I.2.3. Vers une théorie économique des constitutions : The Calculus of Consent

Peu avant la création du Thomas Jefferson Center, Buchanan avait obtenu une bourse Fulbright pour un séjour d’études en Italie entre septembre 1955 et août 1956. En Italie, il se concentra sur la théorie des finances publiques et se familiarisa avec l’importante littérature italienne dans le domaine (Buchanan, 1992)70. Entre autres influences, les auteurs italiens soulignaient l’importance de modéliser les structures dans lesquelles s’organisent les décisions politiques dès que l’économiste tente de produire un avis sur la politique économique. Cette idée fut centrale dans le travail subséquent de Buchanan, particulièrement The Calculus of Consent (1962).

Parmi tous les chercheurs que Buchanan fit venir en Virginie dans le cadre du Thomas Jefferson Center, Gordon Tullock fut probablement le plus influent dans l’évolution de la théorie du « choix public » durant la décennie qui suivit la création du centre. Tullock avait déjà exprimé un intérêt pour l’analyse de la bureaucratie, qu’il avait formulé dans un manuscrit intitulé A General Theory of Politics. Durant l’année universitaire 1958-1959, Buchanan lui octroya une bourse de recherche du Center, ce qui lui permit de travailler sur un modèle de log-rolling (Buchanan & Tullock, 1967, pp. viii-x)71. Tullock écrivit un manuscrit sur la théorie des constitutions, A Preliminary Investigation of the Theory of Constitutions qu’il envoya à certains chercheurs proches du Public Choice, dont Anthony Downs, qui avait publié en 1957 la première théorie économique de la démocratie représentative (voir chapitre II, infra). Tullock tira de ces travaux un article publié dans le Journal of Political Economy « Problems of Majority Voting » qui fut réécrit sous la forme du chapitre 10 du livre qu’il co-rédigea avec Buchanan, The Calculus of Consent (ibid.). Outre le chapitre 10, Tullock prépara une théorie préliminaire des constitutions, tandis que Buchanan présenta à la société du Mont Pèlerin « Economic Policy, Free Institutions, and Democratic Process », qui fut plus tard publié dans la revue italienne Il Politico. Finalement, les deux auteurs décidèrent de produire un ouvrage qu’ils rédigèrent l’année suivante (ibid.).

Le but de The Calculus of Consent était de penser un État fondé uniquement sur les préférences individuelles et de décrire le calcul qu’impliquait le choix constitutionnel chez un agent rationnel. Comme les auteurs le précisèrent dès l’introduction, « nous ne sommes pas directement intéressés par la question de savoir ce que l’État ou un État est, mais […] ce que nous pensons qu’il devrait être » (Buchanan & Tullock, 1967, p. 3)72. Reprenant le credo qui avait été développé dans les années 1950, l’élargissement de la théorie économique à l’analyse de l’État se justifiait tout d’abord par l’évolution du politique dans la société occidentale :

‘« Lorsque l’appareil gouvernemental utilise directement un tiers du produit national, lorsque des groupes d’intérêts reconnaissent clairement qu’il y a des profits à faire au travers de l’action politique […] une théorie économique peut être d’un grand intérêt en indiquant des moyens au travers desquels des conflits d’intérêts peuvent être réconciliés » (Buchanan & Tullock, 1967, p. 23)73. ’

Un des principaux points de départ résidait dans l’existence d’une multiplicité d’agents aux préférences différentes. Dans un environnement social marqué à la fois par un fort consensus sur les valeurs et les aspirations des Américains (avec en particulier la nouvelle société de consommation de masse, le développement des banlieues homogènes destinées à la classe moyenne blanche américaine, le développement de la télévision, etc.) et par un rejet des différentes politiques parfois autoritaires durant les années 1950, le livre posait la question fondamentale des coûts que les individus doivent subir afin de vivre en société. Dans une société libre et démocratique, l’enjeu politique de la décision collective était de réconcilier ces intérêts divers. La théorie du choix collectif se devait d’en expliquer le processus74. En ce sens, la théorie économique, centrée pour Buchanan sur l’échange, et la théorie plus politique du choix collectif se rejoignaient dans cette nécessaire prise en compte de la diversité : « lorsque les intérêts individuels sont supposés identiques, le corps principal de la théorie économique disparaît » (Buchanan & Tullock, 1967, p. 4)75. Si les agents étaient supposés se comporter en référence au « bien commun », ou à « l’intérêt général », comme il était généralement supposé en sciences politiques, et si cet intérêt général était unique et clairement identifié, alors la solution rationnelle serait l’intervention d’un dictateur.

