II.2.1. Downs et l’abstentionnisme

Downs (1957) remarquait que l’abstention était une caractéristique importante du processus démocratique. Cette constatation faisait écho au constat généralisé en sciences sociales, résumé par Philip K. Hastings, selon lequel le comportement abstentionniste « est tellement commun qu’il peut être assez justement considéré comme un des attributs définitifs de la démocratie américaine » (1956, p. 302)99. À partir des années 1940, l’abstention était devenue un sujet de préoccupation en science politique. Le fait que près de trente millions d’américains s’abstinrent en 1940, et qu’après la guerre, entre un cinquième et un tiers des inscrits ne votaient pas, était ressenti comme « une menace sérieuse » pour la démocratie (Connelly & Field, 1944 ; Rosenberg, 1951).

Graphique 1 : Évolution du taux de participation aux États-Unis de 1828 à 1996
Graphique 1 : Évolution du taux de participation aux États-Unis de 1828 à 1996

Source : Reproduit de Robert D. Putnam (2000), Bowling Alone, New York : Simon & Schuster Paperbacks.

En tant que cas particulier du comportement de vote, l’abstention fut analysée par les grands centres d’études interdisciplinaires tels que le Survey Research Center de l’université du Michigan, qui fut à l’origine de certaines études nationales publiées en 1954 et 1960, ainsi que par le Bureau of Applied Social Research dirigé par Paul F. Lazarsfeld à Columbia, à l’origine de travaux fondateurs sur le comportement de vote lors des campagnes présidentielles de 1940 et 1948100. Le phénomène d’apathie électorale avait également retenu l’attention du National Opinion Research Center à l’université de Denver, ce qui donna lieu à une étude de son directeur, Harry Field et de son adjoint, Gordon M. Connelly. « The Non-Voter-Who Is He, What He Thinks » (1944) décortiquait l’abstention à l’élection présidentielle de 1940 et tentait d’offrir une description précise et statistique des abstentionnistes. Celle-ci mettait au centre l’importance des effets de la ségrégation sur la participation, dont la moyenne dans les États du vieux Sud (en dessous de la ligne Mason-Dixon) approchait 34 %. Au début des années 1950, les résultats montraient toujours une abstention forte et liait toujours le problème des institutions démocratiques aux droits civiques des noirs.

Néanmoins, le problème de l’abstention ne pouvait se réduire à la seule question de la discrimination. Rapidement, les chercheurs identifièrent un problème informationnel. Dans la plupart des études, l’électeur était supposé voter pour diverses raisons telles que le sentiment de remplir un devoir, l’intérêt exprimé pour la politique et le prestige social qui en résulte, la pression sociale, la nature de la question sur laquelle on vote (Medema, 2008a). L’analogie entre les comportements d’achat de biens de consommation, supposés rationnels, et le vote, ne pouvait être faite. Les deux comportements étaient dissociés, car les préférences des électeurs provenaient de composantes culturelles et leurs anticipations sur les issues du choix politique reposaient plus sur la foi en un certain parti ou sur les espoirs placés dans certaines motions que sur le calcul précis des retombées futures de nouvelles politiques (Lazarsfeld, Berelson, & McFee, 1954). Pour J. T. Salter « l’homme n’est pas logique. C’est un frêle roseau » (1952, p. 16). Ainsi, l’électeur aurait moins d’information sur l’issue de son vote et les retombées futures de la politique à venir, que sur les conséquences d’un achat de biens de consommation. Dès 1944, les statistiques montraient le rôle du manque d’information dans la décision de s’abstenir : les abstentionnistes ignorants représentaient près du double des participants ignorants (Hastings, 1956).

L’électeur moyen était donc mal informé. Cependant, les chercheurs confondaient l’ignorance des électeurs avec leur manque d’éducation (Connelly & Field, 1944). La solution du problème était de fournir l’information et l’éducation nécessaire aux individus pour éclairer et orienter leurs comportements, afin de les rendre compatible avec l’éthique démocratique des États-Unis. Pour Salter (1952) « le travail d’enseignant est inclus dans le rôle du politicien » (p. 16)101. Cette conclusion imprégnait les sciences sociales sur d’autres sujets connexes, en raison notamment de la forte influence de l’ouvrage de Myrdal, An American Dilemma (1944), lequel traitait de l’approche des relations raciales aux États-Unis. Selon Myrdal, la ségrégation était la manifestation d’un dilemme moral entre les pratiques discriminatoires et les valeurs américaines (le « credo américain »), centrées sur la république, la liberté et l’égalité des chances102. Pour Myrdal, seule l’éducation permettait d’agir sur les comportements et réduire la discrimination. Les chercheurs qui poursuivirent sur cette lancée centrèrent leurs travaux sur l’idée que la recherche scientifique fournirait de l’information afin de contribuer à l’éducation de la population. De la même manière, les chercheurs en sciences politiques pensaient que l’étude de l’apathie des électeurs permettrait de limiter le problème qu’elle représentait pour la démocratie (Connelly & Field, 1944). Nous verrons dans la deuxième partie que la notion d’éducation fut également centrale dans l’analyse des problèmes qui touchèrent la société américaine des années 1960.

