II.1.1. La satisfaction d’intérêts particuliers

Arrow s’était principalement intéressé à des questions normatives dans Social Choice and Individual Values. Toutefois, il ne s’était pas complètement désintéressé de l’analyse positive du comportement politique. Un chapitre entier de son livre de 1951 s’appuyait sur la théorie positive du comportement de vote de Duncan Black, un économiste écossais. Black avait formulé sa théorie dans plusieurs articles, dont l’un, publié dans la revue Econometrica en 1948, avait fait l’objet d’un compte rendu par Arrow lui-même (Black, 1948b, 1948c ; Tullock, 1991)78.

Parmi la série d’articles publiés en 1948, « On the Rationale of Group Decision Making » fournissait la base de sa théorie du vote (Black, 1948a). En postulant la rationalité des choix des membres d’une commission (notamment la transitivité de leurs ordres de préférences), Black put représenter graphiquement les préférences politiques des individus entre différentes motions possibles. Pour éviter le paradoxe de Condorcet, Black supposait que les préférences étaient unimodales. Black n’était pas intéressé par le cas du paradoxe du vote lié à l’intransitivité des choix, mais se focalisait plutôt sur les résultats des choix liés à la règle majoritaire. Parmi ceux-ci, figure le désormais célèbre théorème de l’électeur médian. Sous certaines conditions, la motion qui recueillera la majorité des votes est celle qui capte les préférences de l’électeur médian. Ce résultat était un résultat d’équilibre, au sens où si les conditions changeaient au-delà ou en deçà de cet optimum médian, le résultat n’en serait pas affecté. Pour Black, cet équilibre ressemblait à l’équilibre économique dans lequel les agents étaient preneurs de prix, fixé à l’intersection des courbes d’offre et de demande. Black considérait donc que la décision politique, au travers d’un vote à la majorité simple, conduisait à satisfaire les préférences d’un seul individu. Peu importe ce qui composait les préférences des individus autour de lui, l’électeur médian est assimilable à un dictateur.

Rédigés avant les travaux d’Arrow, les articles de Black ne mettaient pas en avant la même problématique. Ceux-ci tentaient d’édifier une théorie positive de la représentation politique et s’intéressait de prime abord au problème du vote dans les assemblées et les commissions. Pour lui, la théorie économique et sa formalisation mathématique représentaient le langage de la science politique, au travers de ce qu’il appelait « le mode d’abstraction économique »79. Les deux disciplines partageaient le même point de départ : les préférences des agents. Elles partageaient également l’idée d’équilibre issu de ces préférences (Black, 1950). Ainsi, la science économique et la science politique étaient fondamentalement des théories du choix individuel. Or, s’étant construite par avancées successives sur les résultats des recherches précédentes, la science économique avait fait preuve d’une grande intégration verticale, au contraire d’une science politique caractérisée par un vocabulaire et des concepts moins précis.

Cette conception particulière des liens entre science politique et science économique fait de Black un auteur incontournable dans la littérature de la théorie du « choix public ». Pourtant l’histoire de l’intégration de Black dans le canon officiel de ce courant de pensée est complexe. Il est souvent dit en effet que Black ne connut au début des années 1950 qu’une faible popularité (Amadae, 2003 ; Grofman, 2004). On met ainsi souvent en avant ses difficultés pour publier son article coécrit avec Richard A. Newing, « Committe Decisions with Complementary Valuation »80. Amadae (2003, pp. 122-128) compare ces difficultés au succès du livre d’Arrow (1951) et à son impact immédiat sur la théorie économique. Pour elle, Arrow aurait connu le succès du fait de son implication à RAND, et donc de son intégration dans la lutte contre le communisme. Amadae narre le refus de Black de se livrer au jeu de la Guerre Froide à la fin des années 1940 : il aurait notamment refusé d’envoyer à RAND un de ses manuscrits sur la théorie des décisions politiques alors qu’Arrow travaillait en même temps sur une analyse des décisions collectives.

