III.1.3. Une nouvelle approche de la discrimination : l’analyse de Becker en 1957

Becker s’intéressa à la discrimination après que son article sur l’analyse économique de la démocratie fut rejeté par le Journal of Political Economy (voir partie I supra). D’après Becker (2003), l’inspiration lui vint de Friedman, qui aborda ce sujet dans l’un de ses cours. Les cours de Friedman abordaient souvent des sujets qui dépassaient le champ d’analyse traditionnel de la théorie économique. Par exemple, Friedman pouvait évoquer des questions aussi diverses que « pourquoi les gens achètent ils des tickets de loterie ? » ou encore « les déterminants de la demande parentale d’enfants » (Becker, 1991a). Becker pensa que la discrimination serait un sujet intéressant pour sa thèse de doctorat.

Bien qu’il présente le choix de son sujet comme un pur défi intellectuel, il commença à y travailler alors même que l’affaire Brown vs Board battait son plein. À l’université de Chicago, Becker était plongé au cœur du problème de la discrimination pour deux raisons. Premièrement, Chicago était considérée comme la capitale de l’Amérique noire. Entre les années 1940 et 1960, la ville fit face à une immigration massive de noirs en provenance du Sud. En 1951, la ville de Cicero, située dans la banlieue de Chicago, avait connu plusieurs jours de violentes émeutes raciales, qui avaient attiré une large condamnation internationale144. Deuxièmement, l’université de Chicago était une enclave (principalement blanche) installée dans le quartier noir au sud de la ville.

Lewis supervisa la thèse de Becker. Lewis était un économiste du travail qui abordait ce domaine avec les outils de la théorie néoclassique, contrastant avec la tradition institutionnaliste qui l’imprégnait traditionnellement. En dépit du fait qu’il ne publia que peu d’articles au cours de sa carrière, Lewis devint l’un des principaux artisans de la refonte du Labor Economics sur les fondements de la théorie néoclassique au travers notamment des thèses qu’il supervisa, et, plus généralement, de son influence sur le département d’économie de Chicago (voir, par exemple, Rees, 1976 ; Biddle, 1996 ; Teixeira, 2007)145. Lewis s’intéressait aux différentiels de revenus dans la société et la discrimination faisait partie de ses préoccupations. En même temps que Becker, Lewis dirigea la thèse de Morton Zeman (1955), A Quantitative Analysis of White-Nonwhite Income Differentials in the United States qui explorait le caractère empirique du phénomène. Becker resta également en lien avec Friedman, à qui il fit parvenir de nombreuses versions de sa thèse avant de la soutenir en 1955. Friedman appuya la candidature de Becker à une bourse de la fondation Earhart pour l’année 1953-1954, et fit également partie de son jury de thèse.

Malgré le soutien de ses pairs, le projet de thèse de Becker soulevait le scepticisme de certains économistes à Chicago. Rappelons qu’en 1953, la production scientifique économique à l’université n’était pas dominée par l’influence de Friedman comme elle le devint au début des années 1970. En particulier, Chicago faisait face à plusieurs approches. Entre autres, Chicago accueillait depuis les années 1940 la Cowles Commission, qui développait l’analyse de l’équilibre général walrassien auquel était fondamentalement opposé Friedman et dont il trouvait la portée empirique très limitée. De plus, certains tenants de la « Chicago view » (pour reprendre les termes de Reder, 1982), tels que Knight, étaient opposés à l’extension de l’usage de l’hypothèse de maximisation. Ce dernier restait influent, notamment en tant que rapporteur pour le Journal of Political Economy.

Au début des années 1950, la discrimination était un sujet sensible, considéré comme hors des frontières de la science économique. Même Friedman avait considéré, dans un premier temps, que la discrimination n’était pas un sujet pertinent pour l’application de la théorie des prix (Becker, 2003). Il fut décidé de placer Everett C. Hughes dans le jury de thèse de Becker, une manière d’éviter l’embarras que l’analyse économique d’un tel sujet aurait pu causer (Swedberg, 1990a, p. 30). Hughes était un éminent sociologue, l’un des représentants de « l’école de Chicago » fondée par Robert E. Park et Florian Znaniecki. Il était également un membre du Committee on Education, Training and Research in Race Relations dirigé par Wirth (voir plus haut). Néanmoins, Becker n’eut que très peu de relations avec lui et semble avoir travaillé sa thèse dans un certain isolement intellectuel.

