II.1.2. Concurrence politique et allocation de ressources

Du fait du coût élevé d’obtention de l’information, les partis étaient incités à former des « idéologies » encadrant leurs propositions politiques. Une idéologie était considérée comme un condensé d’idées générales sur un grand nombre de sujets88. Pour un parti, se tenir à une idéologie permettait de véhiculer des informations aux électeurs et de recenser à moindre coût leurs aspirations. Devant collecter l’information à leurs frais, les électeurs se référaient aux idéologies afin de diminuer leurs coûts de recherche en information. Ainsi, la concurrence entre partis les conduisait à adopter une idéologie spécifique, que l’on peut représenter sur une ligne joignant l’extrême gauche à l’extrême droite et représentant l’échiquier politique.

Downs utilisa un argument fondé sur la théorie de Hotelling a propos de la concurrence spatiale, qui avait été évoqué par Spengler (qui lui-même en attribuait la paternité à Schumpeter !)89. Sans faire référence à Black, il reprenait l’hypothèse d’unimodalité des préférences. Pour Downs, Hotelling était l’auteur de référence sur ce sujet, car il avait déjà appliqué son modèle à la concurrence entre deux partis politiques90. Arthur Smithies était également crédité pour la même démarche91. Ainsi, cette analogie n’était pas nouvelle. Elle avait également trouvé des prolongements à Chicago, chez Knight et allait servir de fondement à Gary Becker au début des années 1950 pour étudier le processus politique (Patinkin, 1973).

Egalement sous l’influence de l’ouvrage de Schumpeter, Capitalism, Socialism and Democracy, Becker s’était attelé dès 1952 à la rédaction d’un modèle décrivant la concurrence entre partis politiques (Becker, 1976a). Né en 1930, Becker avait complété un premier cycle de mathématiques à Princeton au début des années 1950. Il se souvient avoir eu très tôt l’amibien d’étudier des problèmes de société, mais d’avoir ressenti les limites de l’enseignement de l’économie à Princeton (Becker, 1993). Au début des années 1950, Viner, l’un des fondateurs de « l’école de Chicago », l’encouragea à s’inscrire en Master à l’université de Chicago pour l’année 1951. Becker y découvrit les cours de Friedman, dont il suivit le workshop sur la monnaie et les finances publiques mais aussi ceux de H. Gregg Lewis ou Theodore Schultz92. Cet enseignement le familiarisa avec la vision particulière des économistes de Chicago, qui considéraient que la théorie économique était une discipline orientée vers la résolution de problèmes concrets (Reder, 1982 ; Becker, 1991a). La science économique n’était pas considérée comme un jeu intellectuel, mais comme une boîte à outils permettant de s’intéresser à toutes sortes de questions pratiques afin de formuler des recommandations de politiques publiques. Pour Friedman, qui avait déjà rédigé une version de son essai méthodologique de 1953, la pertinence d’une théorie devait se juger non pas par rapport au réalisme de ses postulats, mais par rapport à la robustesse statistique de ses prédictions (Hammond & Hammond, 2006)93.

Tout comme Buchanan avant lui, Becker passa au travers d’un véritable processus d’acculturation, tel que décrit par Reder (1982) sur l’école de Chicago. Néanmoins, Becker fit de cet apprentissage un usage particulier qui convenait à ses aspirations personnelles orientées vers l’analyse de grands sujets de société. Que ce soit son intérêt pour l’étude de la démocratie, ou pour l’étude de la discrimination, son sujet de thèse sur lequel il commença à travailler en 1953, Becker manifesta très tôt son envie de traiter des sujets sociaux qui marquaient l’Amérique d’après-guerre.

Becker avait envisagé un temps de faire de son manuscrit sur la démocratie une thèse de doctorat. Après avoir été encouragé par l’éditeur du Journal of Political Economy, Earl J. Hamilton, il soumit un article dérivé de ses travaux durant l’été 1952. Celui-ci fut refusé après un compte rendu défavorable de Knight, ce qui découragea Becker qui, finalement, poursuivit dans une autre direction. Ce n’est qu’en 1958 qu’une version abrégée de ses recherches fut publiée dans le premier numéro du Journal of Law and Economics sous la forme d’un article intitulé « Competition and Democracy »94.