Le rôle de l’ignorance dans le comportement d’abstention était avéré par les études statistiques. Néanmoins, les politologues ne l’avaient pas relié à un comportement rationnel. Pour Downs, comme pour Becker (1958), tout était lié à l’information imparfaite. Inévitablement, l’acquisition d’information engendrait un coût pour le citoyen, tout comme sa production constituait un coût pour les partis politiques. Le citoyen procédait au calcul économique standard et sa demande d’information devait égaliser le coût marginal d’obtention de l’information et le bénéfice marginal, ce dernier provenant principalement du surplus d’utilité résultant d’une décision informée. Ainsi, les électeurs ne se tiendront pas informés de toutes les politiques promises par les partis sur tous les sujets possibles, mais seulement de certaines. De ses aveux même, Downs (1995) aurait tiré cette représentation des électeurs de sa propre expérience en tant que président des étudiants au Carleton College. Après avoir été élu, il s’était confronté à l’indifférence des étudiants vis-à-vis de son bilan. Il en déduisit que ses actions n’avaient affecté que des points spécifiques de la vie du campus, et que la plupart des étudiants se préoccupaient de choses les concernant plus directement (ibid.).

Les politologues avaient conscience que dans la société de masse des années 1950, les comportements d’abstention manifestaient un sentiment d’impuissance quant à l’issue du vote. Cette idée était renforcée par la structure perçue du système économique, constitué de grands blocs, eux-mêmes faits de lobbies, de corporations géantes, de syndicats, trop puissants pour être combattus par un vote individuel (Rosenberg, 1951, p. 9). Cette idée avait également un fondement économique : depuis la conquête de l’Ouest, les États-Unis s’étaient développés sur l’idée de la main invisible, l’État ne servant qu’à garantir le cadre permettant à chacun de satisfaire ses intérêts personnels et donc, l’intérêt de tous. Dans le cadre du vote, contrairement à l’activité économique, il n’existait pas de relation de réciprocité contractuelle entre l’État et l’individu (ibid., p. 11)103. Les bénéfices liés au vote étaient donc peu apparents.

Cette constatation, nous l’avons vu, était également partagée par Downs (1957a). Il formulait alors une idée proche de celle du « passager clandestin » : puisque le vote individuel n’a qu’un impact très faible sur la décision finale, le retour sur investissement de l’acquisition d’information est très faible. Ainsi, il est rationnel pour certains de ne pas s’informer du tout. De plus, les individus n’ont pas vraiment d’incitation à voter car ils bénéficient sans coûts de la décision collective sans avoir à y participer. Les gains espérés liés à l’action de voter étant tellement faibles, si le coût lié au fait d’aller voter augmente, comme c’était le cas lorsque les élections étaient tenues durant les vacances, alors l’abstention augmenterait inexorablement.

Cette théorie offrait une approche théorique à un problème qui inquiétait les chercheurs américains dans la société d’après-guerre. La réflexion politique autour de la notion d’abstentionnisme révélait les tensions et problèmes scientifiques plus généraux au sein de la science politique. Bien que l’étude des comportements de vote ait mobilisé la psychologie, la science politique et la sociologie depuis les travaux fondateurs de Charles Merriam, Charles H. Titus, Harold. F. Grosnell, Stuart A. Rice, ou encore Ben A. Arneson, la multiplicité des approches encourageait parfois à des résultats contradictoires (Eldersveld, 1951). De plus, l’étude du comportement de vote n’était non pas focalisé sur la composante comportementale, mais sur le contexte dans lequel il prenait naissance, c'est-à-dire celui des institutions gouvernementales (Eldersveld, 1951). Cette distinction est importante, car l’étude de Downs avait précisément vocation à offrir une représentation du comportement de vote modélisé comme le processus de choix de l’électeur entre les différentes issues possibles.