Ainsi, bien que Becker fût probablement influencé dans son choix par l’importance sociale du sujet à l’époque, sa thèse témoigne d’un fort détachement par rapport aux débats en sciences sociales. Ecrite pour un public d’économistes, elle visait avant tout à combler le vide théorique qui caractérisait la recherche sur le sujet. L’une des rares références aux travaux existants était une critique de Myrdal, dont l’analyse était « purement descriptive » (Becker, 1955, p. 1)146. À l’inverse, Becker voulait appliquer « la théorie économique néoclassique à l’interprétation des différences entre noirs et blancs dans l’économie des États-Unis » (ibid., p. 1)147.

Soutenue en 1955, la thèse fut réécrite pour sa publication. Si les principaux concepts, démonstrations et résultats statistiques restaient inchangées, l’orientation du livre était différente. Celui-ci avait été réécrit pour s’insérer dans le débat général sur la discrimination, qui avait impliqué sociologues, psychologues et économistes du travail. Le livre commençait ainsi par une remarque édifiante : « aucun problème national n’a occupé plus d’espace dans nos journaux lors de la période d’après-guerre que la discrimination à l’encontre des minorités, à l’encontre des noirs en particulier » (Becker, 1971b, p. 2)148.

Bien que s’inscrivant dans le débat, Becker affirmait l’originalité de sa démarche : l’aspect économique de la discrimination primait sur l’aspect social. C’est « en éliminant la discrimination sur le marché » qu’il « serait possible d’éliminer l’essentiel de la discrimination dans les domaines hors marchés » (ibid., p. 9)149. Ce faisant, Becker renversait la causalité entre les aspects économiques et sociaux avancés par les spécialistes. Pour Becker, la discrimination sur le marché était économique par essence, car elle dépendait des forces concurrentielles.

Becker analysait les interactions entre le niveau de préjugés qu’un agent peut avoir à l’encontre d’un membre d’un groupe particulier, et le niveau général de discrimination sur un marché. Il postulait que les agents économiques avaient un goût pour la discrimination. Par exemple, si un agent du groupe W a un goût pour la discrimination envers le groupe N, il souffre d’un certain niveau de désutilité dès lors qu’il se trouve à proximité d’un membre du groupe N. Cette idée rejoignait la définition du préjugé d’Allport (1954)150. Le postulat était également proche de « l’hypothèse de contact » développée dans les années 1950 et 1960 par les membres de la Commission on Community Interrelations et discuté par Allport, et qui avançait l’idée que les préjugés étaient d’autant plus faibles que les membres d’un groupe vivaient à proximité des membres d’un autre groupe. Chez Becker, les groupes n’étaient pas réduits aux minorités ethniques, mais concernaient aussi les femmes et les groupes politiques.

Le coefficient de discrimination illustrait la volonté de Becker d’étudier une grande variété de phénomènes sociaux, car le concept permettait l’extension de l’analyse économique au-delà du simple phénomène de la discrimination. Il permettait d’introduire les effets de n’importe quel élément non monétaire dans les transactions marchandes. Selon Becker : « la théorie conventionnelle suppose d’ordinaire que tous les employeurs tentent de maximiser leurs revenus monétaires. Cette idée fut continuellement critiquée par ceux qui arguent que certains employeurs veulent du pouvoir, une vie facile, ou d’autres formes de revenus non monétaires. L’introduction du DC [coefficient de discrimination] généralise la théorie conventionnelle ; il n’est désormais plus supposé que tous les employeurs potentiels cherchent à maximiser leur revenu monétaire » (1971b, p. 45)151.

