II.2.2. The Logic of Collective Action et la justification de la coercition

The Logic of Collective Action (1965) fut une autre contribution majeure à l’analyse de la faible participation dans les groupes composés d’individus rationnels. Son auteur, Olson, obtint son master en économie à Oxford, et partit ensuite à Harvard pour y poursuivre ses études. Celles-ci furent interrompues par son service militaire, qu’il effectua de 1961 à 1963 au département d’économie de l’U.S. Air Force Academy. Il commença alors son travail de thèse (Dixit, 1999). C’est dans cet environnement qu’il rencontra Thomas C. Schelling, un économiste travaillant à RAND sur l’application de la théorie des jeux à l’analyse des conflits (menaces de guerres, guerres, grèves, etc.) et qui avait publié en 1960 The Strategy of Conflict 111. Peu de temps après, Schelling occupa un poste à Harvard et devint son directeur de thèse. Olson lui fit lire une première version de sa thèse, que Schelling rejeta. Après deux révisions successives, Olson soutint sa thèse en 1963 qui fut publiée en 1965 sous le titre The Logic of Collective Action.

À Harvard, Olson étudia dans un environnement propice à l’interdisciplinarité. Tout d’abord, ce n’était pas la première fois que des chercheurs tentaient une expérience interdisciplinaire, comme en témoigne le cours de Smelser, Parsons et Duesenberry dans les années 1950 (voir l’introduction supra). The Logic of Collective Action bénéficia de commentaires de la part de chercheurs très différents. À Harvard, il reçu, entre autres, les commentaires de Otto Eckstein, Edward Banfield, Galbraith et Parsons. Bien que non crédité dans les remerciements, John Rawls est également mentionné dans le livre pour avoir conseillé à Olson de lire David Hume. De Princeton, où Olson était professeur assistant à partir de 1963, il reçu les commentaires de Baumol, mais également de Richard A. Lester, néoinstitutionnaliste spécialisé dans les relations industrielles, et de l’économiste des finances publiques Richard Musgrave. Il reçu enfin les commentaires de Buchanan et Tullock, ainsi que de Rothenberg (Chicago) et de McKean (RAND). Notons que certains de ces chercheurs retrouvèrent Olson aux Conferences on Non-Market Decision Making organisées par Buchanan et Tullock à partir de 1963 (voir infra). Olson voulait faire de son livre une contribution qui impressionnerait les économistes, mais Schelling parvint à le convaincre d’orienter le propos en direction des sociologues et politologues (Schelling, 2000). Cette influence se manifesta dans le livre par les nombreuses références à la littérature des sciences sociales.

Le point de départ d’Olson était de critiquer l’idée généralement admise que des individus participant l’activité d’un groupe ayant un intérêt clairement identifié poursuivront l’obtention de cet intérêt commun. Pour Olson, un groupe existe parce qu’il cherche à satisfaire un intérêt commun à tous ses membres, ce qu’Olson considère comme un bien collectif. La discussion d’Olson s’inscrivait donc directement dans l’analyse de la production de biens collectifs, et donc des externalités. Réintégrer l’action collective et les comportements de groupes comme un cas particulier de la théorie des biens publics et des externalités permettait de lier cette théorie au débat déjà ouvert par les théoriciens du bien-être, des finances publiques ainsi que par les théories économiques du politique112.

Ainsi, comme l’écrit Schelling :

‘« Du point de vue de la science économique, Olson était dans l’étude des "biens publics" et des "externalités". Ces notions n’étaient pas nouvelles ou inconnues pour les économistes quand The Logic of Collective Action apparut. La particularité d’Olson n’était pas d’avoir développé ces outils et concepts mais d’avoir regardé au-delà des phares et des fumées de cheminées – ce qui fut connu sous le nom de "défaillances de marché" – et d’avoir vu que les mêmes mécanismes étaient à l’œuvre dans la société et spécialement en dehors du domaine des oligopoles, là où ces principes avaient été appliqués pendant des décennies », (2000, p. 798)113. ’

Dans son interview à Swedberg, Schelling déclare que le travail d’Olson ne suscita pas un intérêt très fort de la part des économistes, qui connaissaient déjà très bien le sujet. Le livre suscita précisément l’intérêt des politologues et des sociologues parce qu’ils n’étaient pas familiers avec ce type de concepts (Swedberg, 1990a).