Le comportement de vote avait donc été peu théorisé. Il avait suscité différents types d’études, notamment celles de Lazarsfeld au Bureau of Applied Social Research, qui avaient pour but d’explorer les interactions dynamiques entre facteurs politiques, économiques, sociologiques, religieux, utilisant les techniques de recherche empiriques les plus avancées. Néanmoins, malgré la grande qualité de cette recherche, Eldersveld (1951) soulignait ses limites, car elle n’avait pas obtenu de résultats réellement solides permettant de répondre aux questions fondamentales des politologues à ce sujet, et permettant d’asseoir l’analyse théorique du comportement sur des fondations solides. La recherche en sciences politique ne satisfaisait pas les critères scientifiques généralement admis par la plupart des chercheurs. Pour Eldersveld :

‘« [u]ne pléthore d’intuitions et de présuppositions sur les comportements de votes existent, leur variété dépendant de la personnalité de l’auteur ou de l’expérience immédiate du chercheur. Mais souvent, ces intuitions ne sont même pas fondées sur un type de faits surgissant d’une observation préliminaire prolongée, et ne sont jamais interconnectés à un schéma significatif » (1951, p. 83)104. ’

En somme, « il n’y a que peu de programmes de recherche visant à la construction d’une théorie intégrée » (ibid., p. 83)105.

À la différence de bon nombre d’études dans les autres sciences sociales, Downs ancrait sa théorie sur le postulat de rationalité des agents. De toute évidence, le modèle de l’agent rationnel était peu familier aux politologues. Pour Salter (1952), l’électeur se devait, une fois dans l’isoloir, de « penser […] au-delà de sa propre personne ; on lui rappelle qu’il ne vit pas tout seul. Il utilise son vote pour l’État, pour le public – non pas pour son intérêt privé » (Salter 1952, p. 9)106. L’auteur poursuivit en citant le président américain Grover Cleveland, pour qui les électeurs agissaient l’espace d’un instant comme certains haut fonctionnaires, c'est-à-dire comme s’ils étaient investis d’une mission de service public. Cette citation trahissait une conception particulière du comportement politique : non seulement l’électeur ne votait pas en fonction de son seul intérêt propre, mais au moment du vote, il se comportait l’espace d’un instant comme les autres fonctionnaires, eux même représentés comme des despotes bienveillants, n’agissant que dans le sens du bien commun. L’activité politique impliquait donc de « travailler pour le bénéfice de larges masses d’inconnus, dans un esprit de communion, de fraternité, et de transcendance » (Rosenberg, 1951, p. 12)107.

Néanmoins, certains politologues reconnaissaient les limites de cette approche. Rosenberg (1951) par exemple, considérait que la sphère du comportement politique ne pouvait être séparée d’autres domaines de la vie humaine. En tant que sujet aux frontières des sciences sociales, la recherche se devait de s’ouvrir à l’interdisciplinarité. La réception de An Economic Theory of Democracy illustra précisément ce point. Pour de nombreux politologues, la théorie de Downs ne donnait pas de résultats très intéressants (voir Pennock, 1958 ; Banfield, 1958 ; Lindblom, 1957)108. Au mieux, elle reformulait des problèmes déjà connus de la plupart des spécialistes de ce domaine. Notre analyse du contexte scientifique entourant sa réflexion sur l’abstentionnisme le prouve. Bon nombre de ses intuitions sur l’ignorance rationnelle étaient connues des spécialistes. Pour Almond (1995), ce point marque un clivage dans la réception des travaux de Downs. Tandis que certains politologues étaient opposés à une représentation unidimensionnelle du comportement politique, la venue d’un cadre d’analyse théorique compatible avec les résultats de recherches antérieures fut saluée par d’autres.

En effet, la plupart des critiques saluèrent la structure logique du modèle de Downs. Faisant écho à bon nombre de politologues, Lindblom remarquait à propos de la discipline qu’« il n’y a pas de science sociale plus en retard et moins prometteuse pour l’élaboration d’une théorie systématique » (1958, p. 240)109. Charles Farris en concluait donc qu’« à ce stade de développement de la science politique, ce qui est frappant à propos du modèle de Downs c’est qu’il le produisit, et qu’un politologue ne le produisit pas » (1958, p. 573)110. Almond (1995) lui-même affirme s’en être servi dans le cadre de ses cours à Princeton pour organiser et analyser les résultats de ses recherches empiriques. Tout comme pour la réception de The Calculus of Consent, le cadre d’analyse de la théorie économique, même s’il impliquait de s’écarter d’une certaine forme de réalisme dans la description du comportement politique, apparaissait prometteur pour le développement d’une théorie politique.