Si cette histoire est intéressante, elle néglige plusieurs éléments importants. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, Arrow et Black ne traitaient pas le même sujet. La problématique d’Arrow s’inscrivait dans le prolongement des questions d’économie du bien-être. Préoccupé par les problèmes politiques de la Grande Bretagne, et beaucoup moins par les controverses américaines sur cette branche de la science économique, Black ne participa pas ces débats. Amadae néglige une autre possibilité : les contributions de Black ne s’inscrivirent dans aucun débat important de la littérature économique britannique à la fin des années 1940. Comme le fit remarquer Arthur Seldon dans la préface du Voter’s Motive de Tullock, publié par le think tank britannique Institute of Economic Affairs en 1976, l’analyse économique du politique était restée pratiquement vierge en Angleterre jusqu’au milieu des années 1970, confirmant le manque d’influence de Black sur la littérature anglaise (voir aussi Medema, 2000).

Par contre, Amadae et d’autres sous-estiment la popularité de Black dans la littérature américaine. Il est parfois avancé (Grofman, 2004) que c’est William Riker en 1961 qui porta à la connaissance des chercheurs les travaux de Black81. Or, il semblerait que dès le début des années 1950, Black fut perçu comme un auteur important par les principaux protagonistes des débats sur la théorie du bien-être et des décisions collectives. Face au problème de la révélation des préférences dans le cadre des biens collectifs, Samuelson (1954) insistait sur la nécessité de faire avancer la théorie économique du bien-être : « [p]our explorer plus avant le problème soulevé par les dépenses publiques, il faudrait s’aventurer dans le domaine mathématique de la « sociologie » ou de la « politique du bien-être », qu’Arrow, Duncan Black et d’autres ont juste commencé à investir » (Samuelson, 1954, p. 389)82. Black fut également cité par Scitovsky (1951), Jerome Rothenberg (1953), ainsi que par Buchanan (1954) et Buchanan & Tullock (1962). Depuis l’Australie, John Harsanyi avait également eut vent des travaux de Black, comme en atteste l’appendice de son mémoire de Master de 1953, consacré à l’extension de l’analyse économique hors de son cadre traditionnel83. Il semblerait, par conséquent, que l’article de Riker (1961) ait surtout servi à faire connaître Black aux politologues84.

Cependant, les travaux de Black n’orientèrent pas les débats aux États-Unis, lesquels étaient focalisés sur l’évolution de la théorie du bien-être et des finances publiques. Le théorème d’impossibilité et ses implications avaient cristallisé une bonne partie de la discussion. La théorie de Black n’était pas non plus orientée vers la question de la juste répartition entre secteur public et secteur privé, une question qui faisait écho au contexte particulier de Guerre froide aux États-Unis. Au milieu des années 1950, une théorie positive du comportement politique semblait en reste. Arrow joua une nouvelle fois un rôle-clé dans l’édification de cette théorie aux États-Unis, par le biais de son doctorant, Downs. En 1955, Julius Margolis, alors en poste à Stanford, lui avait conseillé à Downs de travailler sur l’intuition développée par Schumpeter dans son livre Capitalism, Socialism, and Democracy (1942), selon laquelle les hommes politiques maximisaient leur propre utilité (Downs, 1995). Intéressé par le projet de Downs, Arrow joua de son réseau et de sa persuasion pour lui obtenir une bourse de l’Office of Naval Research pour l’année 1956 (ibid.).

Downs soutint sa thèse à Stanford en 1956, laquelle fut publiée l’année suivante sous la forme d’un livre, An Economic Theory of Democracy. Elle répondait au questionnement de certains chercheurs américains concernant la répartition optimale entre secteur privé et secteur public. Comme chez ses prédécesseurs, Downs partait du constat que les champs d’analyse des sciences politiques et économiques étaient entremêlés :

‘« Partout dans le monde, les gouvernements dominent la scène économique. Leurs dépenses déterminent si le plein emploi persiste ou non ; leurs impôts influencent nombre de décisions […] leur réglementation […] s’étend quasiment à tout acte économique » (Downs, 1957, p. 3)85. ’

La science économique devait donc conceptualiser le processus de décision collective. Tout comme pour Black, Downs ne s’intéressait pas à la question de savoir quel système permettait une meilleure représentation des préférences individuelles, mais comment un mécanisme démocratique fondé sur des comportements rationnels aboutissait à des décisions collectives.

