I.2.2. La réaffirmation de l’efficacité du marché dans la détermination des choix collectifs

La communauté d’intérêts entre économistes et politologues n’avait pas échappé à Joseph J. Spengler. Dès l’année 1950, il avait pris connaissance des manuscrits d’Arrow qui circulaient à la Cowles Commission en 1949 et des récents travaux de Duncan Black (1948a, 1948b ; voir Chapitre 2 infra)59. Dans son article de 1950, lequel passait en revue les liens qui existaient entre la science économique et les autres sciences sociales (histoire, sociologie, anthropologie, psychologie), Spengler concluait lui aussi que la science politique avait les problématiques les plus proches de la celles de la science économique. Il illustrait d’ailleurs son propos en se référant à la concurrence spatiale d’Harold Hotelling. Considérant que la concurrence entre partis politiques ressemblait à la concurrence entre quelques firmes, les résultats étaient analogues : lorsqu’il n’y avait que deux partis (deux biens) chacun essayait de se rapprocher de l’autre pour capter un maximum de votes (clients), tandis que si le nombre de partis devait être supérieur, alors chacun avait intérêt à se différencier de l’autre. Pour lui, les deux disciplines analysaient des comportements similaires, liés à la rareté, et par conséquent s’intéressaient toutes deux à des questions d’allocation et de choix collectif.

Il considérait lui aussi que la notion d’État devait être élargie à l’ensemble des groupes institutionnels entrant dans le processus de décision collective, à l’image des syndicats, des conseils d’administrations de grands groupes, ou encore des différentes factions politiques60. Spengler reprenait l’idée que dans la société américaine d’après-guerre, le vote et le marché étaient deux mécanismes substituables, mais il constatait surtout que le premier mode prenait le pas sur le second. Cela posait alors un problème scientifique sur lequel les chercheurs ne s’étaient pas encore penchés. Dans l’absolu, les politologues devaient pouvoir aider les économistes à traiter ce type de question. Mais comme d’autres chercheurs, Spengler se plaignait des limitations de la science politique, incapable de venir en aide aux économistes, du fait de l’absence de « cadre de référence et d’une approche systématique suffisante ; elle [la science politique] manqu[ait] encore d’un ensemble de théorèmes cohérents permettant d’introduire de l’ordre parmi ses faits et ses résultats hétérogènes » (Spengler, 1950, p. 375)61.

Au-delà du problème scientifique, Spengler voyait le problème économique et social, car selon lui, le mécanisme de vote était bien inférieur au processus de marché, et par conséquent, l’intervention massive de l’État dans la vie économique s’était traduite par une diminution du bien-être général. La société d’après-guerre était caractérisée par un déséquilibre dans la répartition des pouvoirs, avec la montée en puissance de minorités stratégiquement positionnées et capable d’orienter les décisions économiques à leur profit. Les sciences économique et politique devaient alors répondre au problème central de l’avenir des systèmes d’économies mixtes. Entre autres questions, il fallait se demander « [s’] il existe un continuum entre un système de libre entreprise et un système totalement collectiviste ? Ou si le système d’économie mixte tend à se transformer en un système totalement collectiviste quand la part des tâches confiées au secteur public au lieu du secteur privé dépasse un point de non retour ? » (Spengler, 1950, p. 379)62.

Tandis que chez Arrow, régulation marchande et processus de vote étaient deux modes de choix collectif proches du fait des limites générales du processus de décision collective, chez Spengler, les deux modes étaient inégaux en termes d’efficacité. La contribution de Spengler marqua un nouvel aspect du débat sur la place de l’État dans la société d’après-guerre en se focalisant sur la comparaison des efficacités relatives du vote et du marché dans l’obtention d’une décision collective optimale. Chez Spengler, la réflexion aux frontières de la science économique et de la science politique émergea d’un désir de soutenir et justifier le recours à la régulation marchande à une époque où celle-ci était socialement menacée par un autre processus, le vote. On retrouve cette orientation chez Buchanan.

