II.2.3. La professionnalisation d’une discipline

Comme en témoigne, par exemple, la convergence des conclusions de Buchanan (1965) et d’Olson (1965), certains chercheurs manifestaient un intérêt commun pour une l’analyse du politique fondé sur l’hypothèse de rationalité des agents. Cet intérêt commun dépassait largement leurs différences d’opinion quant à la portée de l’intervention de l’État. En 1963, Tullock et Buchanan décidèrent de regrouper ces chercheurs dans le cadre de la Conference on Nonmarket Decision-Making. Financée en partie par la National Science Foundation, elle fut tenue à la William Faulkner House de l’université de Virginie. Furent invités des économistes comme : Downs, Harsanyi, Olson, Tullock, Roland McKean, des politologues dont William Riker, Vincent Ostrom, Gerald Kramer, ou encore Banfield, et, enfin, des philosophes politiques comme Rawls (Medema, 2000)116. Au-delà de la communauté d’intérêt entre les différents participants, la diversité des perspectives fut l’occasion pour le Thomas Jefferson Center de montrer une autre facette de sa recherche et de tenter de se détacher de son image de conservatisme (ibid.).

De l’avis des participants, la conférence fut un succès. Fut alors formé le Committee on Non-Market Decision Making dans le but d’organiser des conférences ultérieures et éventuellement, publier certains articles. Créé par Buchanan et Tullock, le Committee comprenait Banfield, Harsanyi, Ostrom, Riker et McKean. Une deuxième conférence fut donc tenue à Big Meadows Lodge en Virginie an octobre 1964 avec des contributions d’Olson et d’Henry Manne (Wagner, 2004).

Ce mouvement interdisciplinaire était l’occasion pour des chercheurs venus d’autres horizons, tels que Riker ou Rawls, d’approfondir l’usage de la théorie économique comme base de réflexion sur les problèmes de constitution, de fonctionnement démocratique, ou de justice. Le cas de Riker est très intéressant, car en plus d’assister aux conférences, il contribua à développer l’usage de l’hypothèse de l’agent rationnel en sciences politiques par la création d’un cursus spécifique à l’université de Rochester117.

Riker avait soutenu sa thèse de science politique en 1948 à Harvard sous la direction de Carl Friederich. Comme beaucoup de productions scientifiques dans la discipline, sa thèse était une étude de cas sur le Council of Industrial Organizations. Il fut par la suite recruté à l’université du Wisconsin en 1949, où il resta pendant une décennie. Sa recherche en sciences politiques fut bouleversée par deux articles de Lloyd Shapley et Martin Shubik de 1954. Venant de RAND, ces deux auteurs développaient une méthode de quantification du pouvoir, le « power index », lié à la capacité d’un homme politique à influer sur la décision finale d’une assemblée. Cette nouvelle approche suscita la curiosité de Riker pour la théorie des jeux, avec laquelle il se familiarisa en lisant le manuel de Duncan Luce et Howard Raiffa (1957), eux-mêmes à RAND (Riker, 1992). Il se mit à travailler sur les fondations de Shapley and Shubik, et se familiarisa également avec la théorie émergente du politique développée par Black, Arrow puis Downs.

Riker postula au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences en 1959 dans le but d’ériger sa propre théorie positive du fonctionnement démocratique, qui permettrait de faire de la théorie politique une science analogue à la théorie néoclassique en sciences économiques. C’est durant l’année 1960-1961, passée au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, que Riker écrivit The Theory of Political Coalitions, publié en 1962. Cette théorie, semblable par son objet à celle de Downs, postulait que l’agent politique était rationnel parce qu’ils maximisaient son pouvoir, non pas les voix obtenues. Sa rationalité s’exprimait par la minimisation des coûts : son but était de former la coalition minimale lui permettant de remporter l’élection. Insatisfait de l’état de la science politique, il s’écarta des solutions que les politologues behavioralistes et pluralistes préconisaient alors, en se fondant sur la théorie du choix rationnel et la théorie des jeux.

En 1963, Riker fut choisit par les administrateurs de l’université de Rochester pour diriger le cursus de sciences politiques. Ce choix se produisit dans un climat de changement à Rochester, car l’université cherchait à construire un cursus de sciences sociales rivalisant avec les meilleures universités. Le budget octroyé à l’université était en outre très important, le troisième derrière Harvard et Yale, et dont une partie était fourni par le directeur de la Haloid-Xerox Corporation. Les financements étaient destinés à supporter un cursus orienté vers la recherche quantitative imitant la recherche en sciences physiques. Riker semblait par conséquent un choix approrié aux aspirations scientifiques de l’université. Dans ce mouvement de rénovation, fut recruté l’ancien doyen de la Chicago Business School, Allen Wallis au poste de président de l’université.

En arrivant à Rochester, Riker transforma le cursus et notamment les prérequis pour les nouveaux doctorants, en renforçant les exigences sur la quantification et l’analyse formelle. Riker y développa un cursus inédit en sciences politiques mêlant théorie positive et approche behaviorale. Ainsi, Rochester fut le premier centre de sciences politique qui développa l’approche issue des travaux de Black, Downs, Buchanan, Tullock, ce qui contribua à la dissémination progressive de cette approche dans la discipline.

Notes
116.

 Il est difficile de savoir comment Rawls fut invité à cette conférence. Il existe toutefois un lien entre Buchanan et Harvard mettant en relation Olson, Rawls et Buchanan.

117.

Sauf mention spéciale, les éléments biographiques sur Riker se fondent sur l’article d’Amadae & Mesquita (1999).