Pourtant, Downs inscrivait sa théorie directement dans les débats sur l’évolution récente de la science économique américaine en partant de la distinction de Buchanan (1949) entre les conceptions organiste et individualiste. La conception individualiste était intéressante, mais constituait un idéal dont la pertinence descriptive posait problème. Si l’État était représenté par une somme d’individus, pourquoi devait-il user de la force pour collecter ses taxes ? Baumol (1952) mais également Samuelson (1954), suggéraient l’idée, plus tard développée par Olson (1965), que si les bénéfices de l’action gouvernementale étaient indivisibles, alors personne n’aurait intérêt à en supporter le coût. Cette vision fut attaquée par Margolis (1955), qui la considérait comme irréaliste. L’indivisibilité des bénéfices de l’État ne pouvait être une hypothèse robuste, car même en considérant des exemples traditionnels tels que la défense, il était toujours possible de montrer que certains en bénéficiaient plus que d’autres.

Par ailleurs, le théorème d’impossibilité d’Arrow avait sérieusement ébranlé les fondations de la fonction d’utilité sociale. La volonté d’étudier le fonctionnement réel de l’État mena ainsi Downs à écarter ces conceptions pour y substituer sa propre représentation du politique, centrée sur la notion de coalitions. Ainsi, « quand un petit groupe d’individus, constitués en une coalition, dirige l’appareil étatique, nous pouvons raisonnablement parler d’un État décideur distinct des citoyens individuels dans leur ensemble » (Downs, 1957a, p. 17)86.

Downs considérait que la théorie économique faisait jusqu’alors référence à l’État de manière indirecte, en abusant de jugements de valeur. Les théoriciens des finances publiques ou du bien-être concevaient l’État comme une entité née de la division du travail et dont l’objectif était de maximiser une fonction d’utilité sociale. Or, cette conception sous jacente était incohérente dans le cadre de la division du travail et du modèle de l’intérêt personnel. Ainsi, « dans le cadre de la division du travail, chaque agent est supposé avoir des motivations privées ainsi qu’une fonction sociale » (Downs, 1957a, p. 282)87. Les dirigeants, tout comme les agents privés, doivent donc avoir des motivations compatibles avec la représentation des individus en science économique, et par suite, être représentés comme des agents maximisant leur intérêt propre.

Le système politique était composé d’agents rationnels, c'est-à-dire désireux d’atteindre à un objectif donné en utilisant le moins de ressources possibles. Autrement dit, les agents devaient être capables d’ordonner leurs préférences individuelles de manière transitive et de choisir systématiquement en fonction de cet ordre. Cette conception de la rationalité était empruntée à Arrow (1951, Chapitres 1 et 2), et non à Black, dont le nom ne figure à aucun moment dans le livre. Downs postulait ainsi que chacun votait en fonction du revenu qu’il attendait de la politique engagée par le parti qu’il avait soutenu.

Il abordait lui aussi le problème plus général de la relation entre les préférences individuelles et les décisions de ces coalitions. Faisant écho à l’ambition de Buchanan et des membres du Thomas Jefferson Center à cette époque, la démarche de Downs se voulait un retour à l’économie politique. Sa description des hommes politiques rationnels devint plus tard centrale dans la théorie du « choix public » : pour satisfaire leurs intérêts propres, les membres des partis politiques cherchent à être élus. Afin d’être élus, ils doivent formuler la politique qui permettra d’obtenir le maximum de voix. Ce faisant, Downs renversa la manière de concevoir l’action politique : les politiques formulées servaient de moyen d’accession au pouvoir. Il peut ainsi être considéré comme le premier auteur à avoir publié une théorie critiquant explicitement l’idée du despote bienfaisant.

Cette conception de l’homme politique était le prolongement naturel du postulat de rationalité. Elle se référait à Schumpeter (1942), qui comprenait la politique comme une concurrence entre individus dans la recherche du pouvoir, d’une manière assez analogue à celle de l’agent économique, lequel recherche le profit maximum. Ainsi, Downs proposait une approche nouvelle de la théorie des finances publiques fondée sur la rationalité des dirigeants : le montant des dépenses gouvernementales augmentait jusqu’à ce qu’il y ait égalité entre la dépense marginale (le dollar dépensé) et le revenu marginal (le vote obtenu). Mais contrairement à la logique organiste, l’égalisation des revenus et des coûts marginaux ne concernait pas la société, mais les coûts et bénéfices des partis cherchant la victoire.

