III.2.1. La réception de The Economics of Discrimination

Becker passa l’année 1955-1956 à réécrire sa thèse en vue d’une publication dans la série Studies in Economics, dont le premier volume n’était autre que l’ouvrage de Friedman, Studies in the Quantity Theory of Money (1956). En effet, le département d’économie de Chicago avait, depuis le début des années 1950, passé un accord avec The University of Chicago Press pour publier ces séries. Le manuscrit avait été rapporté favorablement par le Social Science Committee des University of Chicago Press (dont Friedman était membre) et par le département d’économie de l’université153. Malgré le feu vert des deux comités, le conseil des rédacteurs en chef des University of Chicago Press, présidé par Roger Shugg, rejeta le manuscrit154. Becker (1971b) se souvient de trois types de critiques, toutes centrées sur son approche théorique, et non sur l’aspect empirique de son travail. Certains critiquèrent le principe de l’usage des outils de la théorie économique à un tel sujet. D’autres étaient opposés à certains aspects méthodologiques, notamment l’usage du « as if » friedmanien. D’autres, enfin, critiquèrent le manque d’usage de paramètres non économiques. Bien que ces souvenirs soient vagues, certains d’entre eux font écho aux comptes rendus publiés dans la presse scientifique.

Face à ces critiques, Friedman défendit vigoureusement l’approche de son protégé. Dans une lettre à Shugg, Friedman exprimait son soutien au livre, décrit comme étant d’une importance scientifique majeure. Il pensait que le livre serait « généralement reconnu comme l’une des pièces les plus distinguées » dans la liste des publications des presses155. Friedman défendit l’usage des outils de la théorie des prix appliqué au social, en précisant que cette approche contrastait avec « les spéculations peu rigoureuses et l’empirisme causal tellement commun dans les sciences sociales »156. Au-delà des avancées scientifiques certaines, le livre devait être publié car dans le cas contraire, le rejet serait compris comme une mesure de défiance à l’égard des recommandations du Social Sciences Committee et du département d’économie. Ami de Friedman et admirateur précurseur de Becker, Stigler entra dans l’arène en écrivant une lettre pressant le conseil des rédacteurs en chef de revoir leur décision. Stigler avait lui aussi de forts liens avec l’université de Chicago (il se reconnaissait pareillement dans la vision de la science économique qui y était défendue), où il avait soutenu sa thèse de doctorat en 1938 (Stigler, 1988).

Finalement, le livre fut publié en 1957 et il fit l’objet de comptes rendus globalement positifs. Contrairement à ce que Swedberg (1990a) écrit, autant de revues d’économie que de revues de sciences sociales publièrent un compte rendu de l’ouvrage, et parmi ces revues figurèrent les principales revues de science économique (American Economic Review) et de sociologie. La plupart des auteurs de recensions étaient des spécialistes des relations raciales. Parmi eux figuraient Guy Johnson, qui avait travaillé pour l’étude de Myrdal, Otis Dudley Duncan, professeur-assistant à Chicago, qui devint dans les années 1960 un sociologue prééminent dans ce domaine. Parmi les économistes, Dewey (pour le Southern Economic Journal) et Northrup (pour l’Industrial and Labor Relations Review) avaient travaillé également sur le sujet. Parmi les autres auteurs, Alchian (pour le Journal of the American Statistical Association) et Reder (pour l’American Economic Review) représentaient le caractère plus quantitatif de la science économique.

Presque tous les comptes rendus notèrent l’originalité de la démarche et se félicitèrent de cette nouvelle entreprise interdisciplinaire. Aucun des sociologues ou des économistes ne critiquèrent l’absence de dimension éthique du livre. Ils préférèrent souligner l’approche intégrée qui liait la théorie aux tests statistiques. Ces deux aspects (la théorie et l’analyse statistique) furent mit en avant différemment par les sociologues et les économistes.

La plupart des sociologues saluèrent le modèle économique. Bien que sceptique à propos de la portée générale d’une telle entreprise, Schuessler considérait que le goût pour la discrimination était un « tour de force » menant à un modèle très abstrait d’une « puissance indiscutable » (1958, p. 108). L’idée qu’un goût pour la discrimination engendre des pertes monétaires était un moyen ingénieux de mesurer la discrimination dans les activités économiques. Johnson (1958), qui avait été impliqué dans l’étude de Myrdal de 1944, pensait que le livre de Becker était « un travail excellent ». Comme beaucoup d’autres auteurs de compte rendus, il aimait le caractère intégré du modèle, liant la théorie aux données empiriques. Johnson (1950) s’était déjà plaint du manque de généralisations théoriques dans son compte rendu du manuel de sociologie Negroes in American Society de Maurice Davie et félicitait Becker d’avoir comblé ce manque. Duncan (1958) était également impressionné par le contenu théorique du livre. Duncan était familier de ce type de travail traversant les frontières disciplinaires, car il avait déjà écrit les comptes rendus de The Economics of Location d’August Lösh, qui proposait une théorie économique des structures spatiales, ainsi que Location and Space Economy de Walter Isard (Duncan, 1956, 1957a). Bien que parfois critique de ces approches économiques, étrangères à la plupart des sociologues, Duncan les envisageaient comme un moyen prometteur d’assurer une « collaboration plus étroite parmi les chercheurs » (Duncan, 1957a, p. 240). De plus, il avait été un des seuls contacts que Becker avait eu avec le milieu des sociologues à cette époque.

