I.2.1. Incursions aux frontières de la science économique

Né en 1919 à Murfreesboro, Tennessee, Buchanan fit ses études de premier cycle au Tennessee State College, Vanderbilt University étant devenue inabordable suivant la dépression économique des années 30. Il reçut par la suite une bourse pour étudier à l’Université du Tennessee où il obtint son Master. À la fin de l’année 1945, Buchanan décida de quitter l’armée et profita du G.I. Bill pour entrer à l’université de Chicago. Parmi les économistes présents au département d’économie, Frank H. Knight exerça la plus forte influence sur lui. De son aveu même, Buchanan changea d’orientation politique au contact de Knight. En moins de six mois, il passa de la défense du socialisme à celle de la libre concurrence (Buchanan, 1992). Sa thèse de doctorat, soutenue en 1948, concernait la question des finances publiques. Durant l’été 1948, Buchanan découvrit la thèse de Knut Wicksell (1896) à la bibliothèque de l’université de Chicago. L’ouvrage, n’ayant pas été traduit, était resté pratiquement inconnu jusqu’alors. Buchanan, y trouva des pistes de recherches intéressantes qui lui permirent de formuler sa critique de la conception de l’État propre à la théorie des finances publiques.

Cette vision transparaissait déjà dans l’article « The Pure Theory of Government Finance : A Suggested Approach », publié en 1949 dans le Journal of Political Economy. Buchanan s’attaquait directement à la représentation de l’État dans la théorie du bien-être de l’époque (qu’il qualifia de conception « organiste »), laquelle représentait l’État comme une entité distincte du reste des agents. Cette conception s’opposait à une représentation de l’État comme la simple somme des intérêts individuels. Dans le premier cas, la volonté individuelle était fondue dans la volonté générale, elle-même représentée par une fonction d’utilité sociale à maximiser ; dans le second, la volonté individuelle pouvait entrer en conflit avec les décisions collectives, comme le décrivait la théorie des biens collectifs.

Le problème soulevé par Buchanan était que ces deux conceptions nourrissaient divers aspects du problème général des finances publiques, rendant la représentation de l’État dans cette sous-discipline incohérente. La théorie du budget était imprégnée de conception organiste, tandis que la théorie décrivant la distribution de la charge fiscale était la plupart du temps imprégnée d’une conception individualiste (Buchanan, 1949). L’approche organiste posait problème car elle n’était que de peu d’utilité dans les débats de politique publique. Les notions employées étaient trop « vagues » pour offrir un guide utile aux autorités publiques. Dans l’approche individualiste, la relation liant les individus à l’État était de type « donnant-donnant », introduisant la possibilité d’une comparaison entre les coûts et les bénéfices liés à la participation des individus dans la décision collective. Pour Buchanan, l’orthodoxie économique d’alors s’opposait à l’étude des bénéfices spécifiques qu’un individu pourrait retirer de sa participation à l’action de l’État. Cette opposition était de nature éthique47. Par conséquent, l’approche individualiste de la fiscalité supposait jusqu’ici que la redistribution de la charge fiscale était hors de son domaine d’analyse. Dès lors, on supposait que « toutes les taxes n’étaient que des éléments à soustraire du revenu social » sans jamais qu’il soit possible d’en bénéficier. Cette approche était déjà critiquée dans la thèse de Wicksell. Se fondant sur De Viti De Marco, Buchanan affirmait que l’approche individualiste devait confronter les bénéfices et les coûts de l’action collective (Buchanan, 1949, 1992)48. Ainsi, la relation au politique pouvait se comprendre comme un calcul économique individuel. Ce fut un premier élément vers l’introduction de la notion d’échange en politique, qui fut plus tard le point central de la contribution de Buchanan à l’analyse économique.

En tentant d’élargir le domaine d’analyse de la théorie fiscale individualiste, Buchanan élargissait les questionnements possibles sur la notion d’État. Celui-ci était alors dilué dans une problématique plus large de décision collective et de fourniture de biens et services publics. L’approfondissement d’une telle approche passait donc par une étude systématique du choix collectif et de sa compatibilité avec les préférences individuelles, question qui dépassait nécessairement le cadre de la théorie économique des finances publiques telle qu’elle était alors pensée.