Dans son texte, Becker critiquait l’idée que l’on puisse recommander l’intervention de l’État parce que celui-ci avait le pouvoir d’améliorer la situation économique ou sociale. Ce faisant, il critiquait une idée diffuse dans le monde académique et formulait une proposition qui devait caractériser plus tard la théorie du « choix public » : « démontrer qu'un ensemble de décisions gouvernementales peuvent améliorer la situation n'est pas la même chose que de démontrer que les décisions gouvernementales effectives y parviendront » (Becker, 1958, p. 105)95. Ainsi, il ne fallait pas opposer à une vision réaliste du marché une vision idéalisée du fonctionnement de l’État. Becker se proposa donc d’étudier le fonctionnement idéalisé d’une démocratie et ensuite d’y opposer un fonctionnement réaliste.

Dans une démocratie idéale, la concurrence entre partis est parfaite. Ainsi, le transfert d’activités du marché au monde politique ne réduit pas forcément la concurrence, mais celle-ci change de nature : elle devient politique. S’appuyant sur d’éminents politologues comme qu’Harold Laswell, Becker affirma qu’il était commun de considérer les hommes politiques comme ayant un désir de pouvoir96. Celui-ci est semblable au désir de profit des entreprises. En poursuivant l’analogie avec la concurrence marchande, Becker montrait qu’à l’équilibre d’une société démocratique, aucun parti n’a réellement de pouvoir, tout comme aucune entreprise ne fait de profits97. Ainsi, Becker répondait à la question théorique de savoir si, dans un monde idéalisé, il était préférable de transférer certaines activités du secteur public au secteur privé, en argumentant que les deux modes menaient invariablement à la satisfaction des consommateurs-électeurs.

Becker proposa dans un second temps d’introduire des imperfections dans le fonctionnement de l’État, reprenant alors son analogie avec le marché. Il montra qu’un système démocratique pouvait présenter lui aussi des défaillances. Tout d’abord, s’appuyant sur ses recherches issues de sa thèse sur la discrimination (Becker, 1955), il montrait que contrairement à ce qui se passait sur le marché, les minorités n’étaient souvent pas représentées politiquement98. Becker avançait l’idée que pour l’agent rationnel, se procurer de l’information, passer du temps à penser un vote éclairé, et à la limite même, voter, ne risque pas d’engendrer un bénéfice important, du fait du peu d’influence de sa voix. Ainsi, contrairement à ce qui se passe sur le marché, un parti efficace peut ne pas survivre au processus concurrentiel, car ses électeurs ne sont pas forcément incités à voter pour le parti qui représente le mieux leurs intérêts.

Becker avançait un autre argument : l’action politique réelle supposait de grands partis, et donc ne pouvait se concevoir qu’à grande échelle afin de pouvoir toucher des millions d’électeurs. Cela constitue un coût d’entrée important pour de nombreux partis. Par conséquent, du fait de la taille minimale imposée aux partis, la concurrence politique prendra la forme d’une concurrence monopolistique qui engendrerait le même type de distorsions que si l’allocation des ressources était confiée à un marché de concurrence monopolistique. Becker allait même plus loin : de son avis, les imperfections du système démocratique engendraient probablement plus de distorsions que la concurrence imparfaite, ne justifiant en aucun cas le recours à la force publique. L’analogie entre concurrence politique et concurrence de marché permit à donc Becker de montrer comment il pouvait exister une forme de concurrence imparfaite en politique.

L’usage de la concurrence spatiale par Downs était différent. L’enjeu était d’analyser les résultats liés à différentes distributions des préférences sur l’échiquier politique. Si celles-ci suivent une loi normale, les idéologies se rapprocheront du centre, confirmant le résultat d’Hotelling, mais resteront différentes pour ne pas perdre les votes extrémistes, confirmant le résultat de Smithies. Néanmoins, la différence sera faible. Dans ce cas, le jeu démocratique peut engendrer une forme de statu quo, car chaque changement de majorité n’engendrerait que de faibles changements dans la politique publique.

Mais il se peut également qu’il existe une situation dans laquelle la distribution des préférences soit caractérisée par une forme de bipolarisation aux extrêmes. Dans ce cas de figure, quelle que soit la majorité au pouvoir, il y aurait systématiquement le sentiment qu’une moitié des individus imposent leurs décisions à l’autre. Dans cette situation, si un parti dispose d’une infime majorité par rapport à l’autre et gagne constamment les élections, il peut y avoir des risques de révolutions. Quelle que soit l’issue du vote, cette configuration présentait des problèmes d’instabilité, car chaque changement de majorité entraînerait des transformations radicales par rapport aux décisions précédentes, et donc, une forme de « chaos social » (Downs, 1957b, p. 143). Ce résultat constituait une innovation importante par rapport à l’accent que les politologues et sociologues plaçaient sur la stabilité des sociétés (Barry, 1970).