Le cœur de l’argument de Downs se fondait sur l’incertitude qui prévaut dans les décisions politiques. L’environnement incertain plaçait la notion d’information au cœur du système. Dans un tel univers, les électeurs n’ont pas un pouvoir identique sur l’issue du vote. En se positionnant comme représentatifs de certains électeurs, des lobbies se créent pour s’attirer les faveurs des dépenses gouvernementales. Ces leaders d’opinion constituent une « classe intermédiaire » entre la masse des citoyens et les partis politiques. Ils ont à la fois la possibilité d’influencer le vote des électeurs en fonction de leurs propres préférences, mais ils permettent également de réduire la recherche d’information des partis politique sur leur électorat. Les décisions des gouvernements tendront donc à favoriser certains individus ou groupes d’individus au détriment de l’électeur moyen, à la condition que ces leaders d’influence soient efficaces dans leur entreprise de persuasion.

Par conséquent, le fonctionnement démocratique ne permettait pas d’obtenir une décision collective qui réponde à l’intérêt de tous les membres de la société. L’argument de Downs ne concernait plus l’importance d’un électeur médian, mais l’importance de petits groupes de pression, ou de leaders d’opinion, dans leur capacité de capter les bénéfices d’une décision collective.

Notes
78.

 Black avait suivi des études d’économie à l’université de Glasgow pour ensuite étudier à l’université de Dundee. Il enseigna à la Dundee School of Economics entre 1932 et 1934 et y rencontra Ronald H. Coase (Tribe, 1997). Tout comme son collègue, Black était fasciné par les processus de décisions collectives, notamment dans le cadre des décisions des firmes composées d’agents aux aspirations différentes (Black, 1958). De son avoeu même, sa motivation pour formuler une théorie positive de l’action politique naquit en février 1942 à Warrick Castle d’une intuition sur la condition d’unimodalité des préférences des électeurs qui permit dans son futur modèle d’obtenir l’équilibre (Amadae, 2003, p. 123).

79.

Black appelle cela dans le texte « the economic mode of abstraction ». Cette expression rappelle bien entendu l’approche économique (« economic approach ») que Becker défendra une vingtaine d’années plus tard.

80.

Coase (1998) et Amadae (2003) évoquent le long processus de publication d’un troisième article dans la revue Econometrica, « Committe Decisions with Complementary Valuation » coécrit avec Richard A. Newing. Soumis en novembre 1949, Black fut contrarié d’apprendre un an et demi plus tard que l’article ne serait approuvé pour publication que s’il intégrait les résultats d’Arrow (Coase, 1998). L’éditeur de la revue n’était autre que William B. Simpson, un directeur assistant de recherches à la Cowles Commission. En réaction, Black retira sa demande de soumission, et avec l’aide d’une bourse du Carnegie Trust for Scottish Universities, finança la publication de l’article sous forme de livret, lequel paru en 1951.

81.

Dans son discours presidentiel de la Public Choice Society, Grofman expliqua que : « C’est principalement la découverte des travaux de Black par William Riker (dans Riker, 1961) qui donna aux recherches de Black une visibilité et qui mena, tout d’abord, à un poste de professeur invité à Rochester en 1963 […] » (2004, p. 33).

« It is largely William Riker's discovery of Black's work (in Riker, 1961) that gave Black's scholarship visibility, and that led, first to a visiting appointment at Rochester in 1963 […] ».

82.

« To explore further the problem raised by public expenditures would take us into the mathematical domain of “sociology” or “welfare politics”, which Arrow and Duncan Black and others have just begun to investigate ».

83.

Voir Fontaine (2009).

84.

 En 1961, Riker avait exprimé sa déception vis-à-vis du choix de l’American Political Science Review de confier la rédaction d’un compte rendu du livre de Black (1958) à un politologue étranger à ce type de formalisation. Il pensait que les politologues ne connaissaient pas suffisamment la théorie du choix social. Il proposa donc de réécrire le compte rendu en élargissant son propos à une présentation générale de la théorie du choix social (Black @ al., 1998, pp. xxii-xxiii).

85.

 « Throughout the world, governments dominate the economic scene. Their spending determines whether full employment prevails; their taxes influence countless decisions; their policies control international trade; and their domestic regulations extend into almost every economic act ».

86.

« As we shall see in Chapter 2, when a small group of men acting in coalitions runs the apparatus of the state, we can reasonably speak of the government as a decision-maker separate from individual citizens at large ».

87.

« [] every agent in the division of labor is assumed to have a private motive as well as a social function ». À en croîre les souvenirs de Downs, cette distinction lui vint de la lecture du livre de Schumpeter (1942).