Le problème interdisciplinaire posé par Buchanan avait émergé d’une critique portée à la théorie du bien-être. De manière intéressante, un premier élément de réponse théorique provint précisément de l’un des membres de la Cowles Commission, Arrow, qui se heurta également aux limites des représentations du choix collectif de la théorie économique d’alors. Né en 1921, Arrow avait fait ses études de premier cycle au City College de New York, où il assista notamment à une série de cours sur les relations binaires délivrés par le logicien Alfred Tarski (Kelly, 1987). Arrow renforça sa connaissance des mathématiques de Tarski lorsque ce dernier lui demanda de vérifier l’exactitude des démonstrations présentes dans la traduction de son manuel, Introduction to Logic (1941). Arrow partit ensuite pour Columbia en 1940 afin de poursuivre ses études de mathématiques et statistiques. Les statistiques n’étant pas enseignées au sein d’un cursus propre, son intérêt se porta pour le cursus de sciences économiques. En 1941, les cours d’Harold Hotelling introduisirent Arrow aux questions économiques. Arrow se souvient qu’Hotelling exerça une influence intellectuelle non négligeable sur lui (voir chapitre II, infra). Hotelling acheva de le détourner définitivement des mathématiques en lui trouvant les financements pour une thèse de sciences économiques (Kelly, 1987).

Suivant les recommandations d’Abraham Wald, la Cowles Commission recruta Arrow pour travailler sur des problèmes d’estimation économétrique (Kelly, 1987). Il était alors à la recherche d’un sujet de thèse, et passa une bonne partie de l’année 1947-1948 à se familiariser avec le programme de recherches de la Cowles, en participant aux discussions et aux conférences. Toutefois, il ne produisit rien de substantiel avant l’été 1948. Il avait considéré un temps centrer sa thèse autour de Value and Capital, mais abandonna le sujet (ibid.).

L’été 1948, Arrow fit un stage d’été au centre de recherches RAND Corporation, basé à Santa Monica49. L’organisme avait été fondé en 1946 par l’United States Air Force et Douglas Aircraft dans le but de maintenir l’effervescence scientifique qui avait fait des États-Unis un pays leader lors de la Seconde Guerre mondiale. En 1948, RAND gagna un statut d’organisme de recherche autonome à but non-lucratif, date qui marqua également l’entrée des financements de la Ford Foundation (Amadae, 2003, pp. 33-47). RAND était un centre promouvant l’interdisciplinarité dans le but de conseiller les décisions stratégiques, l’élaboration des budgets militaires ainsi que la conception de l’armement. Très vite, RAND devint le principal think tank impliqué dans les problématiques liées à la guerre froide aux États-Unis. Pour satisfaire ses objectifs, l’interdisciplinarité était tournée vers les mathématiques, la théorie des jeux (émergente), la théorie du choix rationnel et l’analyse des systèmes (Jardini, 1996)50. Arrow n’était pas le seul économiste de la Cowles à entretenir des liens avec RAND à cette époque, car les deux institutions partageaient un intérêt pour la programmation linéaire.

Dans le cadre de son stage, Arrow devait estimer mathématiquement la fonction d’utilité de l’URSS, afin d’aider à l’élaboration de stratégies militaires dans le cadre de jeux à somme nulle représentant d’éventuels conflits nucléaires (Amadae, 2003, pp. 102-104). Le problème des analystes de RAND était qu’ils considéraient des relations entre deux pays, tandis que la théorie des jeux de von Neumann et Morgenstern considérait des utilités individuelles (Kelly, 1987). Pour Arrow, la solution résidait dans la construction d’une fonction d’utilité collective, suivant les travaux d’Abram Bergson. Le philosophe Olaf Olmer qui supervisait le travail d’Arrow à RAND, lui demanda alors de rédiger un rapport sur ce problème, afin de familiariser les autres analystes de RAND (principalement des mathématiciens) avec cette approche (ibid.).

Ce problème le mena à se poser une question bien plus générale : comment concilier les choix individuels et le choix collectif ? La version initiale de son fameux théorème d’impossibilité fut formulée dans le rapport RM-291 du 28 juillet 1949, écrit à l’occasion de son deuxième stage d’été qui lui valut par la suite d’être intégré à RAND51. Arrow poursuivit ses recherches dans le cadre de la Cowles Commission et produisit un mémorandum en 1949 intitulé « Social Choice and Individual Values » qui servit de fondement à son article de 1950, « A Difficulty in the Concept of Social Welfare » (ainsi d’ailleurs qu’à son livre du même nom de 1951, voir infra).

Tout comme Buchanan, Arrow pointait du doigt les limites de la théorie du bien-être développée par Samuelson, Kaldor, Bergson ou encore Scitovsky. Arrow identifiait le problème central comme celui de la possibilité d’obtenir un maximum social à partir des préférences individuelles. Pour Arrow, derrière l’obtention de ce maximum social se cachait le problème du mode de décision, problème qui n’avait jamais vraiment été développé. Dans les démocraties occidentales, les décisions collectives étaient obtenues par le marché lorsqu’il s’agissait de choix économiques et par le vote lorsqu’il s’agissait de choix politiques. Or, les démocraties de l’époque (et notamment des démocraties européennes) étaient caractérisées par un système d’économie mixte, dans lequel l’État tenait une place prépondérante.