Par conséquent, la vie dans une société libre et démocratique, tant au travers des interactions marchandes qu’au travers des relations politiques, était coûteuse par essence. Le marché et l’État étaient considérés comme deux moyens alternatifs d’organiser la coopération entre les membres d’une société. Les coûts de l’interaction sociale par le marché prenaient la forme d’externalités, notamment d’externalités négatives. Cette facette avait été largement explorée par la théorie du bien-être.

Ce qui avait été jusqu’ici ignoré par les économistes, concernait les coûts « d’interdépendance » liés aux relations politiques et au recours à l’État (Buchanan & Tullock, 1967, pp. 43-48). Un des facteurs principaux était le nombre d’individus pris en compte dans la décision. Plus le nombre d’individus dont l’agrément est nécessaire est élevé, moins l’individu subira les coûts des décisions des autres sous forme d’externalité négative. Le cas ultime envisagé est celui de la décision unanime. Dans ce cas, comme Buchanan l’avait déjà mentionné, la solution approche celle du marché sans externalités négatives, ou celle du marché lorsque celui-ci a internalisé ces externalités par la négociation des parties. L’autre type de coût était ceux engendrés par le processus de négociation. Plus il faut recueillir le consentement d’un grand nombre d’individus, plus l’investissement dans la négociation et la persuasion sera important. La règle extrême de l’unanimité était également la plus coûteuse en termes de négociations.

Ainsi, la règle de Pareto telle qu’elle était utilisée par les théoriciens du bien-être n’était qu’un cas particulier dans lequel les coûts de négociations sont nuls, permettant de choisir systématiquement la règle de l’unanimité. Néanmoins, Buchanan et Tullock montraient qu’en présence de coûts de négociation, une règle plus faible que l’unanimité, par exemple la majorité simple, pouvait être le résultat d’un comportement optimisateur de la part des agents. Il était donc impossible de dissocier les coûts engendrés par la négociation nécessaire à l’obtention d’une décision collective des coûts engendrés par le type de règle de décision, au niveau constitutionnel. L’ouvrage élargissait donc la notion d’externalité à la décision collective. En conséquence de cette extension de la théorie du bien-être, l’existence de défaillances de marché, par exemple l’existence d’externalités, n’était plus une condition suffisante au recours à l’État.

Dans la mesure où le recours au marché ainsi qu’à l’État constituaient deux solutions coûteuses, Buchanan et Tullock offraient une réponse à la question de Spengler, car leur théorie permettrait de déterminer comment s’effectuerait la répartition entre l’action publique et privée. Ce faisant, les auteurs élargissaient les champs d’application de l’analyse économique pour fonder une théorie des constitutions sur le modèle de l’agent rationnel. Le calcul devait comparer les coûts entre diverses situations. Une situation A qui représenterait le coût des externalités liées à la relation marchande. Une situation B qui représenterait le coût du recours à la régulation marchande si les diverses parties négociaient pour tenter d’internaliser les externalités. Ici, B représente le coût de la solution de Coase, telle qu’elle fut formulée dans son article de 196076. Coase étant lui-même un membre du Thomas Jefferson Center, il n’est pas surprenant que cette idée transparaisse dans The Calculus of Consent qui fut écrit à la même période. Enfin, G représenterait les coûts du recours à l’État (dans le but initial de limiter les coûts A). Pour Buchanan et Tullock, l’individu aurait recours à l’État uniquement si G < A < B ou si G < B < A (1967, pp. 50-62). Le cœur de la théorie consisterait à comparer ces trois valeurs en fonction de la structure des règles de décisions. Il serait possible en effet que G < A < B dans le cadre d’un vote majoritaire, car la négociation politique serait moins coûteuse que la rédaction de contrats avec chaque partie si l’on cherchait à internaliser les coûts A. Mais si la règle constitutionnelle devait changer, et que l’on exigeait désormais un vote unanime, alors il se pourrait très bien que G se rapproche de la solution de Coase B et dépasse donc A. Le marché serait alors préféré. Buchanan et Tullock montraient donc qu’il apparaissait des gains à l’échange entre l’individu et la collectivité : The Calculus of Consent constituait la théorisation économique de l’échange de type donnant-donnant qui imprégnait déjà l’article de Buchanan de 1949.

