III.1.2. Les économistes et la discrimination dans les années 1950

Dans les années 1950, les Américains découvrirent progressivement un autre aspect de la discrimination à l’encontre des noirs : son caractère économique. Les noirs semblaient avoir profité de la croissance économique des années 1950. Comme le faisait remarquer l’économiste Robert J. Alexander :

‘« Ces dernières années, une attention croissante s’est portée sur le rôle des noirs américains dans notre économie […] une entreprise a même collé sur les rames du métro New-yorkais une publicité disant qu’un de ses produits était sponsorisé par Jackie Robinson. Le commerce blanc s’aperçoit enfin des potentialités offertes par les 8 à 10 milliards de dollars de pouvoir d’achat des noirs américains » (Alexander, 1951, p. 451)133. ’

Devant cette prétendue amélioration économique, les noirs aspiraient à une meilleure qualité de vie. Ainsi, d’après Time Magazine (1953), la situation des noirs avait radicalement changé par rapport à la situation décrite par Myrdal : leur problème « n’était plus d’avoir un emploi, mais de meilleurs emplois ; pour beaucoup, ce n’était plus d’avoir du pain, mais de la brioche »134. Le débat concernant la ségrégation discuté à la Cour Suprême était donc le résultat d’une amélioration de la situation économique des noirs, illustrée par leur aspiration à une meilleure intégration sociale, et principalement, à un traitement égal face à la loi.

Les économistes s’intéressant aux aspects économiques de la discrimination étaient des économistes du travail focalisés sur la discrimination dans l’industrie. Leur travail était caractérisé par une forme d’éclectisme méthodologique, le domaine de l’économie du travail n’ayant pas encore été colonisé par la théorie néoclassique (Morgan & Rutherford, 1998). L’institutionnalisme avait gardé une forte influence : pour beaucoup de spécialistes des relations de travail, le monde du travail n’était pas régulé par le marché, mais par les négociations collectives. Le rôle des syndicats était donc central dans leur analyse économique, laquelle importait également des outils provenant d’autres sciences sociales. Ces économistes avaient réagi aux évolutions de la société américaine depuis le New Deal, marquées par une plus grande influence de facteurs institutionnels et politiques dans l’organisation du marché du travail. Un des représentants de ce courant, Richard A. Lester (1952), déclarait à propos de son analyse des différences de salaires, que « plus une économie devient mixte, moins le mécanisme de marché la contrôle et plus grandes sont les influences de la psychologie de groupe, de l’opinion publique et des facteurs politiques, sociaux et institutionnels » (p. 485)135. Cependant, la plupart des économistes du travail ne s’intéressaient à la discrimination raciale que dans le cadre plus large des conséquences de la loi Taft-Hartley qui avait interdit les « closed-shops » et empêchait par conséquent à un employeur de discriminer à l’embauche un employé non syndiqué.

Les travaux d’Herbert R. Northrup s’inscrivaient dans cette mouvance, mais se concentraient plus particulièrement sur la question de la discrimination raciale136. Northrup avait fait ses études de second cycle à Duke University et s’était passionné pour les relations raciales dans l’industrie du tabac, qu’il avait pu observer aux alentours de Durham (Kaufman, 1998). Il avait poursuivit son intérêt pour la discrimination lors de ses études à Harvard, où il rencontra deux représentants de l’influence institutionnaliste en science économique, Summer Slichter et John T. Dunlop. Le premier devint son directeur de thèse et le second fut membre de son jury. Sa thèse, qui portait sur la discrimination raciale au sein des syndicats, fut publiée en 1944 sous la forme d’un livre, Organized Labor and the Negro. Durant la rédaction de cette thèse, Slichter avait réussi à obtenir à Northrup de travailler auprès de Myrdal sur le projet An American Dilemma pendant les étés 1940 et 1941 (Kaufman, 1998). Northrup fut l’un des rares économistes à être impliqué dans le projet et un des rares économistes du travail de l’époque à s’intéresser à un sujet aussi brûlant que celui de la discrimination137.

Ses travaux reflétaient son intérêt pour le rôle des syndicats dans la détermination de l’emploi des noirs américains (Northrup, 1943, 1944, 1946a). À la veille de la guerre froide, Northrup (1946a, 1946b) concluait de ses études que les syndicats aux comportements discriminatoires, bien que très puissants, étaient pour la plupart concentrés dans des industries en déclin, tels que la construction ferroviaire. L’amélioration économique des noirs passerait nécessairement par le syndicalisme, qui leur avait récemment assuré des augmentations de salaire ainsi qu’une amélioration des conditions de travail.

