Conclusion de la Partie I

En réponse à la montée en puissance de l’intervention de l’État dans la vie économique et sociale, certains économistes contestèrent la représentation traditionnelle que leur discipline réservait à l’État. Leur réaction fut d’élargir la notion d’État par l’utilisation du concept plus vaste de choix collectif. Partie d’une réflexion aux frontières des sciences sociales, l’analyse économique du politique permit de montrer comment, sous certaines conditions, le marché pouvait représenter une solution alternative puissante à la régulation politique. En s’intéressant aux défaillances du processus politique, ces théories furent le miroir de l’analyse des défaillances de marchés en sciences économiques.

Ce faisant, les économistes proposaient différentes réponses à la question centrale de la répartition optimale entre activités publiques et activités privées. Pour les partisans du libre marché, tels que Becker ou Buchanan, la théorie économique du politique fut un moyen de soutenir la régulation marchande, notamment dans sa capacité à allouer de manière optimale les ressources. Pour Buchanan, l’échange n’était pas seulement une alternative à la décision politique. Il constituait le cœur du processus de constitution politique. D’autres économistes plus favorables à l’intervention de l’État, tels Olson ou Downs, utilisèrent un raisonnement opposé : les défaillances de l’action collective ne justifiaient pas systématiquement le recours au marché.

De ces analyses, les sciences sociales tirèrent l’idée que la science économique avait son mot à dire dans l’analyse de phénomènes non marchands. Cette place fut d’ailleurs revendiquée avec l’institution du programme de recherche du Committee on Nonmarket Decision-Making. Parmi les chercheurs participants à ce mouvement et désirant l’élargissement des frontières de la science économique pour une plus grande prise en compte des phénomènes hors marchés, il est très surprenant de ne pas voir figurer le nom de Gary Becker. Sa contribution de 1958 l’insérait directement dans la discussion sur l’analyse économique du politique et son livre de 1957 sur la discrimination, ainsi que ses travaux sur la fécondité, auraient pu lui donner l’accès à ces conférences sur les décisions hors marché. Néanmoins, Becker n’y fut pas invité. Il ne figurait pas non plus sur la liste des références bibliographiques pertinentes pour l’analyse des décisions hors marché sélectionnées par Mark V. Pauly en 1967, et publiée dans le deuxième volume de la revue Public Choice. Pourtant, la sélection se voulait exhaustive. Elle était composée de trois parties : la première consacrée à l’analyse des décisions hors marchés, la deuxième aux contributions liées aux problématiques économiques connexes (c’est à dire la théorie du bien-être et des finances publiques), et la troisième aux contributions en philosophie, psychologie sociale et autres domaines. Dans cette liste, figuraient, par contre, les principaux participants des conférences organisées par Buchanan et Tullock118.

Ainsi, la création de ce qui deviendra le mouvement du Public Choice illustra les différents aspects de la création d’un nouveau courant de recherche. Il s’était construit en opposition avec les conceptions traditionnelles de la science économique et de la science politique, mais sa constitution excluait également d’autres approches. Becker ne semblait pas analyser des questions qui intéressaient les membres du Committee on Non-Market Decision Making. L’article de 1958 était résolument orienté vers la concurrence monopolistique. Publié dans le premier numéro du Journal of Law and Economics, il peut se comprendre comme une contribution à la littérature sur l’anti-trust, sujet éloigné des centres d’intérêts du Committee on Non-Market Decision Making. Au vu de la bibliographie de Pauly, il semble que ce qui était considéré comme une analyse économique de phénomènes hors marchés pertinente au milieu des années 1960 était lié aux questions interdisciplinaires des finances publiques, de théorie du bien-être et de théorie politique, non à l’analyse économique du social telle que Becker la pratiquait et qui s’intéressait à des domaines aussi éloignés que la fécondité ou l’allocation du temps119. Dans la partie suivante, nous allons précisément étudier les facteurs qui bouleversèrent cette conception.

Notes
118.

On pourrait arguer que l’absence des travaux de Becker est liée à une certaine divergence entre son approche, résolument ancrée dans la théorie néoclassique telle qu’elle était enseignée à Chicago, et l’approche d’inspiration plus autrichienne qui entoure les travaux de Buchanan. Pourtant, en regardant la liste des références recensées par Pauly, on trouve un grand nombre de contributions directement ancrées dans le cadre néoclassique traditionnel, à l’instar de l’article de James Barr et Otto A. Davis, « An Elementary Political and Economic Theory of the Expenditures of Local Governments » (1966). Notons également que notre analyse explique la remarque de Swedberg (1990a) au sujet de l’article de Buchanan de 1966 au titre éloquent, « Economics and its Scientific Neighbors » dans lequel Buchanan n’évoque à aucun moment de lien possibles entre la science économique et la sociologie. Dans une réponse à Swedberg, datée du 10 mars 1988, Buchanan avoue ne pas comprendre cette omission (Swedberg, 1990a, p. 4). Il avance l’idée qu’à l’époque, il n’avait pas perçu l’importance des liens entre ces deux disciplines, ce que notre étude confirme.

119.

Nous avons choisi ces deux sujets particuliers car ils représentent le travail de Becker hors des frontières traditionnelles de l’économie durant la période considérée par ce travail bibliographique.