Le vote et le marché se plaçaient comme deux modes alternatifs de détermination d’une décision collective par la confrontation des préférences individuelles. Cette orientation plaçait ainsi les questionnements issus de la théorie du bien-être aux frontières avec ceux de la science politique, elle-même intéressée par le problème de l’agrégation des préférences individuelles et l’obtention d’un maximum social (que l’on pourrait appeler « bien commun » ou « volonté générale »). Arrow, qui s’intéressait au moyen d’obtenir une décision collective optimale en général, ne fit alors plus de différence entre le marché et le vote. Cet accent sur la similarité des processus est encore plus flagrant dans le livre de 195152.

Son point de départ était le paradoxe du vote, connu aussi sous le nom de « paradoxe de Condorcet ». Arrow se situait dans la logique du mouvement du New Welfare Economics des années 1940 qui avait mis de côté la possibilité de comparaisons interpersonnelles d’utilité. Les questions qui se posaient étaient alors de savoir comment choisir un état qui satisfasse tout les agents et comment organiser la politique de redistribution des dotations initiales pour y parvenir ? Si l’on considère deux individus ayant le choix entre trois possibilités, il est possible que le choix de la communauté, se fondant sur la règle de la majorité simple, ne reflète pas les préférences individuelles. Dans un tel cas, le choix collectif violerait la transitivité des choix individuels. L’agrégation des préférences dans la théorie économique posait le même type de problème. Soulevant la contradiction de Scitovsky (voir supra), Arrow écrivait que « tout comme dans le cas d’un vote majoritaire, cette méthode d’agrégation des préférences individuelles peut mener à un type de choix social qui ne soit pas un ordre linéaire d’issues collectives » (Arrow, 1950, p. 330)53.

Le vote majoritaire ainsi que le principe de compensation étaient donc des moyens insatisfaisants d’obtenir un optimum collectif. C’est pourquoi Arrow se posa la question se savoir s’il pouvait exister une telle procédure et si oui, sous quelles conditions ? Pour résoudre ce problème général, Arrow employa donc une méthode fondée sur les relations binaires54. Chaque individu est confronté à un ensemble de situations alternatives et doit ordonner celles-ci rationnellement, c'est-à-dire en respectant la transitivité. Arrow ne considérait pas uniquement les choix de consommation fondés sur les préférences, mais également les valeurs des individus ainsi que leurs jugements sur les différents états possibles à ordonner. Face à cet ordre, Arrow opposait une fonction de bien-être social prenant la forme d’un ordre particulier. L’utilité n’avait pas besoin d’être mesurable, il suffisait qu’il existe une relation ordonnée entre les différents états possibles. Arrow rejetait l’idée d’un « bien commun » indépendant des préférences individuelles. Cette caractéristique du bien commun servait ainsi de « justification de la démocratie ainsi que du laissez-faire économique, ou du moins d’un système économique impliquant le libre choix des biens par les consommateurs et des métiers par les travailleurs » (Arrow, 1950, p. 335)55.

Dans l’article de 1950, Arrow limita son « théorème de possibilité » à une société faite de deux individus devant choisir entre trois états possibles. Il concluait :

‘« S’il n’y a pas d’hypothèses préalables concernant la nature des ordres individuels, il n’existe pas de méthode de vote qui permettrait de supprimer le paradoxe du vote […] que ce soit la pluralité des votes ou tout autre schéma de représentation proportionnelle, aussi complexe soit-il. Réciproquement, le mécanisme de marché ne crée pas de choix social rationnel » (Arrow, 1950, p. 342)56. ’

Ainsi, sous certaines conditions compatibles avec la société démocratique, si l’on se refusait à toute comparaison interpersonnelle d’utilité, la science économique ainsi que la science politique étaient confrontées à l’impossibilité de formuler un choix collectif compatible avec les préférences individuelles.

Indépendamment des controverses qu’Arrow suscita chez les théoriciens du bien-être, le principal mérite de son approche fut de montrer en quoi les questionnements de la science économique d’après-guerre abordèrent un domaine frontalier à celui des sciences politiques. L’article fut quasiment intégralement incorporé dans un travail plus général qui fut publié en 1951 sous le titre Social Choice and Individual Values. Arrow y généralisait son théorème à n choix possibles et n agents. Citant Zassenhaus (1934), il confirmait l’idée qu’une économie planifiée pouvait s’interpréter comme le résultat du remplacement du marché par le pouvoir politique.

Arrow, tout comme Buchanan, rattachait le vote au problème économique de la détermination des biens collectifs. Se référant à Howard R. Bowen (1943), l’enjeu des biens publics résidait dans l’estimation des taux marginaux de substitutions individuels, qui impliquait de mesurer les préférences pour des biens qui, parce qu’ils ne sont pas privatifs, ne peuvent être soumis au choix traditionnel du consommateur. La solution de Bowen était de recourir à un processus de vote à majorité simple, et d’en analyser les résultats (Bowen, 1943). Bien que reconnaissant que le vote était imparfait, l’article de Bowen utilisait un mécanisme politique pour tenter de répondre à un problème économique57.