Certains économistes considéraient que l’aspect le plus impressionnant du travail de Becker était la confrontation de la théorie aux faits empiriques. Écrivant pour un public de statisticiens, Alchian (1958) louait l’ingéniosité de Becker pour mesurer « un phénomène sociologique, d’un point de vue plus profond que simplement compter combien d’individus disent ou ne disent pas qu’ils ont certains goûts ou certaines préférences » (p. 1048)157. En tant que membre de RAND Corporation, Alchian était habitué aux analyses économiques de sujets dépassant les frontières traditionnelles de la science économique, notamment l’application de l’économie à des fins militaires. D’ailleurs, il côtoya Becker durant l’été 1957, alors que ce dernier faisait un stage à RAND pour étudier les effets de la conscription sur la distribution des ressources, ainsi qu’une évaluation des « coûts supportés par les militaires pour entraîner leurs pilotes »158. Egalement chercheur dans un centre multidisciplinaire, financé par la Ford Foundation, le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, Reder (1958) était intéressé par « la modélisation ingénieuse » mais également par la « qualité générale du travail empirique de Becker », et prédisait que le livre « influence[rait] la pensée sur l’économie de la discrimination pour les années à venir » (p. 500). Pour ces économistes intéressés par le travail interdisciplinaire, The Economics of Discrimination était une bonne illustration du pouvoir explicatif de la science économique, de sa capacité à développer une réflexion systématique à partir de postulats solides, et d’arriver à des prédictions testables empiriquement. Cet attribut de la science économique était prometteur, et constituait un idéal scientifique qui fut développé et promu par le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences et RAND durant la période de guerre froide (voir, par exemple, Amadae 2003, pp. 75-79).

Les résultats statistiques du livre étaient également salués. L’idée que les noirs n’avaient pas vu leurs conditions de vie s’améliorer par rapport à celles des blancs depuis un siècle était fondamentale, car elle remettait en question l’idée, également appuyée par les chercheurs, que les noirs avaient bénéficié de la situation économique d’après-guerre. Ce résultat fut discuté par Reder, qui pensait que les mesures de Becker sous-estimaient précisément le progrès des noirs depuis les années 1940. Les sociologues furent très intéressés par ces résultats, mais furent moins indulgents sur l’usage des statistiques, de par leur plus grande sensibilité à cet outil. En effet, depuis l’entre-deux-guerres, la sociologie avait progressivement reconnu l’analyse statistique comme un symbole de rigueur scientifique (Shanas, 1945). La plupart des critiques envers l’analyse de Becker pointaient vers sa relative simplicité par rapport à des études antérieures telles que celles de Turner (1952). Les données délivrées par le Bureau of Census n’étaient pas retravaillées avec le soin auquel les sociologues s’attendraient. En résumé, la plupart des sociologues, à l’exemple de Schuessler trouvèrent que le livre manquait de « données cruciales nécessaires » à une telle analyse (1958, p. 108).

Bien que le livre de Becker ait été perçu comme une contribution originale, certains comptes rendus exprimèrent des réserves. Deux arguments principaux se dégagaient : la théorie économique était trop limitée pour traiter ce type de problème et l’approche de Becker menaçait les autres types d’approches en économie du travail. Pour Richard C. Leonard (1957), la discrimination avait des origines tellement diverses, que seul le cadre d’analyse de la sociologie, plus vaste, pouvait traiter pertinemment le problème. La théorie économique était trop insuffisante pour traiter d’un problème considéré comme le résultat de comportements irrationnels. L’économiste Dewey, qui avait précédemment réfléchi à l’usage de la théorie économique pour traiter des problèmes de ségrégation au travail, partageait ce point de vue. Dans son article de 1952, il avait critiqué de manière prémonitoire la théorie de Becker en affirmant que « des cas dans lesquels des employeurs sacrifient délibérément des profits afin d’exprimer leur animosité envers les noirs sont extrêmement rares » (Dewey, 1952, p. 287)159. De plus, il était opposé à la théorie du « as if » friedmanien. En effet, il considérait qu’il fallait faire preuve d’une « prudence extrême lorsque l’on traite des comportements irrationnels ‘comme si’ ils étaient rationnels » (Dewey, 1958, p. 495).