Pour analyser les interactions entre les goûts pour la discrimination de chaque individu et la discrimination effectivement observée sur le marché, Becker introduisit la notion de coefficient de discrimination sur le marché à l’encontre d’un groupe N, défini comme le ratio des revenus entre les deux groupes N et W auquel on soustrait ce même ratio en l’absence totale de discrimination. Cette notion faisait écho à la définition « résiduelle » de la discrimination telle qu’elle était utilisée par les sociologues dans leurs études statistiques. Le niveau de discrimination sur le marché pouvait être différent des coefficients de discrimination individuels car diverses forces économiques telles que la concurrence, la forme des fonctions de production, la structure des marchés, jouaient un rôle prédominant. Ceci faisait de la discrimination un problème purement économique. Par exemple, la présence d’un goût pour la discrimination chez un employeur augmenterait les coûts de l’entreprise, de telle sorte que des entreprises discriminant moins que les autres seraient plus compétitives. Dans un marché de concurrence parfaite, en supposant des fonctions de production homogènes, les firmes les moins compétitives (donc les plus discriminantes) seraient éliminées. Par ailleurs, si les employés ont eux mêmes un goût pour la discrimination, alors les employeurs ne feraient jamais travailler des noirs avec des blancs car cela engendrerait une hausse trop importante de leurs coûts. Cela entraînerait la ségrégation complète entre les deux groupes dans une industrie. Ce résultat était pour Dewey (1952) une caractéristique forte de l’emploi des noirs et des blancs dans le Sud, appuyée par les données empiriques. Pour Becker, la discrimination (liée aux différences de revenus) et la ségrégation (liée à la distribution spécifique des individus) étaient deux aspects que sa théorie permettait de lier. Son livre approfondissait donc la théorie de Dewey, qui était selon Becker « complètement hors de propos si l’on voulait comprendre la discrimination, bien qu’elle puisse être pertinente pour la comprendre la ségrégation » (1971b, p. 108)152.

En utilisant une analogie avec la théorie du commerce international, Becker montra que si le groupe W (exportant du capital) voulait discriminer le groupe N (exportant du travail), le niveau total des échanges serait réduit, ainsi d’ailleurs que le revenu net des deux groupes. Il contredisait l’idée généralement admise (par exemple par Myrdal, Rose ou Allport) que la discrimination bénéficiait au groupe majoritaire. De plus, certains sous-groupes pouvaient bénéficier de la discrimination, à savoir les facteurs non échangés : les travailleurs du groupe W, et les apporteurs de capital du groupe N.

Cette redéfinition de la discrimination en termes économiques s’accompagna de solutions nouvelles pour y mettre un terme. Les solutions de Becker rejoignaient les recommandations traditionnelles de Chicago en mettant en avant l’importance de la concurrence. En effet, la discrimination était théoriquement moins forte dans les secteurs concurrentiels du fait de la pression supplémentaire que le comportement discriminatoire d’une entreprise faisait peser sur sa propre compétitivité. Ce résultat était d’ailleurs confirmé par l’analyse statistique de Becker. De plus, les résultats de Becker rappelaient sa théorie économique du politique. Chez Myrdal, l’éthique démocratique était défendue par l’éducation et l’intervention gouvernementale tandis que chez Becker, elle était défendue par la concurrence de marché. De plus, la théorie de Becker minorait les solutions éducatives inclues dans le discours prévalent. Pour Becker comme pour Allport, l’éducation ne jouait qu’un rôle limité dans la formation des préjugés. Le niveau d’éducation des États-Unis n’avait cessé de progresser, mais le niveau général de discrimination était resté identique (voir infra). La concurrence de marché pourrait faire diminuer la discrimination, mais pas l’anéantir complètement, car elle tire son origine des préférences individuelles. Les résultats statistiques de Becker montraient effectivement que les noirs étaient les plus discriminés dans les professions qualifiées.

Influencé par Lewis et Friedman, Becker mit sa théorie à l’épreuve du test empirique fondé sur les données du Bureau of the Census, ainsi que sur d’autres sources, notamment la thèse de Zeman (1955). Bien qu’ayant tenté de redéfinir la discrimination comme un problème économique, l’analyse statistique du livre revêtait la même forme que celle conduite par les sociologues qui tentaient de mesurer la discrimination. Becker rencontra alors les mêmes difficultés à isoler statistiquement la discrimination, notamment d’autres sources de différences individuelles comme l’éducation. Néanmoins, l’existence d’un modèle en amont permettait à Becker de tester certaines prédictions de manière plus précise. Son modèle aboutissait à une première réfutation de la mesure du coût de la discrimination telle qu’elle avait été estimée par Roper (1948). Les prédictions de Becker montraient que selon la fonction de production choisie, les interactions de marché entre deux communautés réduisaient le niveau de la minorité discriminée d’environ 13 %. Le coût, tel qu’il était mesuré par Roper était donc surestimé (Becker, 1971b, p. 30).

Bien que son analyse s’achève à l’année 1950, les conclusions de Becker sur l’évolution du niveau de vie des noirs contredisaient également l’idée que ces derniers avaient bénéficié de la situation économique d’après-guerre. La proportion de noirs dans les métiers moyennement et hautement qualifiés avait augmenté depuis le début du siècle. Néanmoins, cette évolution ne signifiait pas une amélioration du niveau de vie relatif à celui des blancs, car ceux-ci avaient eux-mêmes vécus ces changements. Becker ajoutait donc une note pessimiste à la littérature, qui avait vu l’amélioration des conditions de vie des noirs au début des années 1950 comme un signe de diminution de la discrimination. Sa conclusion penchait pour un niveau de discrimination stable depuis le début du siècle dans la société américaine. Ce résultat renforçait l’idée que le goût pour la discrimination était un point de départ pertinent.

