Chapitre III. Le modèle de l’agent rationnel appliqué au « social » : une remise en cause des liens traditionnels entre économie et sociologie (1955-1964)

Dans ce chapitre, nous tentons d’identifier les relations entre la science économique et la sociologie avant qu’elles ne soient bouleversées par le développement des analyses économiques du social. L’histoire de l’émergence et de la réception des premiers travaux de Becker sur la discrimination (1955, 1957), la fécondité (1960) et les comportements irrationnels (1962b) nous donnera une illustration de la division du travail interdisciplinaire s’agissant l’analyse du social jusqu’au début des années 1960.

Il existe peu de comptes rendus historiques sur les liens qu’entretenaient les économistes et les sociologues à cette époque. La plupart des contributions, à l’image de Swedberg (1990a), se focalisent sur Parsons, lequel avait revendiqué la séparation précise du champ d’analyse de la science économique et de la sociologie. Pour Gautié (2007) cette période était marquée par ce qu’il appelle la « Pax Parsonia », c'est-à-dire une certaine indifférence entre économistes et sociologues. Pourtant, il semblerait que la pratique des économistes et des chercheurs en sciences sociales soit autre. Par exemple, Smelser (2005, p. 34) précise que si Parsons était au sommet de sa notoriété chez les sociologues tout au long les années 1950, la plupart d’entre eux s’intéressaient à l’étude de problèmes concrets, et non à de telles abstractions théoriques. Il est donc nécessaire de reconstruire le contexte entourant l’écriture de la thèse de Becker (1955), laquelle fut l’un des premières utilisations des outils de la microéconomie à un probème social, la discrimination. Force est de constater qu’il existait bel et bien un dialogue interdisciplinaire, mais que celui-ci ne concernait principalement que les études empiriques.

Par conséquent, les travaux de Becker proposaient une nouvelle forme de collaboration entre les sciences sociales en rupture par rapport aux relations traditionnelles que les économistes entretenaient avec les sociologues. Nous montrons qu’ils introduisaient le modèle de l’agent rationnel à des sujets étudiés pour la plupart avec les outils de la sociologie, de l’histoire et de la psychologie. À la lumière de ce constat, nous montrons que la réception des idées de Becker fut mitigée. Elle confronta plusieurs conceptions de la science économique. Une partie des économistes et des chercheurs en sciences sociales considéraient que de tels sujets étaient hors du domaine d’application des outils de la théorie microéconomique. L’approche novatrice de Becker suscita pourtant l’enthousiasme d’économistes intéressés par les problèmes interdisciplinaires, et de sociologues critiques à l’égard de leur propre discipline. Cet accueil encouragea Becker à convaincre les économistes plus traditionnels de l’intérêt scientifique de la théorie néoclassique dans l’analyse de comportements perçus comme irrationnels.

Nous analysons dans la section III.1 les relations traditionnelles entre économistes et sociologues autour du problème de la discrimination raciale et l’apport de Becker à ce débat. Dans la section III.2, nous analysons la réception des premiers travaux de Becker sur la discrimination et la fécondité pour montrer que ses travaux futurs sur les comportements irrationnels furent un moyen de convaincre les économistes du bien-fondé de son approche.