Introduction de la Partie II

La période s’étalant de la fin des années 1950 au début des années 1970 fut une période charnière dans l’histoire des États-Unis120. La période d’après-guerre, s’étalant aux années 1950, était caractérisée par un consensus social autour de la lutte contre le communisme (dont nous venons d’explorer certaines conséquences). La société de la « silent generation » diffusait les valeurs de ce consensus depuis l’école jusqu’au Congrès. Bien qu’ayant conservé les mesures adoptées lors du New Deal, les problèmes sociaux occupaient une place relativement faible dans les préoccupations de l’administration Eisenhower121. Pourtant, de nombreux éléments annonçaient une rupture importante, comme en témoigne les premières victoires dans la lutte pour les droits civiques des noirs américains, qui focalisèrent l’attention sur les contradictions entre la défense des valeurs démocratiques et le système ségrégationniste.

Le consensus de la guerre froide vola en éclat à partir du milieu des années 1960. Cette période vécut la montée en puissance de la contestation sociale, illustrée à la fois par les revendications minoritaires pour les droits civiques, mais également par les protestations contre la guerre du Vietnam. La société prit progressivement conscience des maux qui la rongeaient, dont la manifestation patente était la recrudescence de la criminalité et des troubles de l’ordre public, contrastant avec le calme et la prospérité apparente des années 1950.

Dans cette partie, nous montrons que le début des années 1960 marqua aussi une rupture dans la façon dont les économistes abordaient les problèmes sociaux. En effet, dans l’Amérique des années 1950, le modèle de l’agent rationnel n’était pas perçu comme pertinent pour analyser des problèmes relevant du social. Pour analyser le social, les économistes utilisaient une approche inspirée des autres sciences sociales, de la sociologie et de la psychologie notamment. Ce n’est qu’avec la résurgence de la pauvreté comme problème social majeur, au travers de la politique « Great Society » de l’administration Johnson, que l’écart se réduisit entre les domaines d’investigation reconnus de la science économique et de la sociologie. D’une certaine manière, la notion de pauvreté joua un rôle équivalent à celui de la notion de choix collectif dans la rencontre des domaines de la science politique et de la science économique (voir supra). Mise en exergue par les économistes du Council of Economic Advisers, la pauvretéimpliquait des critères liés à la richesse, mais également les écarts importants entre la richesse matérielle du pays et la pauvreté « sociale », manifestée par la recrudescence du crime, les problèmes affectant l’éducation, le système de santé, l’urbanisme et la discrimination.

Nous montrons que la nécessité de répondre aux problèmes sociaux ainsi que le rôle inédit des économistes dans la conduite des politiques publiques stimula un élargissement du champ d’analyse de la science économique au social. Ce mouvement contrastait avec la suspicion des économistes à l’égard de l’application du modèle de l’agent rationnel à ce type de problèmes durant les années 1950.

Dans le chapitre III, nous analysons la manière dont furent perçus les premiers travaux de Becker à la lumière du contexte des années 1950. Cette analyse nous permet d’identifier les conceptions traditionnelles des relations entre la science économique et la sociologie. Bien que les économistes collaboraient avec les autres chercheurs en sciences sociales, on considérait que la théorie microéconomique ne pouvait s’appliquer au social. Nous montrons que notre période de référence opposait ces chercheurs plus traditionnels avec ceux qui trouvaient dans les travaux de Becker la marque d’un renouveau scientifique attendu.

Dans le chapitre IV, nous analysons les développements des analyses économiques du social à partir du milieu des années 1960. Nous montrons que l’administration Johnson eut un impact significatif sur la définition du social à cette époque, fondée sur la notion de pauvreté. Problème multidimensionnel, la pauvreté articulait des phénomènes purement économiques à des phénomènes sociaux. En encourageant l’expertise des économistes sur ce problème aux frontières des sciences sociales, la Guerre contre la pauvreté fournit un contexte favorable au développement d’analyses économiques de la discrimination, le crime, l’éducation et la santé.

Notes
120.

Pour analyse détaillée de la rupture que représentèrent les années 1960 par rapport à l’Amérique de la Guerre Froide, voir, par exemple, Terry Anderson, The Movement and the Sixties (1995), ou encore Mark H. Lytle, America’s Uncivil War (2006).

121.

 Celui-ci préférait, autant que faire ce peut, confier ces problèmes aux mains des pouvoirs locaux. En particulier, le problème des droits civiques n’était pas un problème fédéral (Lytle, 2006).