III.1.1. L’influence de Gunnar Myrdal dans la société d’après guerre

Concernant la discrimination, le premier constat frappant est de voir que la compréhension d’après-guerre du problème racial aux États-Unis fut profondément façonnée par l’économiste Gunnar Myrdal. Son livre, An American Dilemma : The Negro Problem and American Democracy (1944), montra en quoi le problème des noirs était en fait un problème blanc. La discrimination suivait un cercle vicieux : ancrée dans les comportements des blancs, elle oppressait les noirs et limitait leurs perspectives d’avancée économique et sociale, ainsi que leur efficacité au travail, ce qui nourrissait alors les préjugés des blancs et renforçait les pratiques discriminatoires122.

Au milieu des années 1930, Myrdal avait été contacté par la Carnegie Corporation pour conduire une large étude sur les conditions de vie des noirs aux États-Unis. La fondation avait choisit un Suédois car elle voulait que l’étude fasse preuve d’un maximum de recul face à un sujet aussi brûlant. Myrdal dirigea un groupe de chercheurs composé de psychologues, de sociologues et de quelques économistes. Les conclusions de Myrdal mettaient en avant un paradoxe moral affectant la société américaine. Alors qu’elle se fondait sur des valeurs de liberté d’égalité et d’individualisme (ce que Myrdal appelle le « credo américain »), la société avait organisé un système de ségrégation, surnommé « régime de Jim Crow »123.

Ce système avait été légitimé par plusieurs décisions de justice. La première, datant de 1883, était la conclusion de la Cour suprême des États-Unis déclarant les Civil Right Acts de 1875 inconstitutionnels. Ceux-ci autorisaient jusqu’alors quiconque à pouvoir profiter des lieux publics. La deuxième décision, datant de 1896, provenait également de la Cour suprême des États-Unis. Elle clôturait l’affaire Plessy contre Ferguson en promouvant la doctrine du Separate but Equal, cequi donnait la possibilité aux États qui le désiraient, (la grande majorité des États du Sud) de séparer les infrastructures entre blancs et noirs. Selon la Cour, la séparation ne devait pas impliquer une quelconque discrimination ou la reconnaissance d’une quelconque infériorité : les infrastructures devaient être en théories identiques. La ségrégation était donc institutionnelle dans de nombreux États du Sud124. Mais la discrimination « officieuse » était également très présente. Par exemple, dans la majorité des États du Sud, les noirs ne pouvaient pas voter malgré les décisions de justice en leur faveur125.

Le livre de Myrdal était écrit dans une optique de social engineering et ses recommandations se focalisaient sur des politiques économiques de développement ainsi que d’éducation. Déçu par l’incapacité de la théorie néoclassique à apporter des réponses à la crise des années 1930, Myrdal avait décidé d’opter pour une approche interdisciplinaire. Considéré comme un paradoxe moral, le problème racial devait être étudié avec les outils de la psychologie et de la sociologie. À sa parution, le livre ne fut pas considéré comme un livre d’économie. Aucune revue scientifique d’économie américaine n’y fit référence. Toutefois, le livre fut considéré comme une contribution majeure à la littérature sociologique. Pour Howard Odum (1944), l’analyse de la discrimination constituait l’un des changements les plus importants dans la pensée sociologique. Parsons et Barber (1948) considérèrent le livre comme le livre de sociologie le plus important du moment.

Le paradoxe myrdalien connu un prolongement international dans la société de la Guerre Froide : la ségrégation fut rapidement pointé du doigt par l’URSS. Les États-Unis héritèrent d’une position internationale inédite. Le pays se positionnait alors comme défenseur principal des valeurs démocratiques, notamment face à l’URSS. Ces valeurs étaient très proches du credo américain tel qu’il était décrit par Myrdal. Durant les années 1950, les États-Unis furent donc l’objet de plusieurs attaques lors de conférences à l’ONU par des délégués des républiques socialistes, car le régime de Jim Crow était considéré comme une manière impérialiste d’organiser une nouvelle forme d’esclavage (Rosser, 1962)126.

La discrimination était donc un brûlant sujet de Guerre Froide. En réaction à ce contexte, les sociologues et les psychologues se lancèrent dans la défense de la démocratie américaine par une lutte contre le système ségrégationniste. L’American Jewish Congress y joua un rôle particulièrement actif en supervisant la création deux commissions, la Commission on Community Interrelations, crée par le psychologue social Kurt Lewin en 1944, et la Commission on Law and Social Action, crée par Alexander Pekelis en 1945127. La première effectuait de la recherche en sociologie et psychologie sociale, dans le but de proposer des réformes, tandis que la seconde avait pour objectif de gérer les aspects juridiques de la lutte. L’implication de ces commissions et celle de leurs chercheurs fut symbolisée par la lutte juridique contre le système ségrégationniste qui commença en 1951 avec l’ouverture de l’affaire Brown vs Board of Education of Topeka (Jackson, 2000). Dans cette affaire, le rôle des chercheurs fut fondamental, car il permit de démontrer le caractère dégradant de la ségrégation des infrastructures publiques128. En 1954, la Cour suprême déclara illégale la ségrégation dans les écoles publiques. Dans sa décision finale, le président de la Cour, Earl Warren, se référa explicitement à An American Dilemma.