Social Choice and Individual Values constituait une nouvelle base de réflexion sur la question des représentations du choix collectif et du politique. La réception de l’ouvrage de William Baumol, Welfare Economics and the Theory of State (1952) est une illustration de l’influence des travaux d’Arrow dans l’évolution des questionnements des économistes sur ces sujets à cette époque. Le livre de Baumol était une récriture de sa thèse soutenue à Londres en 1949, et la simple mention d’une « théorie de l’État » dans le titre démontrait l’interdisciplinarité des questionnements. Baumol tentait de répondre à la question de savoir dans quelle mesure la recherche rationnelle de l’intérêt individuel contribuait au bien-être collectif, question qui intéressait tant les politologues que les économistes (Pfouts, 1953). Or en 1953, certains spécialistes comme Melvin Reder considéraient que la théorie de Baumol était incomplète. Le livre ne prenait pas en compte les contributions récentes notamment celles d’Arrow (1951) permettant de lier directement la théorie économique du bien-être avec une théorie de l’État. Le compte rendu du livre par I. M. D Little était assez explicite sur la volonté de pouvoir intégrer les questionnements aux frontières des sciences économique et politique :

‘« Dans la partie II intitulée « Vers une théorie économique de l’État », il a fait une contribution significative en suggérant une façon d’intégrer la théorie économique, politique et sociale. Mais il n’a pas poussé suffisamment loin dans cette direction, ni suffisamment poursuivi les implications de toutes ses remarques pour qu’on puisse établir facilement son importance », (Little, 1953, p. 80)58.’

Ainsi, bien que la théorie d’Arrow fut critiquée par les théoriciens du bien-être, notamment Bergson, une partie de la profession reconnaissait l’interdisciplinarité du questionnement concernant le choix collectif (Arrow, 1963a ; Kelly, 1987).

Notes
47.

Buchanan reconnait qu’il existe aussi des problèmes d’ordre techniques. L’un deux est la difficulté de pouvoir mesurer les bénéfices individuels de certains services sociaux. Par ailleurs, en supposant que les individus bénéficient des dépenses publiques de manière identique, la théorie des finances publiques ne s’intéresserait qu’au problème de taxation. Pour Buchanan, cette approche était trop restrictive dans le cadre d’une théorie pure des finances publiques.

48.

Antonio De Viti De Marco, First Principles of Public Finance, London : Jonathan Cape, 1936.

49.

 Arrow entra en contact avec RAND par l’intermédiaire du mathématicien A. Girshik. Celui-ci supervisait les travaux de la femme d’Arrow, qui officiait comme statisticienne (Kelly, 1987).

50.

Dans une interview, Arrow mentionne qu’il n’y avait à cette époque aucun politologue à RAND (Kelly, 1987).

51.

 Arrow reçut à ce titre une accréditation de niveau « Top Secret », qu’il conserva jusqu’en 1971 (Amadae, 2003, pp. 102-105).

52.

Cette idée y est d’ailleurs explicitement formulée : « Dans la discussion à venir sur la cohérence des différents jugements de valeur comme procédure de choix collectifs, on ne distinguera pas vote et mécanisme de marché, chacun étant considéré comme un cas particulier d’une catégorie plus générale de choix collectifs » (Arrow, 1974, p. 26). Cette citation provient de la traduction française de l’ouvrage, publiée en 1974.

53.

 « Just as in the case of majority voting, this method of aggregating individual preferences may lead to a pattern of social choice which is not a linear ordering of the social alternatives. ».

54.

Cette utilisation assez originale est due à l’influence du mathématicien Tarski (Kelly, 1987 ; Suppes, 2005).

55.

« A viewpoint of this type serves as a justification of both political democracy and laissez faire economics, or at least an economic system involving free choice of goods by consumers and occupation by workers ».

56.

 « The Possibility Theorem shows that, if no prior assumptions are made about the nature of individual orderings, there is no method of voting which will remove the paradox of voting discussed in Part I, neither plurality voting nor any scheme of proportional representation, no matter how complicated. Similarly, the market mechanism does not create a rational social choice ».

57.

Bowen suggérait le recours à des techniques plus efficaces que le vote, telles que des enquêtes statistiques, afin d’estimer les taux marginaux de substitution.

58.

 « In Part I1 called " Towards an Economic Theory of the State " he has made a definite contribution in suggesting a manner in which much political, social, and economic, theory might be integrated. But he has not travelled his own road far enough, nor followed through the implications of all his remarks sufficiently deeply for one to be able to assess its importance easily ».