Le problème théorique posé par l’abstentionnisme rationnel et ses conséquences sur le processus démocratique n’était que secondaire dans la théorie de Downs. Il nous permet de montrer l’intérêt perçu de l’approche économique dans l’étude du comportement des électeurs, notamment leur ignorance. Malgré l’intérêt du modèle théorique fondé sur la théorie microéconomique, il fut critiqué pour son indétermination quant à l’abstentionnisme rationnel (voir Medema, 2008a). Le postulat de rationalité menait à deux prédictions extrêmes : tous les citoyens votent ou s’abstiennent. Pour justifier de la participation de certains, Downs introduisait un calcul entre les bénéfices (nécessairement très élevés) de la préservation du régime démocratique et les coûts liés au fait de voter (nécessairement plus faibles). Ce faisant, il négligeait le caractère collectif du régime démocratique et les problèmes de « passagers clandestin » qui en dérivait. La théorie d’Olson (1965), fondée elle aussi sur le postulat de rationalité des agents, allait explorer plus en détail les liens entre ce comportement de « passager clandestin » et la viabilité de l’action collective au sein de la société. Ce cadre permettait d’apporter de nouvelles réponses à la question de la répartition optimale entre activités publiques et privées.

Notes
99.

 « The off-year, non presidential elections bring into sharp focus the widespread political apathy of the American electorate, whose chronic non-voting is so common that it may fairly be considered one of the definite attributes of American democracy ».

100.

Concernant les études du Survey Research Center, voir Angus Campbell, Gerald Gurin & Warren E. Miller, The Voter Decides, Evanston III et White Plains, New York : Row, Peterson and Company, 1954 ; ainsi que Angus Campbell, Philip E. Converse, Warren E. Miller et Donald E. Stokes, The American Voter, New York : John Wiley and Sons, 1960. Pour les études du Bureau of Applied Social Research sur l’élection présidentielle de 1940, voir Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson et Hazel Gaudet, The People’s Choice, New York : Duell, Sloan et Pearce, 1944. Sur l’élection de 1948, voir Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson & William N. McFee, Voting : A Study of Opinion Formation in a Presidential Campaign, Chicago : The University of Chicago Press, 1954.

101.

« The task of the politician includes the job of the teacher ».

102.

Pour plus de détails sur Myrdal et le credo américain de l’après guerre, voir le chapitre III, infra.

103.

 Cette idée faisait écho à la comparaison entre vote et marché à laquelle se livrait Buchanan à la même période.

104.

« A plethora of voting behavior hunches and presuppositions exists, the variety depending on the personality of the writer or the immediate experience of the researcher. But these hunches are often not based on even the kind of facts that comes frome prolonged preliminary observation, and they are never interrelated into a meaningful picture ».

105.

« A third criticism, also in line with what has already been said, is that there is very little research planning leading to integrated theory construction ».

106.

« To do this he must think of something beyond his own skin and bones: he is reminded that he is not living alone. He uses his vote for the state, the public – not for a private interest ».

107.

 « Political activity implies working for the benefit of large masses of unknown people in a spirit of communality, brotherhood and uplift ».

108.

Par exemple, Banfield (1958) écrivait qu’« à deux ou trois exceptions près, les 25 propositions ne sont pas intéressantes. Certaines sont évidentes ou triviales […] D’autres sont tellement équivoques qu’il est difficile de voir comment elles pourraient être testées […] D’autres encore sont des affirmations prudentes en raison de leur extrême imprécision (1958, p. 325).

« The sad fact is that with two or three exceptions, the 25 propositions are not interesting. Some are obvious or trivial […] Others are so equivocal that it is hard to see how they could be tested […] Still, others are safe statements because of their extreme vagueness ».

109.

« I have been repeatedty assured by members of the profession that no social science is more retarded and non less promising for systematic theory ». Lindblom joua un rôle important dans la diffusion des idées de Downs, car il réussit à convaincre plusieurs éditeurs de publier la thèse de Downs.

110.

« At this stage of development of political science, what is striking about Downs model are these things : that he produced it at all, and that a political scientist did not produce it ».