De son propre aveu, Buchanan (1992) passa les trois années qui suivirent la parution de Social Choice and Individual Values à montrer aux économistes pourquoi ils n’avaient pas compris la nature des résultats d’Arrow. La réception d’Arrow avait occasionné un débat centré sur des questions d’économie du bien-être. Les tenants de cette approche, à l’image de Little (1952), avaient vigoureusement réagit au théorème d’impossibilité, notamment parce qu’il rendait caduque la recherche d’une construction d’une fonction d’utilité sociale63. Cependant, le « théorème de possibilité », comme Koopmans l’avait intitulé, ne semblait pas être un résultat négatif aux yeux de son auteur. En effet, les travaux subséquents d’Arrow contribuèrent à consolider le programme de recherche de la Cowles Commission fondé sur l’équilibre général walrassien, dont il démontra avec Debreu l’existence et les propriétés d’optimalité. Pour Buchanan, les débats (souvent techniques) sur le théorème d’impossibilité avaient délaissé la question plus générale des modes d’obtentions des choix collectifs, qui fut le point focal des deux contributions de Buchanan à cette période.

Pour Buchanan (1954a, p. 117), l’intérêt du modèle d’Arrow résidait dans la démonstration de l’impossibilité de construction d’une fonction d’utilité collective. Mais les résultats d’Arrow ne pouvaient s’appliquer de la même manière au marché car celui-ci ne pouvait se comprendre comme une fonction d’utilité collective. Buchanan s’opposait une nouvelle fois à cette conception organiste de la société consistant à agréger les individus dans un groupe duquel naîtrait une volonté générale. Le théorème d’Arrow était donc la critique ultime de la conception organiste de l’État, telle qu’elle était utilisée par les théoriciens du bien-être, mais ne s’appliquait pas au marché s’il était compris comme le lieu des rencontres des choix individuels. L’ordre découlant du marché était spontané, et par conséquent imprévisible et impossible à construire. Le marché était donc un moyen pour le groupe social de « passer d’un état à un autre lorsqu’un changement dans l’environnement survient, sans qu’il soit nécessaire de recourir à un choix collectif » (Buchanan, 1954a, p. 122)64.

Buchanan (1954a, p. 114.) critiquait l’absence de distinction entre le marché et le vote chez Arrow. Il critiquait également à la vision défendue par Dahl et Lindblom dans leur livre de 1953 (p. 118). Ces derniers rejetaient la rationalité des décisions du marché sur la base d’une confusion entre le pouvoir de marché et la liberté du marché. Le vote semblait plus légitime, car fondé sur des fondations égalitaristes, tandis que le marché pouvait conférer une source de pouvoir critiquable. Pour Buchanan, dès lors qu’il était possible de modifier le pouvoir du marché, indépendamment de l’allocation auquel il permet d’aboutir, le recours au vote perdait son avantage. Cette dissociation entre pouvoir « allocatif » du marché et les différents pouvoirs économiques des agents permettrait ainsi de penser autrement la relation entre la science économique et la science politique. Ainsi, l’apport fondamental de Buchanan fut de clarifier la confusion faite dans les discussions sur la politique économique entre « la sélection de la structure de pouvoir entre les différents individus et la sélection du mécanisme de choix » (1954b, p. 342)65. Le marché cessait d’être un simple outil d’allocation de ressources économiques, il pouvait également coordonner les volontés politiques des individus66. En isolant cette dernière caractéristique, Buchanan put alors étudier les circonstances dans lesquelles le marché était supérieur au vote.

À l’instar de Spengler, Buchanan (1954b) pensait que le marché était un processus plus efficace que le vote car il ne souffrait pas des mêmes travers : l’amalgame entre les deux processus empêchait de débattre sur leurs différences fondamentales. En effet, l’issue du vote sur le bien-être individuel était plus incertaine : à la limite, un individu n’aurait pas besoin de voter pour profiter de la décision collective. De plus, un dollar dépensé sur le marché ne pouvait être rejeté alors qu’un vote orienté vers une issue minoritaire le serait à la faveur de la majorité. Par ailleurs, il était possible de former des paniers de biens et non de candidats. Enfin, un individu sur le marché était moins facilement corruptible (argument qu’il emprunta à Spengler). Aux vues de ces différences, Buchanan conclut que lorsqu’il y avait possibilité de choisir, le mécanisme de marché était préférable. La moins grande incertitude du résultat produira un choix individuel plus rationnel (ce qui n’implique pas que le marché produise un choix social qui soit rationnel).