À l’instar des travaux de Becker et Downs, l’intérêt de la démarche d’Olson était de montrer comment les mécanismes de marché, la notion d’agent rationnel et le principe de la concurrence, pouvaient s’appliquer en dehors du strict cadre de la sphère économique. Olson se fondait sur une constatation déjà été avancé par Samuelson (1954), Downs (1957) ou encore Becker (1958) : si les agents sont rationnels, aucun n’aura intérêt à supporter une fraction du coût de l’action collective car il en bénéficiera automatiquement. Néanmoins, si tous les agents se comportent comme des passagers clandestins, il sera impossible pour le groupe d’œuvrer dans son intérêt et celui de ses membres. Parmi les cibles, Olson critiquait directement la vision marxiste de la lutte des classes.

Ce faisant, Olson critiquait les résultats de la science politique (notamment Verba), de la sociologie (en particulier Parsons), qui considérait l’individu comme ayant une tendance naturelle à la participation à la vie du groupe. En introduisant l’agent rationnel, Olson montrait que cette participation n’était pas naturelle. Il fallait isoler la taille du groupe comme variable décisive (Olson, 1965, pp. 16-22). Cela contredisait les études précédentes qui voyaient dans l’existence de petits groupes comme des grandes sociétés la manifestation d’une tendance sociale naturelle. Olson procédait alors à une classification en trois groupes : les groupes privilégiés, faits d’un petit nombre de membres, les groupes intermédiaires, et les groupes latents, composés d’un très grand nombre de membres (ibid., pp. 43-52).

Si les groupes sont constitués d’agents rationnels, alors leur comportement peut être assimilé à celui d’une industrie. Par exemple, dans une industrie en situation de concurrence pure et parfaite et pour laquelle la demande est relativement inélastique au prix, en situation de déséquilibre le prix est supérieur au coût marginal des firmes. Toutes les firmes sur ce marché ont un intérêt commun : profiter d’un niveau de prix le plus élevé possible. Mais le jeu de la concurrence pousse chaque entreprise à baisser son prix pour capter toute la demande, et donc empêche le groupe de se comporter dans son intérêt. Pour Olson, le prix élevé de l’industrie s’assimile à un bien collectif. Le comportement rationnel de chaque entreprise empêche le groupe d’obtenir ce bien. Le nombre, donc l’hypothèse d’atomicité, était la variable la plus importante (ibid., pp. 9-16). Dans un groupe fait de peu de membres, il se peut que des interactions stratégiques puissent avoir lieu, car la part du bien collectif capté par chacun est grande. Le faible nombre réduit les coûts de négociations et de concertation. De plus, dans un petit groupe, un bien collectif pourra être produit si un membre estime en avoir suffisamment besoin pour en financer une partie conséquente. Dans ce cas, il se peut que les plus petits membres agissent en passagers clandestins. Non seulement le groupe ne devrait pas fournir une quantité optimale du bien collectif, mais les plus petits membres « exploiteront » le plus important (ibid., pp. 22-33).

Cependant, le livre se focalisait sur le fonctionnement de groupes latents, caractérisés par l’atomicité de ces membres : qu’un membre participe ou non, l’effet sur la production de bien collectif globale est invisible, incitant les membres à ne pas contribuer tout en bénéficiant des retombées collectives. De plus, utilisant un argument analogue à The Calculus of Consent de Buchanan et Tullock, plus le groupe était grand, plus les coûts de production d’un bien collectif augmenterait, et moins le bénéfice marginal de ce bien serait important pour chacun des membres (Olson, 1965, p. 47). Par conséquent, aucun membre d’un groupe latent n’aurait intérêt à œuvrer dans l’intérêt commun du groupe, et l’action collective serait impossible.