Parmi les critiques, la plus virulente vint de Northrup (1958). Becker affirmait que The Economics of Discrimination était la première analyse importante effectuée par un économiste dans ce domaine. Cela donnait l’impression que les études précédentes de Northrup ou Myrdal, n’étaient pas économiques. Par conséquent, Northrup adopta une position défensive. Se référant aux « grands économistes » tels que Schumpeter (un de ses professeurs à Harvard) ou Keynes, Northrup rappelait au lecteur que les équations étaient « attirantes » mais que le « théoricien [avait] une obligation fondamentale d’étudier les faits avant de présenter une théorie comme produit fini » (ibid., p. 298)160. Bien que Northrup eût conscience de la sensibilité du sujet au sein du milieu de la recherche, il s’attaqua à Becker car son approche semblait constituer une menace pour les approches inspirées de l’institutionnalisme dans le milieu de l’économie du travail. En effet, cette nouvelle méthode fondée sur la théorie néoclassique élargissait le cadre d’analyse de la science économique mais réduisait la diversité des approches. Pour Northrup, le manque d’intérêt de cette théorie était fondé sur des « postulats assez naïfs » et sur le manque de preuves empiriques (ibid., p. 298).

L’extension de l’analyse économique était également critiquée par Schuessler (1958), qui pensait que la discrimination était un domaine privilégié de la sociologie. Il pensait d’ailleurs que les économistes ne suivraient pas Becker dans son entreprise de redéfinition des territoires, arguant que les économistes respecteraient leur répartition traditionnelle. Bien que la notion d’impérialisme de l’économie ne fût pas encore utilisée pour caractériser ce mode particulier de relations interdisciplinaire, Schuessler décrivait l’entreprise de Becker comme une invasion déloyale de l’économie dans les territoires de la sociologie.

Ces réserves ne doivent pas masquer la reconnaissance générale du livre comme une contribution importante à la littérature sur les relations raciales. La plupart des critiques faisaient écho à celle d’Amerman qui pensait que le livre constituait un « défi rafraichissant aux postulats des psychologues et des sociologues » (1958, p. 279)161. Conscient de la nécessité d’une production théorique dans ce domaine, Dewey reconnaissait que « sans aucun doute, une tête froide doit s’abstenir de bons sentiments » (1958, p. 496)162. Dewey considérait que le livre était l’un des livres importants de l’année, et Leonard pensait que « Becker a fait un travail admirable ».

En se focalisant sur la nature économique de la discrimination, Becker posa un premier jalon dans la redéfinition des territoires entre l’économie et les sciences sociales avoisinantes. Néanmoins, malgré un accueil enthousiaste, Becker ne parvint pas à susciter de nouvelles recherches fondées sur sa théorie. Les économistes intéressés par les résultats de Becker poursuivirent l’analyse statistique concernant l’évolution des conditions de vies des noirs aux États-Unis. À la fin des années 1950 et au début des années 1960, le débat fut ravivé par le sociologue H. M. Blalock (1959) et les économistes Elton Rayack (1961) et Alan Batchelder (1964). Becker (1962a) lui-même prit part au débat sur la mesure de la condition de vie des noirs, répondant aux attaques méthodologiques de Rayack. Malgré l’enthousiasme de certains chercheurs, Becker ne parvint pas à faire évoluer la pratique des économistes dans la décennie qui suivit la publication de The Economics of Discrimination. Ceux-ci poursuivirent le dialogue interdisciplinaire avec le langage des sociologues. Du début des années 1960, Becker vécut une expérience similaire avec sa théorie économique de la fécondité.

Notes
153.

Friedman à Shugg, 30 Novembre 1956, MFPH, boîte 20, dossier 30.

154.

 Nous ne savons pas si le conseil fit appel à des rapporteurs extérieurs pour parvenir à cette décision, ou s’il s’appuya sur des avis négatifs de membres du Social Sciences Committee ou du département d’économie de l’université de Chicago.

155.

 « […] generally recognized as one of the most distinguished items on its list » (Friedman à Shugg, 30 novembre 1956, MFPH, boîte 20, dossier 30).

156.

« the undisciplined speculation and causal empiricism so common in the social sciences ».

157.

« […] sociological phenomena, in a sense more profound than merely counting how many people do or do not say that they have certain taste of preferences ».

158.

Becker à Lewis, 8 Octobre 1957, HGLP, boite n° 10, dossier « Becker, Gary ».

159.

« […] cases where employers deliberately sacrifice profits in order to indulge an animosity toward Negroes are extremely rare ».

160.

« The theoretical economist has a fundamental obligation to study the facts before presenting a theory as a finished product ».

161.

 « This book is by no means in the « popular vein » and its translation of racial discrimination in economic terms is a refreshing challenge to the assumptions of the sociologists and social psychologists ».

162.

« no doubt a cool head should refrain warm heart ».