Les relations entre économistes et sociologues dans l’analyse de la discrimination ne s’étaient pas arrêté à An American Dilemma. La mesure de la discrimination et du coût qu’elle faisait peser à l’économie américaine avait été au cœur de la conférence interdisciplinaire intitulée « The Cost of Discrmination in the United States » tenue à l’Institute for Religious and Social Studies pendant l’hiver 1947-1948. Northrup, mais également le sociologue Robert K. Merton ou encore Elmo Roper y présentèrent leurs travaux, plus tard édités dans l’ouvrage collectif Discrimination and National Welfare (McIver, 1949)138. Cette conférence illustrait la forme particulière que prenait la collaboration entre économistes et sociologues à propos de la discrimination depuis le milieu des années 1940. La plupart des contributions, y compris celles des économistes, comportaient un fort contenu empirique et voire descriptif (Rose, 1949). Par exemple, la contribution de Roper tentait d’évaluer le poids économique que la discrimination faisait peser à l’économie américaine sur la base d’une extrapolation du revenu moyen des blancs. Ceux-ci gagnant environ 2 000 $ de plus que les noirs, Roper estimait que la discrimination coûtait environ quatre milliards de dollars chaque année. En 1952, il approfondit ses mesures en y intégrant le manque à gagner issu des impôts, des pertes de pouvoir d’achat potentiel, et de la criminalité générée par la pauvreté des minorités. Il en conclut que la discrimination coûtait à peu près trente milliards de dollars (Roper, 1952).

À l’instar des économistes du travail avec qui il collaborait, Roper considérait que la discrimination n’était pas un problème à réduire au seul monde de l’industrie. C’était un environnement social qui pesait sur la psychologie des travailleurs, en créant un contexte d’animosité au travail. À partir d’une dizaine d’années d’enquêtes dans l’industrie, Roper montrait que cet impact psychologique réduisait la motivation, l’ambition et donc la productivité des noirs. Tout comme chez Myrdal, la psychologie était donc un élément-clé, et les solutions aux coûts de la discrimination reposaient sur une éducation adaptée du personnel d’encadrement.

Plus généralement, l’interdisciplinarité des études s’accompagnait de la mise en valeur de facteurs extra-economiques. Cet aspect imprégnait également The Negro Potential (Ginzberg, 1956). Cette étude sur l’analyse de la situation socioéconomique des noirs était le résultat du projet « Human Resources » établi à Columbia en 1950 par Dwight D. Eisenhower, alors président de l’université. Eli Ginzberg y avait dirigé un groupe de psychologues, de sociologues, d’historiens et d’économistes du travail dans le cadre d’une approche interdisciplinaire qui rappelait celle de Myrdal. D’après Ginzberg, les noirs n’étaient pas enclins à saisir les nouvelles opportunités économiques qui s’offraient alors à eux, car la discrimination avait affecté leurs valeurs et leurs habitudes. Ainsi, sans une politique d’éducation appropriée, ils ne pourraient embrasser les valeurs du « credo américain ». De par la collaboration qu’il proposait entre les économistes et les sciences sociales, le livre fut considéré par certains commentateurs comme le nouveau An American Dilemma (Miles, 1956).

Un premier pas vers l’utilisation de la théorie microéconomique au problème de la discrimination fut franchi par Donald Dewey. Enseignant-chercheur à l’université de Duke à partir de 1950, il était un des rares économistes blancs à s’être intéressé au problème de la discrimination (Nicholls, 1960). Il travailla sur les statistiques de l’emploi des noirs au Kentucky, en Virginie, et en Caroline du Nord et du Sud. Ces études de cas s’inséraient dans une réflexion plus générale sur l’emploi des noirs dans les industries du Sud entrepris par le National Planning Association, dont le rapport fut publié en 1953139. Dans un article issus de ces études, « Negro Employment in Southern Industry », Dewey (1952) reconnaissait le manque de théorisation du domaine des relations raciales. Il critiquait les sociologues pour ne pas voir la nature économique de la ségrégation dans le Sud. Pour eux, la ségrégation était le résultat « de l’application de coutumes locales ainsi que de la possibilité de violence » (ibid., p. 281), au lieu d’être le résultat d’un processus concurrentiel entre travailleurs blancs et noirs. Le but de Dewey était de démontrer qu’il était « possible d’améliorer la compréhension de ce qu’il se passe dans le Sud simplement en amendant l’analyse de la productivité marginale avec quelques postulats additionnels » (ibid., p. 281)140.