Pour Buchanan (1954a, 1954b), le marché était un processus plus propice à la garantie des libertés individuelles. Le résultat de l’échange marchand ne pouvait mener à léser des individus, tandis qu’il était possible qu’une décision emportant la majorité des votes s’impose à la minorité ayant voté contre. Ainsi, le résultat du marché est celui de la décision politique quand elle est menée à l’unanimité (1954a, p. 123). Au niveau politique, le paradoxe d’Arrow permettait également de préserver les intérêts des minorités du fait de l’instabilité des majorités politiques issues du processus de vote. C’était un garde fou fondamental contre des décisions collectives abusives. Les décisions collectives prises à la majorité seraient alors révocables, laissant la possibilité d’expérimentation d’autres décisions concurrentes, car les majorités peuvent évoluer et se façonnent souvent de manière accidentelle. Le roulement des majorités permettrait alors de garantir la conformité des préférences individuelles par rapport aux choix collectifs, autrement dit d’obtenir le consensus sans pour autant susciter de révolution.

L’analyse des différences entre le vote et le marché ouvrait alors des perspectives nouvelles pour la conduite de la recherche en sciences économiques et politiques. Comme il le fit remarquer, « la question de savoir dans quelle mesure cela soutient l’idée d’une utilisation du marché en tant que processus de prise de décision chaque fois qu’il constitue une véritable alternative au vote ouvre de larges perspectives d’étude » (Buchanan, 1954a, p. 123)67.

Les études de Buchanan et Spengler visaient à montrer que le marché pouvait être supérieur au vote dans la manière d’aboutir à un choix collectif représentatif des préférences individuelles. La volonté manifestée par Buchanan de défendre les libertés individuelles menacées par un État trop puissant se manifesta institutionnellement par la création du Thomas Jefferson Center.

Très tôt, Buchanan avait pour projet de renouer avec l’étude de l’économie politique (Buchanan, 1992, p. 92). Dès la fin des années 1940, il partageait déjà cette vision avec son ami Warren Nutter, autre spécialiste des finances publiques qui obtint son doctorat à Chicago en 1949. Toutefois, ce n’est qu’en 1957 que les deux économistes occupèrent un poste à l’Université de Virginie (à Charlottesville) suffisamment important pour obtenir le soutien du Doyen de l’université, William Duren, afin de lancer le Thomas Jefferson Center for Studies in Political Economy and Social Philosophy, qui fut rebaptisé peu de temps plus tard Thomas Jefferson Center for Studies in Political Economy (ibid., pp. 94-95). Le but avoué du centre était de réunir des chercheurs intéressés par la préservation d’un ordre social fondé sur la liberté individuelle (Medema, 2000). Très vite, Leland Yeager, Rutledge Vinig, Coase, et Andrew Whinston rejoignirent le centre. L’esprit général qui se dégageait du centre était celui d’une école de pensée dont tous les membres partageaient les idéaux. Le message d’engagement aux valeurs de liberté était particulièrement attractif chez les jeunes étudiants idéalistes (Levy, Peart & Hanson, 2007).

Le soutien financier du Volker Fund, de la General Electric Foundation, de la Relm Foundation, et du Lilly Endowment leur permit d’inviter des chercheurs de premier plan tels que Black, Lindblom, Robbins, Hayek, Knight, Armen Alchian, Milton Friedman, ou encore Karl Popper (Medema, 2000). Néanmoins, l’apparente affiliation de cette école de Virginie aux positions politiques de l’Université de Chicago donna au Thomas Jefferson Center une image de marque plutôt négative à l’orée des années 1960, période marquée par la forte recrudescence des idées keynésiennes dans le monde académique. Par exemple, la recherche de fonds se heurta notamment aux réticences de la Ford Foundation en 1960. Kermit Gordon, qui était en charge du soutien financier de la recherche économique à la fondation, refusa car il était dérangé par l’attachement affiché de ses chercheurs et élèves à la liberté individuelle, et voulait que le département d’économie fasse preuve de pluralisme, à l’image du département de Harvard ou Yale. Buchanan écrivit aussitôt une lettre pour justifier de la légitimité intellectuelle du Thomas Jefferson Center 68.