Buchanan était également parvenu à cette conclusion. Le manuscrit d’Olson circulait au Thomas Jefferson Center depuis 1963. Buchanan l’avait fait également lire à ses graduate students 114. Son article de 1965, « Ethics Ethical Rules, Expected Values and Large Numbers », menait aux mêmes conclusions que The Logic of Collective Action : à partir d’un certain nombre d’individus constituant un groupe, l’action collective n’est plus possible, car la tentation de se comporter en passager clandestin est trop forte, faute de pression sociale. Le modèle de Buchanan se focalisait sur le comportement moral de chaque individu. Plus le nombre d’individus d’un groupe était restreint, plus un choix individuel avait d’importance dans la décision des autres.

La théorie d’Olson permettait d’expliquer un certain nombre de phénomènes observés par les chercheurs. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, la théorie donnait une explication assez similaire à celle de Downs pour le manque de participation dans une démocratie. De plus, elle permettait d’expliquer pourquoi les pouvoirs publics étaient si prompts à satisfaire les groupes de pression au détriment de la majorité. Les milieux d’affaires étaient en effet caractérisés par le plus grand nombre de lobbies. Pris dans leur ensemble, les milieux d’affaires, ne pouvaient aspirer à tirer un intérêt du gouvernement du fait de leur taille (c’est un groupe latent) tandis que des lobbies organisés par industries le plus souvent composées d’un petit nombre de firmes, permettait d’expliquer en quoi, dans un système démocratique appliquant le plus souvent la règle de la majorité simple, ils étaient si privilégiés.

Afin d’expliquer l’existence et la pérennité de grandes institutions, Olson démontrait donc qu’elles devaient développer des mécanismes d’incitations positives ou négatives autres que la poursuite de l’intérêt de chacun de ses membres par la production du bien collectif. Parmi les incitations positives, Olson mentionnait des « incitations sélectives », qui prenaient la forme de services ou de rémunération qui bénéficiaient à chaque membre d’un groupe (ibid., pp. 43-52). Par exemple, au-delà de la défense des intérêts des syndiqués face aux chefs d’entreprise, un syndicat peut proposer des systèmes d’assurance ou de garde d’enfants. La coercition était le principal système d’incitation négative. Pour Olson, seule la coercition permettait d’assurer à l’État que les individus paient bien leurs impôts (argument déjà développé en théorie des finances publiques). Mais la coercition était aussi un moyen pour des groupes plus petits d’assurer l’efficacité de leur action. Notamment les syndicats : sans système de coercition forçant l’inscription des nouveaux travailleurs aux syndicats (« closed shops ») ou l’usage de la violence en empêchant d’autres travailleurs de briser la grève, l’action collective était sérieusement remise en question (ibid., pp. 67-76). À propos du comportement moral, Buchanan (1965) montrait également que l’État devait intervenir pour faire imposer et respecter un certain nombre de codes éthiques.

En élargissant l’analyse économique des biens publics aux syndicats, Olson contribuait également à intégrer le modèle de l’agent rationnel au Labor Economics. Ce domaine était un des derniers bastions de l’institutionnalisme aux États-Unis, courant de pensée qui était sérieusement mis à mal par le développement de l’économie néoclassique (ou le keynésianisme de la synthèse) dans de l’après-guerre (Morgan & Rutherford, 1998). Les institutionnalistes considéraient que le marché du travail n’était pas un marché comme les autres, notamment du fait de la présence de syndicats dans la négociation collective. Il ne pouvait par conséquent être analysé à l’aide de la théorie néoclassique standard (voir chapitre III, infra). Beaucoup d’études historiques, statistiques et sociologiques s’étaient intéressés aux problèmes de faible participation des syndiqués dans les grandes institutions et de bureaucratisation des syndicats, et plus généralement aux problèmes politiques que ces institutions pouvaient rencontrer. La popularité des syndicats aux États-Unis s’expliquait par le fait qu’ils représentaient l’introduction de la démocratie (sous la forme de la représentation des salariés) dans le milieu des affaires et de l’industrie (Seidman, 1953)115. Olson s’intéressait lui aussi à ce domaine, mais fondait sa théorie sur l’hypothèse de rationalité des agents.