Il pensait que les noirs et les blancs entraient en concurrence sur le marché du travail. Le résultat de cette concurrence montrait des régularités intéressantes, notamment le fait que les blancs et noirs ne travaillaient presque jamais ensemble. Dewey replaçait donc les forces économiques au centre de l’analyse. Pour lui, « les employeurs dans le Sud […] ne voient pas leur entreprise comme un instrument d’affirmation de la supériorité des blancs ; et ils ne sont impuissants dans la recherche d’une meilleure combinaison productive en altérant la division raciale du travail » (ibid., p. 281)141. Néanmoins, l’article de Dewey n’était qu’un petit pas vers une analyse économique de la discrimination, car le postulat de rationalité des employeurs ne pouvait être utilisé que pour comprendre la manière dont ceux-ci altéraient leur combinaison productive à la suite d’une variation des prix. Le postula de rationalité ne permettait pas d’analyser le phénomène propre de discrimination, considéré comme le résultat de comportements irrationnels, hors du cadre de l’analyse économique.

Ainsi, avant la publication de la thèse de Becker, les économistes et les autres chercheurs en sciences sociales communiquaient sur la base des enseignements de la psychologie sociale des préjugés, en utilisant principalement des analyses statistiques et historiques. Les territoires des diverses sciences sociales étaient déterminés par les sujets d’analyse : la discrimination était un comportement social, et comme tel, ne pouvait être étudiée par les économistes qu’en considérant l’influence des valeurs héritées, des structures sociales ainsi que du contexte psychologique des acteurs sur les comportements économiques.

Pourtant, certains s’opposaient à cette représentation du problème. Russel Warren Howe pensait que « l’origine de la discrimination [était] largement négligée […] les sociologues ont préféré s’intéresser à d’obscures prétextes psychopathologiques pour expliquer les préjugés, à d’obscurs tabous, à la schizophrénie […] » (1956, p. 216)142. Selon lui, la discrimination n’était qu’un moyen d’éviter une concurrence directe avec les noirs et de leur nuire économiquement. Dewey était l’un des rares économistes à avoir souligné l’importance des comportements économiques dans la compréhension de la discrimination dans l’industrie. S’appuyant sur certaines données empiriques, le sociologue Bullock pensait lui aussi que la raison était « plus importante que le sentiment », dans la gestion de certains aspects d’une entreprise économique (1951, p. 455)143. Certaines voix s’élevaient donc au début des années 1950 pour souligner la nature économique de la discrimination.

Notes
133.

« In recent years increasing notice has been taken of the role of the American Negroes in our economy. Leading advertisers, such as Colgate-Palmolive-Peet, General Baking Co., Philip Morris, and numerous others, have awakened to the necessity of nationwide magazine advertising for the patronage of the Negro customers; an increasing number of companies are hiring Negro salesmen; one company even had an advertisement telling of its product's being sponsored by Jackie Robinson put in all the New York subway cars. White business is finally becoming aware of the potentialities of the $8 to $10 billion buying power of the American Negroes ». La citation provident des archives en ligne du magazine. Notons que Jackie Robinson fut le premier noir américain à jouer dans la ligue majeure de Baseball.

134.

«  […] no longer jobs, but better jobs; for many, it is no longer bread, but cake ».

135.

« The more mixed the economy becomes, the less controlling is the market mechanism and the greater tends to be the influence of group psychology, public opinion, and political, social, and institutional factors ».

136.

Au début des années 1950, Northrup était une figure montante du labor economics. Il avait coécrit avec Gordon Bloom un manuel assez populaire, Economics of Labor and Industrial Relations (1950).

137.

Northrup eut d’ailleurs une entrevue avec le célèbre sociologue Wight Bakke pour un poste à Yale au milieu des années 1940. Celui-ci lui conseilla de ne pas « faire l’imbécile » avec un tel sujet car cela ne le mènerait nulle part. Pour Northrup, c’était l’attitude classique des individus « dont beaucoup découvrirent le problème racial dans l’industrie après le passage du Civil Right Acts de 1964, lorsque cela devint à la mode » (Kaufman, 1998, p. 673).

138.

 De 1935 à 1950, Roper fut le directeur de la Fortune Survey, le premier sondage d’envergure nationale à utiliser des méthodes scientifiques d’échantillonnage. Il fonda en 1946 le Roper Center for Public Opinion Research au Williams College.

139.

Le rapport, Selected Studies of Negro Employment in the South, était prévu pour être une étude beaucoup plus large du Sud des États-Unis, mais le manque de financements avait réduit l’ambition du rapport.

140.

« One can take a long step toward the understanding of the southern scene simply by qualifying the marginal productivity analysis of labor allocation with a few additional assumptions ».

141.

« Southern employers […] do not view their firms as the chosen instrument of white supremacy; and they are not without power to seek a better factor combination by altering the racial division of labor ».

142.

« The wellspring of discrimination is largely overlooked […] Sociologists have preferred to look for obscure psychopathological pretexts for prejudice, for mysterious taboos, for schizophrenia ("I hate them because I love them") […] ».

143.

« Reason is more influential in the management of some aspects of an economic entreprise than sentiment ».