait remarquer Schumpeter à New York le 30 décembre 1949, à l’occasion de son allocution présidentielle devant les membres de l’American Economic Association, les récentes évolutions du capitalisme faisaient ainsi penser à une « marche vers le socialisme » (titre de son discours, publié l’année suivante dans l’American Economic Review). Parmi celles-ci, l’auteur citait notamment : le développement des politiques de stabilisation de l’activité économique, le développement de taxes redistributives pour une meilleure répartition des revenus, la régulation de diverses activités, le contrôle de l’État sur le marché du travail et le marché de la monnaie, le développement de désirs et besoins que l’État lui-même pouvait satisfaire gratuitement, et enfin les législations sur la sécurité. Schumpeter illustra d’ailleurs l’inquiétude que pouvait générer ce contrôle accru de l’État dans la vie économique chez certains économistes : « [j]e crois qu’il existe une montagne en Suisse sur laquelle des congrès d’économistes se sont tenus, et qui ont exprimé leur désapprobation totale de la plupart de ces choses. Mais ces anathèmes n’ont même pas provoquées d’attaque » (Schumpeter, 1950, p. 449)43.

En effet, ces évolutions n’avaient pas échappé aux critiques d’un grand nombre de penseurs libéraux. La création de la Société du Mont-Pèlerin en était une illustration. À cette même période, Friedrich Hayek s’appuyait sur le Volker Fund pour faire venir Aaron Director à Chicago dans le cadre du projet « Free Market Study », dont l’un des objectifs était la rédaction de l’équivalent américain de La Route de la Servitude (Mirowski & Van Horn, 2005)44. Plus particulièrement, le projet avait pour but de stimuler le renouveau d’une pensée libérale aux États-Unis, et identifiait deux ennemis de l’ajustement libre des marchés : le monopole et la régulation publique (ibid.). L’opposition à l’intervention de l’État fut également relayée dans les colonnes économiques de Newsweek, dont le philosophe Henry Hazlitt avait la charge de 1946 à 1966. Bien entendu, Hazlitt était connu pour ses positions libérales, lorsqu’il écrivait auparavant pour le New York Times (il avait pu faire intervenir Ludwig von Mises dans les colonnes du quotidien). Néanmoins, l’intérêt porté par les éditeurs de Newsweek pour de telles opinions implique que celles-ci se faisaient l’écho de la réticence d’une certaine frange de la population vis-à-vis de l’intervention publique d’après guerre45.

Parmi les zones d’influence nouvelles de l’État figurait la recherche scientifique. Alors qu’aux États-Unis elle était historiquement financée sur des fonds privés, l’État devint au sortir de la guerre un formidable pourvoyeur de fonds. Les liens entre les chercheurs et l’État s’étaient déjà resserrés sous le New Deal, une tendance qui fut fortement renforcée durant la Seconde Guerre mondiale, alors que la plupart des chercheurs contribuèrent à l’effort de guerre au sein d’agences gouvernementale et militaire. C’est dans ce cadre que de nouveaux outils analytiques tels que la programmation linéaire ou la théorie des jeux avaient vu le jour (Bernstein, 2001).

L’émergence de la Guerre Froide, ainsi que le développement du complexe militaro-industriel, suscita chez les dirigeants politiques un vif intérêt pour la recherche scientifique. Auditionné par le Sénat dans le cadre du 79e Congrès, tenu du 3 janvier 1945 au 3 janvier 1947, Vannevar Bush fut l’un des acteurs de ce développement, en devenant le premier conseiller du président en matière scientifique (Piore & Kriedler, 1960)46. À l’issue de ce congrès, de nouvelles agences fédérales furent créées pour développer les liens entre l’État et la recherche scientifique : l’Atomic Energy Commission, l’Office of Naval Research, et bien évidemment la National Science Foundation. Certaines étaient des extensions d’agences crées en temps de guerre, telles que l’Office of Scientific Research and Development, ou encore le National Defense Research (Piore & Kriedler, 1960).