L’analyse des relations entre les comportements rationnels et la coercition ne devait pourtant pas se traduire chez Olson par une remise en cause systématique de l’action de l’État au prétexte qu’elle limite les libertés individuelles. Par exemple, Olson s’opposait à une loi voulant défendre le « droit au travail », qui menaçait l’efficacité d’une grève et le pouvoir coercitif des syndicats, en considérant que la participation volontaire à un grand syndicat mènerait nécessairement à son démantèlement, et ce, même si les syndiqués sont unanimes quand à leur intérêt commun (Olson, 1965, pp. 88-91). Cela mènerait à la fin de la défense de l’intérêt des salariés. En 1947, le Taft-Hartley Act avait en effet interdit les « closed shops » mais le débat entre les chercheurs sur les bienfaits de cette loi sur l’activité syndicale n’était pas clos. Pour les mêmes raisons, Olson s’opposait à la constitution d’une armée volontaire. Les bénéfices d’une armée volontaire étant collectifs, la constitution d’une telle armée ne serait pas viable. Ainsi, la coercition de l’État n’était pas un problème lorsque celui-ci produisait un bien collectif (ibid., pp. 91-97). Un gouvernement se devait de réduire les libertés économiques pour produire certains biens publics (le respect de ces libertés, par exemple). L’élargissement du domaine d’intervention de l’État n’était donc pas à critiquer systématiquement, lorsque celui-ci concernait la fourniture de biens publics.

Pour Olson, tout comme pour Downs, critiquer l’action collective, en analysant ses défaillances, ne revenait pas à remettre en cause l’intervention de l’État, voire à en diminuer la portée. La critique permettait de confronter plus précisément les bénéfices et les coûts de la régulation publique et marchande. Chez Downs, le budget de l’État était certainement sous évalué, tandis que chez Olson, son intervention dans la provision de biens publics était incontestable. D’ailleurs, ces deux auteurs travaillèrent pour l’administration Johnson à partir de la seconde moitié des années 1960 (voir le chapitre IV, infra). Par conséquent, les points de vue sur la juste répartition entre sphère privée et publique pouvaient différer entre ces auteurs, d’un côté, et Becker, Buchanan ou Tullock, de l’autre. La proximité des questionnements entre tous ces auteurs fut ce qui motiva néanmoins les premières Conferences on Non-Market Decision Making.

Notes
111.

 Olson et Schelling se rencontrèrent dans la voiture qui les conduisait de l’Air Force Academy fondée à Colorado Springs à l’aéroport de Denver, car Schelling devait donner un cours devant des cadets de l’armée. Olson aurait immédiatement évoqué le sujet sur lequel il voulait travailler dans le cadre de sa thèse (Schelling, 2000).

112.

 Nous doutons donc du bien-fondé de la remarque d’Avinash Dixit : « [E]n 1965, quand La Logique de l’Action Collective d’Olson fut publié, le monopole était quasiment la seule exception admise à l’efficience des marches. Les externalités et les biens publics étaient mentionnés dans la dernière semaine d’un cours de microéconomie, plus comme une curiosité que comme un problème économique à prendre sérieusement en considération ». (Dixit, 1999, p. 443).

« But in 1965, when Olson's Logic of Collective Action was published, monopoly was almost the only admitted exception to the efficiency of markets. Externalities and public goods were mentioned in the final week of a microeconomics course, more as curiosa than as real economic problems to be taken seriously ».

113.

« From the standpoint of economics, Olson was in the business of "public goods" and "externalities". These were no longer new or unfamiliar to economists when Olson's Logic of Collective Action appeared. Olson's uniqueness was not in developing the tools and concepts but in looking beyond lighthouses and chimney smoke-what came to be known as "market failure"-and seeing the same mechanisms working throughout society and especially outside the realm of business oligopoly where these principles had been applied for decades ».

114.

Buchanan à Olson, 8 janvier, 1965, MOP, Boîte 20, dossier « B ».

115.

Voir notamment les articles cités par Joel Seidman parus dans la revue Industrial and Labor Relations.