Ainsi, avec son premier livre, Becker répondait à la fois aux critiques des sociologues et des économistes sur le manque de théorie de la discrimination, mais conservait une orientation empirique qui était une caractéristique des travaux existants. Son travail constituait l’une des premières utilisations des outils de la théorie néoclassique à un sujet social. Cette démarche, également illustrée par sa théorie de la fécondité, suscita des réactions contrastées.

Notes
144.

 Du 10 au 12 juillet 1951, plusieurs centaines de blancs avaient encerclé et dégradé un immeuble afin d’empêcher une famille noire de s’installer dans l’un des appartements. Il fallut l’intervention de près d’un demi-millier d’agents de la garde nationale et de la police municipale pour calmer l’émeute. Ce type de soulèvement visant à empêcher l’’emménagement de familles noires était féquent, mais ces évènements furent parmi les premiers à faire l’objet d’une importante couverture médiatique.

145.

Lewis eut une forte influence sur Becker, mais également sur Jacob Mincer, lequel est considéré comme un des principaux acteurs de la refonte du labor economics dans les années 1960. Mincer rappelle que Lewis le fit changer d’avis à propos de cette branche de l’économie, qui, à l’époque, était considérée comme un bastion de l’institutionnalisme : « c’est lui qui m’invita pour un post-doc à Chicago en 1957, après avoir lu ma thèse […] Lors de notre première conversation, il me qualifia d’économiste du travail, ce qui m’embarassa profondément, car je n’avais jamais suivi de cours en économie du travail, et ce, pour de bonnes raisons […] Tout au long de l’année, les conférences et séminaires de H. Gregg Lewis me firent changer d’opinion [sur l’économie du travail] et ouvrirent la voie à la possibilité d’innover dans un domaine qui était « tabula rasa » : n’importe quel vide rempli constituait une innovation (cité dans Grossbard, 2006, p. 19).

« It was he who invited me to a post-doc at Chicago in 1957, upon reading my Thesis before the defense. In my first conversation with him, he called me a labor economist, which deeply embarrassed me, since I had never had a course in labor economics, and for good reasons […] H. Gregg Lewis lectures and seminars during this year caused me to revise my opinions and indeed opened up an opportunity for pioneering in a subject that was “tabula rasa”: every filled blank was pioneering ».

146.

« […] been purely descriptive, or involved only causal analysis ».

147.

« […] neoclassical economic theory to the interpretation of Negro-White differences in the United States economy ».

148.

« […] no single domestic issue has occupied more space in our newspaper in the postwar period than discrimination against minorities, especially against Negroes ». Notons que les citations sont issues de la deuxième version du livre, parue en 1971. Néanmoins, cela ne pose aucun problème historique, car cette édition reproduit le texte original de 1957 « mis à part les corrections des erreurs typographiques » (Becker 1971b, p. 2).

149.

« by eliminating market discrimination one could eliminate much of the discrimination in non-market area ».

150.

Pour Allport, le préjugé est « un sentiment favaorable ou défavorable à l’encontre d’une personne ou d’une chose, précédent ou n’étant pas basée sur une expérience réelle » (1954, p. 6).

« A feeling, favorable or unfavorable, toward a person or thing, prior to, or not based on, actual experience ».

151.

« Conventional theory usually assumes that all employers endeavor to maximise money income. This has been continuously criticized by those who argue that some employers want power, an easy life, and other forms of non-monetary income. The introduction of DC’s generalizes conventional theory. It is no longer assumed that all potential employers want to maximize money income ». Dans sa thèse, Becker savait déjà que le discrimination coefficient pourrait servir se fondation à une théorie économique des phénomènes non monétaires. En effet, il considérait le concept comme un « pont entre les coûts monétaires et réels » (Becker, 1955, p. 14). Dans une note de bas de page, il notait que « beaucoup de problèmes impliquant des motivations non pécuniaires peuvent être résolus en utilisant une technique similaire » (p. 14).

152.

« […] almost completely irrelevant for understanding market discrimination, although it may be relevant for market segregation ».