Président de l’Université de Chicago jusqu’en 1945, puis doyen jusqu’en 1951, Robert Hutchins prévoyait qu’à terme, le gouvernement serait le principal pourvoyeur de fond de l’Université de Chicago (Mirowski & Van Horn, 2005). Les financements publics étant perçus comme une menace pesant sur la liberté de penser, il accueillit favorablement le financement de la « Free Market Study » par le Volker Fund, organisme indépendant du pouvoir public. Cette réticence n’était pas unique à l’Université de Chicago. Depuis leur rôle dans l’effort de Guerre durant les années 1940, les chercheurs n’avaient plus uniquement pour raison d’être d’augmenter le stock des connaissances, mais aussi d’apporter une réponse à des problèmes précis de politique publique (Whitney, 1960). Pour Vincent Whitney (1960), la recherche sponsorisée par le gouvernement affectait le travail du chercheur, désormais obligé de quitter le rôle du scientifique désintéressé pour être absorbé par le mécanisme bureaucratique. Par conséquent, la place grandissante de l’État dans la recherche fut pour les chercheurs une illustration directe de la menace qu’il pouvait représenter pour les libertés individuelles. De plus, l’inquiétude portait également sur les inefficiences inhérentes au processus bureaucratique ainsi que sur l’éventuelle démesure des financements des sciences dures et appliquées aux dépens des sciences sociales (ibid.).

Les inquiétudes des chercheurs concernant leurs pertes de liberté universitaire se renforcèrent à mesure que la lutte anticommuniste se développait, symbolisée par les auditions du sénateur Joseph McCarthy lors de la première moitié des années 1950 (voir aussi Schrecker, 1986). Les auditions n’étaient pourtant que la partie visible du phénomène. Basé sur des documents issus des archives du FBI ainsi que de certaines universités dont Harvard, Sigmund Diamond (1992) montre comment certains présidents d’université mirent en place une coopération discrète entre l’université et le FBI, afin de fournir des information concernant les activités politiques des chercheurs, des étudiants, ou des diverses institutions composant les campus universitaires. Cette étroite collaboration entre le FBI, le Department of State et l’université eut des répercussions sur la liberté académique de certains chercheurs. Diamond prend l’exemple de Clyde Kluckhohn, anthropologue de Harvard. Sous le joug d’une enquête du FBI, il fut mené à se justifier de sa loyauté envers les États-Unis. Cette menace eût des conséquences sur sa recherche car, en tant que directeur du Russian Research Center, Klukhohn orienta la recherche du centre selon les besoins du Department of State (voir Diamond, 1992, pp. 50-59).

À l’orée de la Guerre Froide, un sentiment paradoxal pouvait animer les esprits. D’un côté, les souvenirs de la Grande Dépression n’étaient pas complètement éteints, alimentant une certaine méfiance envers l’idée d’un marché non régulé. De plus, la Seconde Guerre mondiale avait prouvé qu’il était possible de contrôler les prix, la production et la croissance sur la base d’avancées scientifiques. D’un autre côté, la place grandissante de la puissance publique provoquait un sentiment de méfiance, à mesure que les dérives totalitaires étaient portées à la connaissance du public et relayée par la position clairement anticommuniste des États-Unis sur la scène internationale. Des voix s’élevaient contre la menace de forte concentration des entreprises, qui renforçait leur pouvoir sur la population et leur influence politique, contribuant à générer des distorsions dans l’allocation des ressources. Ainsi, coexistaient l’idée héritée de la guerre, qu’il fallait contrôler le secteur privé et l’idée qu’un État tentaculaire présentait des dangers. Les recherches en sciences économiques au sortir de la guerre illustraient ce premier aspect, en représentant les pouvoirs publics comme le garant d’une efficacité économique inatteignable par le seul jeu du marché. La révolution behaviorale en sciences politiques illustra le second, représentant une certaine méfiance à l’encontre de la transformation du politique, et, en conséquence, se développa progressivement en un mouvement scientifique de défense de la démocratie. De manière intéressante, la nécessité d’élargir les centres d’intérêts des politologues au-delà des limites de la notion d’État, vers l’étude du « processus politique », stimula le traitement de questions situées aux frontières entre la science économique et la science politique. En particulier, comme le démontrent les travaux de Dahl et Lindblom, l’intérêt porté à l’analyse des choix collectifs permit de mettre en relation différents processus comme le vote et le marché. À cette époque, certains économistes s’intéressèrent également à un tel travail aux frontières de la science économique et politique.

Notes
43.

« I believe that there is a mountain in Switzerland on which congresses of economists have been held which have expressed disapproval of all or most of these things. But these anathema have not even provoked attack » (Schumpeter, 1950, p. 449). Schumpeter fait évidemment référence à la Société du Mont Pèlerin, dont la première conférence se tint en 1947.

44.

Mirowski montre que ce projet aboutit finalement au livre de Friedman, Capitalism and Freedom (1962a).

45.

 Hazlitt intervenait également dans le journal The Freeman : Ideas on Liberty, consacré à la promotion des idées libérales.

46.

Vannevar Bush (1890-1974) était un ingénieur américain connu pour avoir travaillé sur la bombe atomique.