Enfin, dans le cas d’une distribution multimodale, plusieurs idéologies stables pouvaient se former, et inciter à un système multipartite. Dans cette configuration, la formation des majorités dépend de coalitions, car les partis sont trop petits pour espérer gagner seuls. De fait, les électeurs ont donc plus de poids sur la décision collective finale, contrairement à la situation bipartite. Downs montrait donc que si un système bipartite est plus favorable à la stabilité des politiques conduites par les gouvernements, le système multipartite offre un choix plus grand de décisions possibles, même si, au final, celles-ci ne seraient pas appliquées du fait de la nécessité de former une coalition. Ainsi, la diversité de choix, liée à la diversité des préférences avait un coût en termes de cohérence et de stabilité politique. La théorie économique des démocraties permettait de mettre au jour les problèmes liés à la grande hétérogénéité des préférences au sein d’un groupe, et de montrer comment la décision politique pouvait dans ce cadre poser problème. Dans son livre, Downs se fondait sur la règle de la majorité simple pour démontrer les problèmes posés par le processus politique. C’est également contre cette règle que s’étaient levés Buchanan et Tullock à la fin des années 1950. À cette époque, la règle majoritaire fut, en effet, une source de critique importante de la part des analyses économiques du politique.

Notes
88.

Downs définit les idéologies « comme des images verbales de la « bonne société » ainsi que des principales politiques permettant d’y parvenir » (Downs, 1957b, p. 141n). « I define « ideology » as verbal images of « the good society » and of the chief policies to be used in creating it ».

89.

 Il est possible que la référence à la concurrence spatiale d’Hotelling provienne d’Arrow. Hotelling était considéré par Arrow comme une source d’inspiration importante (il avait été son professeur). Dans la préface de son livre de 1951, Arrow reconnaît lui devoir son intérêt pour la notion de bien-être collectif. Voir à ce sujet la préface de la première édition de Social Choice and Individual Values, reproduite dans la seconde édition (notamment la page 14).

90.

Voir H. Hotelling (1929), « Stability in Competition », The Economic Journal, vol. 39, n° 153, pp. 41-57.

91.

Arthur Smithies (1941), « Optimal Location in Spatial Competition », Journal of Political Economy, vol. 49, n° 3, pp. 423-439.

92.

Becker à Baumol, 20 avril, 1952, WBP, Boîte C1, dossier « Becker ».

93.

Milton Friedman, Essays in Positive Economics, Chicago : The University of Chicago Press, 1953.

94.

 Nous n’avons pas pu consulter le document original et non publié de 1952. Il est donc difficile de savoir quelles idées parmi celles présentes dans le texte de 1958 furent antérieures à la théorie de Downs. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que ces idées furent développées lors de la période 1952-1958.

95.

« Demonstrating that a set of government decisions would improve matters is not the same as demonstrating that actual gouvernment decisions would do so ».

96.

 Au début des années 1950, Harold Lasswell (1902-1978) était d’un des politologue les plus influents (Farr, Hacker & Kazee, 2006). Durant l’entre-deux-guerres, il avait ouvert la voie aux études sur la propagande, et avait égalment innové en utilisant les outils de la psychologie pour analyser le comportement des hommes politiques. Durant la Seconde Guerre mondiale il analysa la « guerre psychologique » à l’Office of War Information et fréquente alors Almond, Lazarsfeld, Ithiel de Sola et Edward Shils (ibid.). Après la guerre, il resta lié à ces chercheurs au sein du centre interdisciplinaire Center for International Studies du MIT (Gilman, 2007 ; voir chapitre I, supra). Son influence sur l’orientation scientifique du centre fut significative, au travers notamment des travaux de ses étudiants Pye et Daniel Lerner, lesquels développaient l’utilisation de concepts issus de la psychologie pour étudier les problèmes politiques des pays émergents (ibid.).

97.

 L’analogie stricte que fait Becker entre concurrence de marché et concurrence politique l’empêche d’établir toute distinction entre le vote et le marché. De plus, Becker ne prend pas en compte le théorème d’Arrow.

98.

Le manuscrit de Becker avait également démontré que le parti recueillant la majorité des suffrages serait celui représentant les préférences de l’électeur médian sur l’échiquier politique. Bien que nous n’ayons pas le manuscrit, Becker fit mention de ce résultat dans sa thèse de doctorat. Ainsi, le théorème de l’électeur médian fut utilisé par Becker, Black et Downs sans forcément faire apparaître un auteur de référence, probablement parce que l’idée était diffuse, mais n’avait pourtant jamais été précisément formalisée.