II.1.3. Règle majoritaire et inefficience de l’action collective

Downs évoquait deux idées qui seraient fondamentales dans The Calculus of Consent : le coût liée à l’existence de différences de préférences et la possibilité d’une tyrannie de la majorité sur la minorité. Ce n’était pas le seul point commun avec The Calculus of Consent. En effet, dans l’optique de représenter avec la plus grande précision les coûts engendrés par la négociation politique, le livrede Buchanan et Tullockcontenait lui aussi une partie descriptive consacrée à la règle majoritaire et les coûts qu’elle pouvait engendrer en termes d’inefficience.

En 1959, Tullock avait déjà réfléchi au problème de la majorité. Son idée était de montrer les problèmes posés par cette règle car bien que la base égalitariste du processus de vote (une voix par personne) semblait désirable, les résultats le seraient moins dans le cas où les individus avaient une intensité de préférence différente pour telle ou telle décision (Tullock, 1959, pp. 571-572). Ce constat était le cœur de la légitimation du log-rolling, qui permettait aux différents électeurs d’échanger leurs intentions de vote. Cela permettait de réinsérer dans le processus politique la puissance d’allocation du marché tout en conservant la base égalitaire du vote. Néanmoins, même en présence de log-rolling, la décision collective était sous-optimale.

L’exemple de Tullock (1959, pp. 573-579) partait d’une commune faite de fermes et traversée par des autoroutes payées par l’État fédéral. Chaque ferme est reliée à l’autoroute par une route payée par la communauté. L’entretien de ces routes est donc assuré par les agriculteurs. Pour savoir quel sera le niveau de réparation de chaque route, on peut proposer un vote majoritaire, mais alors, le niveau de réparation sera déterminé uniquement par les préférences de l’électeur médian. Si les agriculteurs étaient rationnels, ils pourraient décider de former une coalition pour faire voter à la majorité simple la réparation des routes de leur éventuelle coalition majoritaire, faisant alors subir une partie du coût à la minorité. Mais alors s’ensuivrait un processus de négociation très coûteux, de proche en proche. De plus, la coalition majoritaire serait très instable ; il ne serait pas difficile, en effet, de faire basculer la minorité dans la majorité en augmentant légèrement le niveau de réparation promis pour attirer de nouveaux membres. Tullock montra donc qu’en présence d’un vote majoritaire tel que celui-ci, le montant final des investissements publics auraient toutes les chances d’être trop élevé par rapport au montant optimal. La décision collective gaspillerait des ressources.

En 1961, Downs réagit à cet argument, en montrant que le résultat n’était pas lié à la règle de la majorité. Il montra que l’argument de Tullock était fondé sur une structure politique très éloignée de la réalité, négligeant notamment le caractère représentatif de la démocratie : les individus ne votent pas directement pour les lois et ne négocient pas directement avec les autres sur les décisions politiques (Downs, 1961, p. 194). En introduisant les partis politiques, Downs montra que le résultat ne serait pas irrationnel, mais au contraire rationnel, et qu’il n’y aurait pas surinvestissement, du fait de la concurrence politique entre partis : aucun parti ne survivrait à une réélection si sa politique était déficitaire économiquement. Néanmoins, la règle majoritaire n’en était pas moins critiquée : une coalition minoritaire supporterait le coût des routes de la majorité et subirait des pertes liées à l’intervention de l’État. Pour Downs, la conclusion de Tullock ne provenait pas de la règle de majorité simple, mais de l’idée que chaque agriculteur devait négocier de proche en proche pour s’assurer d’avoir suffisamment de votes pour proposer de réparer sa route, une situation peu réaliste (Downs, 1961, pp. 194-198).

Downs (1957a, 1960) montrait également que les administrations publiques échouaient à allouer efficacement les ressources. En se plaçant dans un contexte d’incertitude et de myopie des électeurs et des partis politiques, Downs présentait deux sources d’inefficiences contradictoires. En effet, il se pouvait que les électeurs ignorent quel type de dépenses publiques pourrait leur être favorable. Cherchant uniquement à recueillir les votes, et donc à formuler des politiques satisfaisant les attentes conscientes des électeurs ignorants, les politiques publiques n’alloueraient pas forcément les ressources menant au bien-être maximum. Ainsi, c’est l’idée même de concurrence politique entre partis, impliquant de maximiser le nombre de voix, qui mène à cette myopie et à la mauvaise allocation des ressources, argument que Becker (1958) avait également développé. De plus, les citoyens ignorants connaissaient plus facilement le coût de l’action publique que ses bénéfices (par exemple, le bénéfice des régulations diverses, ou les bénéfices indivisibles de l’armée, incertitude sur les conséquences futures d’une décision). Ainsi, la myopie des électeurs avait tendance à surévaluer les budgets publics. Le parti proposant moins de dépenses aurait souvent l’avantage.

Mais une tendance jouait en sens inverse. Il se pouvait que les budgets publics soient trop élevés par rapport aux budgets optimaux. En effet, pour gagner le soutien de certaines minorités, les partis proposaient des aides ciblées, en faisant reposer le coût total de cette aide sur la majorité des électeurs. Comme le parti devait séduire plusieurs minorités pour obtenir la majorité des voix, alors le nombre de dépenses pour s’assurer de leur soutien augmenterait. Ainsi, cette forme de log-rolling (qualifié « d’implicite » par Tullock) menait à un surinvestissement de la sphère publique. Quel était alors le résultat net ? Downs pensait que le premier effet surpasserait le second et que, contrairement à ce que démontrait Tullock, le niveau des dépenses publiques serait trop faible, trahissant d’une certaine manière sa foi dans les mérites de l’intervention publique. Cependant, dans tous les cas, le montant des dépenses publiques était sous-optimal.

Ces productions théoriques permirent d’apporter une réponse à la question, centrale dans les années 1950, de la répartition idéale entre sphère publique et sphère privée, en se fondant sur une analyse positive du fonctionnement des démocraties et des coûts supportés par l’inefficience de l’intervention publique. Néanmoins, une certaine disparité d’opinion pouvait émerger. Downs (1960) pensait que l’évolution des sociétés menait à une complexification du système social lié à une spécialisation des tâches toujours plus fortes, poussée par la division du travail. Ce phénomène s’accompagnait d’une hausse de la richesse générale qui poussait les individus à demander plus de biens de luxe et de services, ces derniers étant en partie fournis par l’État. Ainsi, il lui semblait naturel que l’État occupe une place toujours plus importante dans la société. Bien que Downs fût immédiatement considéré comme un auteur central pour l’analyse économique du processus politique, il présentait des divergences avec Becker, Buchanan, ou Tullock. Si Downs pensait qu’il pouvait exister des défaillances dans l’action collective, il pensait également qu’elles se manifestaient en un investissement public insuffisant. Cette conclusion s’opposait à la présentation idéalisée de l’État par Buchanan et Tullock. Ces derniers voyaient un moyen d’introduire une relation d’échange entre l’individu et l’État fondé sur un calcul lié aux règles de décisions. La croissance de la complexité des sociétés marquant la société moderne s’accompagnait nécessairement d’une hausse des coûts de négociations, et donc des coûts liés à la coordination de l’activité politique. Parmi ces coûts figuraient les externalités négatives que la majorité pourrait faire subir à une minorité, ainsi que le surinvestissement du secteur public en cas de log-rolling. Ces conclusions supposaient cependant l’existence préalable d’une entité collective. Or, le postulat de rationalité individuelle, sur lequel ces analyses étaient fondées, posait le problème de l’abstentionnisme rationnel, menaçant l’existence même de tels modes de décisions collectifs.