Notes
70.

Buchanan cite par exemple Francesco Ferrara, Ugo Mazzola, De Viti De Marco, Maffeo Pantaleoni, Amilcar Puviani, Giovanni Montemartini, Enrico Barone, Benvenuto Griziotti, et Celestino Arena.

71.

Il est difficile de traduire l’expression log-rolling. En effet, il existe plusieurs traductions insatisfaisantes. Il est traduit par le Robert & Collins par « échange de faveurs » ou par le site wordreference.com par « traffic d’influence ». En réalité le terme désigne chez Tullock l’échange de promesses de vote, « vote trading » en anglais. Dans les années 1940, les juristes utilisaient ce terme pour désigner, par exemple, les pratiques d’un sénateur qui avait promis de voter pour certaines motions en échange des voies d’autres sénateurs (Harvard Law Review, 1940). Rappelons que Tullock fit des études de droit à cette époque à l’université de Chicago, et, dans ce cadre, put se familiariser avec cette notion. Chez les économistes, le terme fut utilisé par exemple par Summer H. Slichter (1935) pour désigner de telles pratiques au Congrès.

72.

« We are not directly interested in what the State or a State actually is, but propose to define quite specifically, yet quite briefly, what we think a State ought to be ». Les citations de The Calculus of Consent sont tirées de la deuxième édition publiée en 1967. Cela ne pose pas de problème historique dans la mesure où la réédition ne fit que réimprimer le texte original.

73.

 « When the governmental machinery directly uses almost one third of the national product, when special interest groups clearly recognize profits to be made through political action […] an economic theory can be of great help in pointing toward some means through which these conflicting interests may be ultimately reconciled »

74.

 « Any theory of collective choice must attempt to explain or to describe the means through which conflicting interests are reconciled » (Buchanan & Tullock, 1967, p. 4).

75.

 « Indeed, when individual interests are assumed to be identical, the main body of economics vanishes » (Buchanan & Tullock, 1967, p. 4).

76.

Cette solution répondait au problème classique posé par les économistes du bien-être concernant la prise en compte des externalités. Ceux-ci considéraient qu’en présence d’externalité, le marché était incapable d’aboutir à une situation optimale, et qu’il fallait, par conséquent, que l’État intervienne sous la forme de transferts forfaitaires du pollueur à la victime. Dans son article « The Problem of Socia Cost », Coase (1960) formula l’idée qu’en présence de coûts de transaction faibles, les agents victimes d’externalités peuvent négocier une solution se rapprochant de l’optimum parétien. Ainsi, bien que Coase (1960) ne se base que sur des exemples, il est possible, à l’image de Dennis C. Mueller (2003), de formuler un théorème : « En l’absence de coûts de transaction et de négociation, les partis affectés par une externalité négative s’accorderont sur une allocation des ressources qui soit à la fois Pareto-optimale et indépendante de la distribution initiale des droits de propriétés » (p. 28). Pour les économistes intéressés par l’analyse du droit, l’apport fondamental de Coase vient de l’idée que quelle que soit la répartition des droits de propriétés, le législateur, ou le juge, doit avant tout avoir pour objectif l’obtention de l’efficience économique. Peu importe en effet que le pollueur ou la victime supporte la charge des réparations liées aux externalités, une négociation rationnelle mènera à une solution optimale. Cette idée se rapprochait de celle de Buchanan, car elle critique le recours systématique à l’intervention de l’État en situation d’externalité.