Dans ce contexte, les administrations locales et fédérales commandèrent une série d’études afin de mieux cerner le phénomène. Si la discrimination était incompatible avec les valeurs déclarées de la société américaine, alors la recherche devrait aider les pouvoirs publics à trouver une solution. En 1946, le président Truman créa le President’s Committee on Civil Rights, qui commanda un rapport (To Secure These Rights) sur les conditions de vie des noirs américains. Ce rapport stimula d’autres études sur la mesure de l’écart entre leurs conditions et l’idéal américain tel qu’il était prôné dans les médias. L’hypothèse assimilationniste de Myrdal était à la base de ces études. On supposait que les noirs embrasseraient les valeurs des blancs, celles du credo américain, s’ils en avaient l’opportunité129.

Ainsi, les mesures de la discrimination se développèrent dans les revues scientifiques de sociologie telles que The American Sociological Review, The American Journal of Sociologyou Social Forces. Le point de départ était de considérer que les noirs et les blancs devaient avoir les mêmes opportunités, mais que leur niveau social final devait refléter également des différences de choix de vie. La discrimination était donc résiduelle : c’était l’inégalité qui restait une fois que les déficiences dans l’accès à l’emploi étaient éliminées statistiquement (Turner, 1952). Plusieurs études tentèrent d’établir des indicateurs individuels de compétitivité, fondés sur le sexe, l’âge ou la santé (Pollack, 1944 ; Palmer, 1947) tandis que d’autres tentèrent d’isoler des « foyers de discrimination » (Turner, 1952), c'est-à-dire les différentes étapes lors desquelles la discrimination survenait et pesait sur les qualifications et les emplois futurs. La mesure du phénomène suscita par conséquent le développement d’études statistiques.

Cependant, la recherche théorique sur le sujet fut délaissée. L’une des raisons expliquant la rareté de travaux théoriques provient de la réticence des fondations à financer de telles recherches. Celles-ci étaient alors sous le feu des attaques des Maccarthystes. Ainsi, la Carnegie Corporation et le General Education Board réorientèrent leurs fonds pour financer directement des universités du Sud, tandis que le Julius Rosewald Fund cessa de financer toute recherche sur la question. Bien que Louis Wirth, sociologue et président du Committee on Education, Training and Research on Race Relations de l’Université de Chicago, obtint des fonds de la Carnegie et de la Rockefeller Foundation, beaucoup de demandes de fonds de la part de chercheurs tels que Guy Johnson (qui avait collaboré avec Myrdal), Arthur Raper, et d’autres spécialistes du sujet, furent refusées (Lagemann, 1999). Ainsi, la plus grande part des financements disponibles provenait de l’État, lequel s’était focalisé sur le soutien d’études empiriques.

Le manque de théorisation dans le domaine de la sociologie posait un problème aux sociologues. L’ouvrage de Myrdal, qui avait soufflé un vent de renouveau pour les analyses des relations raciales, n’était pas exempt de faiblesses. Du behavioriste George A. Lundberg au sociologue de l’école de Chicago Edward. B. Reuters, les sociologues avaient critiqué l’absence de système théorique dans le livre de Myrdal. Au-delà des clivages méthodologiques, la profession s’inquiétait du manque de théorisation des relations raciales, comme le remarquait Wirth :

‘« Ce qui manque dans le domaine des relations raciales et culturelles tel qu’il a été développé aux États-Unis, c’est un système théorique sous jacent qui pourrait guider et améliorer la valeur de beaucoup de projets disparates, et mener à la construction d’un ensemble de connaissance cumulatives et testées » (1950, p. 125)130.’

Il n’existait pas de consensus sur le cadre analytique à employer en théorie sociologique. Plusieurs paradigmes coexistaient, tels que le structuro-fonctionnalisme de Parsons, qui servait de fondement aux analyses behaviorales en sciences politiques, ou encore le behaviorisme inspiré des sciences naturelles, représenté par Lundberg131. Le seul consensus qui prévalait concernait l’objectif de la sociologie d’après-guerre : se conformer à un idéal scientifique développé lors de la Seconde Guerre mondiale et représenté par une théorie intégrée verticalement autour de postulats communs (Shanas, 1945). Ce constat était également fait à propos de la psychologie sociale, à en juger par l’ouvrage de référence des Gordon Allport (1954) sur l’analyse de la formation des préjugés. The Nature of Prejudice synthétisait les résultats des principales études (dont une bonne partie étaient descriptives) sur les préjugés afin d’en tirer les relations causales fondamentales expliquant le processus psychologique. Cependant, le livre fut critiqué précisément pour son manque de point de vue spécifique, conséquence du désir d’exhaustivité le son auteur (voir, par exemple, Rose, 1954)132. Par conséquent, la recherche en sociologie et en psychologie manquait d’un cadre d’analyse unifié et restait principalement concernée par des approches empiriques et descriptives.