Ce refus identifia Gordon comme l’un des ennemis de Buchanan et de ses collègues. De manière intéressante, Gordon joua un rôle important à cette période dans l’administration Kennedy et dans l’administration Johnson, où il servit comme directeur du Bureau of Budget de 1962 à 1965, et comme instigateur du programme Great Society. Il représentait donc tout ce contre quoi Buchanan s’élevait à partir des années 1960 (voire partie II, infra). Cet évènement mit le centre en froid avec la Ford Foundation, ce qui compliqua les rapports avec l’administration de l’université de Virginie. Ainsi, un des paradoxes de ce centre fut d’entretenir un fort dynamisme scientifique, marqué par ouverture sur les autres universités, au travers des nombreuses invitations de professeurs, par la reconnaissance scientifique des apports de ses membres, tout en véhiculant l’image d’un think tank politiquement ancré à droite. Cette assimilation entre le programme de recherche, visant clairement à défendre la notion de marché dans l’analyse des processus collectifs, et l’orientation politique de certains de ses membres éminents dont Buchanan et Tullock, contribua à les isoler. D’après Olson, la critique principale qui pouvait être formulée à l’encontre de l’école de Virginie (et qu’il n’a cessé de formuler depuis le milieu des années 1960) était le manque d’efforts de la part de ses membres pour séparer leurs résultats scientifiques du programme politique auquel ils étaient associés (Levy et al., 2007)69.

Notes
59.

 Les travaux d’Arrow eurent très vite une certaine visibilité. En plus de travailler à RAND, qui émergeait à l’époque comme un centre de recherches prestigieux, ainsi qu’à la Cowles Commission où il avait recueilli les commentaires de Tjalling Koopmans, Arrow avait présenté ses travaux à la conférence annuelle de l’Econometric Society en décembre 1948. Il reçut également dans le cadre de l’écriture de son livre les commentaires de certains membres du département d’économie de Chicago et notamment ceux de Milton Friedman, Theodore Schultz ou encore Jacob Marshak.

60.

Cette idée est également une des motivations affirmées de Black (voir chapitre 2 infra).

61.

« Political science remains without an adequate frame of reference and a sufficiently systematic approach; it still lacks a set of consistent theorems suited to introduce order among its heterogeneous facets and findings ».

62.

« Is there a continuum between the free-enterprise type of economic system and the wholly collectivized type ? Or does the mixed type of economy tend to be transformed into a wholly collectivized type when the proportion of tasks entrusted to public instead of to private agencies passes a so-called peril-point ? »

63.

Sur les réactions des économistes du bien-être à l’ouvrage d’Arrow, voir également la deuxième édition de Social Choice and Individual Value de 1963.

64.

« The market exists as a means by which the social group is able to move from one social state to another as a result of a change in environment without the necessity of making a collective choice ».

65.

 « A major source of confusion in the discussion of economi policy stems from the failure to distinguish carefully between the selection of the power structure among individual choosers and the selection of the choice mechanism ».

66.

Néanmoins, le choix ultime entre vote et marché devrait se faire par les urnes. Le vote devrait permettre d’élaborer la distribution du pouvoir économique entre individus. Puis, un autre vote permettrait de savoir quels types de décisions doivent être prises par le marché ou le vote.« This decision on process must also be made by means of the ballot box […] If consistency in individual behaviour and individual freedom are highly regarded relative to other values, the market will tend to be favored » (Buchanan, 1954b, p. 342).

67.

 « The question as to what extent this lends support to the utilization of the market as the decision making process when it is a genuine alternative to voting opens up a still broader areas of inquiry […] ».

68.

 Dans sa lettre à Gordon, Buchanan s’explique : « I categorically refuse to acknowledge or to believe that a program such as ours, one that is unique only in its examination of the search of free men for consensus on social issues and which assumes that individuals are free to discuss all issues openly and fully, violates in even the slightest way the Jeffersonian spirit » cité par Levy, Peart & Hanson, (2007), p. 8.

69.

 Dans les années 1960, un rapport fut commandé par l’administration de l’université de Virginie sur les activités du département d’économie. Parmi les recommandations, figurait celle d’éviter tout recrutement d’économistes affiliés à l’école de Chicago (Breit, 1986 ; Levy et al., 2007).