Notes
122.

C’est ce que Myrdal appelle le « principle of cumulation » (Bok, 1996, p. xxv).

123.

Le terme Jim Crow est inspiré d’une chanson, « Jump Jim Crow », qui caricature la danse d’un vieux noir. Dès le milieu de 19e siècle, le concept de Jim Crow devient dans l’inconscient collectif un stéréotype stigmatisant les noirs américains.

124.

 Des lois organisant la discrimination à l’encontre des noirs furent promulguées dans les Etats suivants : Alabama, Arizona, Floride, Georgie, Kentucky, Louisiane, Maryland, Mississippi, Missouri, Nouveau Mexique, Caroline du Nord, Oklahoma, Caroline du Sud, Texas, Virginie, ou encore le Wyoming.

125.

 La décision de la Cour Suprême dans l’affaire Guinn v. United States (1915) déclara inconstitutionnelle les pratiques de l’Etat d’Oklahoma visant à interdire aux noirs le droit de voter.

126.

 Par exemple, en 1952, un délégué polonais déclara que les États-Unis avaient remplacé l’Allemagne et d’autres dictatures telles que le Japon ou l’Italie dans la promotion d’une race supérieure, la race anglo-saxonne (Rosser, 1962).

127.

 Kurt Lewin (1890-1947) est un psychologue social qui fut très influent en sociologie. Il est l’un des fondateurs de l’étude de la dynamique de groupe. Il est l’auteur d’une étude célèbre sur les rapports au leadership dans laquelle on évalue le résultat de travaux d’enfants soumis à trois styles de leadership : autoritaire, démocratique et « laissez-faire ».

128.

 Kenneth Clark et sa femme Mammie Phipps Clark identifièrent les blessures psychologiques de la ségrégation. En faisant choisir entre des poupées blanches et noires à des enfants, ils démontrèrent comment ce régime développait un sens de l’infériorité chez les enfants noirs.

129.

Pour Myrdal, « nous supposons qu’il est avantageux pour le boir américain, en tant qu’individu comme en tant que groupe, de s’assimiler à la culture américaine, d’adopter les traits chers au groupe dominant des blancs américains » (1944, p. 929). « We assume it is to the advantage of American Negroes as individuals and as a group to become assimilated into American culture, to acquire the traits held in esteem by the dominant white Americans ».

130.

« […] what the field of racial and cultural relations, as it has developed in the United States, lacks, is an ordered system of underlying theory which could guide and enhance the value of the many disparate research projects and lead to the building of a cumulative body of tested knowledge ».

131.

Le behaviorisme (à ne pas confondre avec le behavioralisme qui marqua la science politique à l’époque), est fondé sur l’idée qu’il est possible d’analyser le comportement individuel uniquement à travers la partie observable du comportement des individus.

132.

Le livre d’Allport étant un consdensé de la réflexion en psychologie sur la formation des préjugés, il n’est pas surprenant que que Becker (1957) y fera explicitement référence (voir infra). Le livre adopte une approche multifactorielle, ajoutant aux résultats des études de psychologie et de psychologie sociale les apports de l’anthropologie, de la sociologie et de l’Histoire. Rappelons qu’Allport était en poste à Harvard. Il avait bénéficié des commentaires de ses collègues du Department of Social Relations (Klukhohn et Parsons en particulier) dans le cadre du séminaire Group Conflict and Prejudice. Son livre fut financé en partie par l’American Jewish Congress, et consacre une partie à l’analyse de la « contact hypothesis ». Le nombre important de références aux préjugés à l’encontre des communistes et des Juifs marque certainement l’influence de ce financement, ainsi que des échanges avec Parsons et Klukhohn (voir chapitre I, supra). Dans le livre, Allport met en lumière l’importance de l’interdépendance des facteurs historiques, sociologiques et psychologiques dans la formation des préjugés. Les facteurs sociologiques concernent la formation de communautés et de cultures excluant les autres groupes. Les analyses historiques illustrent le choix des boucs émissaires à travers les âges. Enfin, les apports de la psychologie mettent en avant l’importance des processus d’identification des enfants à leurs parents, de la frustration et de l’anxiété dans la formation et dans la transmission d’un préjugé.