III.2.2. Les critiques de la théorie de la fécondité

En 1956-1957, dans le cadre du Research Group in Labor Economics dirigé par Lewis, Becker s’intéressa aux déterminants économiques de la taille de la famille, avec l’assistance de Claire Friedland et Richard Robb (Lewis, 1957)163. Le projet était encouragé par Stigler, qui avait déjà soutenu son livre sur la discrimination. Becker soumit l’article à Population Studies et au Journal of Political Economy, mais aucune des revues ne le publia164. Becker présenta finalement son modèle dans le cadre d’une conférence organisée par le NBER sur les liens entre la démographie et l’économie en 1960, qu’il avait rejoint en 1957. Celui-ci reprenait une intuition développée dans le cours de Friedman à Chicago, sur les déterminants de la demande parentale d’enfants (Becker, 1991a). À la même période (1952), Friedman et Stigler discutaient de la réinterprétation de la théorie de la population de Malthus pour un article que Stigler rédigeait sur Ricardo165. Selon Friedman,

‘« […] les enfants doivent être considérés comme des biens sur lesquels le revenu est dépensé ; le nombre d’enfant « achetés » sera une fonction de leurs coûts relatifs, comparé à d’autres biens, coût qui, bien sûr, inclue le coût négatif du retour sur investissement espéré. Vos calculs d’achats d’enfants en ville et à la campagne sont des explications fortement plausibles des différentiels de taux de natalité » (cité par Hammond & Hammond, 2006)166.’

Becker assimilait également le désir d’enfant à la consommation d’un bien de consommation durable, une voiture par exemple. Les parents allouaient des ressources notamment pour en déterminer la quantité, mais aussi la qualité. Becker partait d’un constat empirique qui avait été développé dans l’étude statistique intitulée Indianapolis Survey : les paramètres les plus significatifs dans l’explication du désir d’enfant des ménages étaient de nature économique (le revenu des ménages par exemple). Cette étude faisait référence chez les démographes de la conférence. Malgré l’ancrage de la théorie dans ces résultats empiriques, James Duesenberry, qui rapportait l’article, critiqua le point de vue limité de Becker. Stigler (1988) se souvint également du ton outragé d’une partie de l’assemblée lors de la présentation de Becker.

La critique de Duesenberry (1960), restée célèbre, soulignait les différences entre la science économique et la sociologie. Reprenant ce qu’il disait lui-même à ses étudiants en cours, la science économique était la science du choix, tandis que la sociologie était la science expliquant pourquoi les individus n’avaient pas le choix. De plus, la fécondité était un domaine pour lequel la pression sociale était la plus évidente167. S’occuper d’un enfant n’était pas une décision libre, mais motivée par des conventions sociales.

Athur Okun était le second rapporteur de la session. Il commença par féliciter Becker d’avoir suivi les conseils du sociologue Rupert Vance, qui avait recommandé aux démographes de se plonger dans l’édification d’une théorie solide. Néanmoins, Okun relayait les critiques de Duesenberry, sur l’absence effective de choix des ménages dans les dépenses consacrées aux enfants. De plus, la distinction que faisait Becker sur le coût des enfants et leur qualité était hors de propos. Ainsi, une théorie économique traitant de manière satisfaisante la fertilité devait prendre en compte l’aspect sociologique en distinguant les dépenses volontaires et les dépenses involontaires. À l’image de la critique de Duesenberry, celle d’Okun rappelait ainsi l’obligation de respecter les territoires disciplinaires traditionnels : certaines variables sociales devaient être considérées par l’économiste comme données. La théorie économique ne pouvait donc pas se placer en amont de la réflexion sur ces sujets, car le calcul individuel ne pouvait s’abstraire de l’existence de pressions sociales. La science économique ne pouvait donc pas représenter n’importe quel comportement comme l’issue pure et simple d’un choix rationnel168.

Malgré la réticence de certains économistes à l’analyse économique de la fécondité, les articles écrits par les démographes n’hésitaient pas à mentionner Becker dès qu’il s’agissait d’évoquer les liens théoriques entre des variables économiques et démographiques. Les travaux de Becker avaient suscité une certaine polémique, mais Duesenberry, à l’exemple de Northrup trois ans auparavant, ne représentait qu’un versant des réactions à Becker. Une nouvelle fois, les travaux de Becker avaient suscité l’attention des commentateurs.

Les recensions de l’ouvrage collectif issu de la conférence ne passèrent pas systématiquement tous les articles en revue. Néanmoins, la quasi-totalité des comptes rendus consacrèrent un espace à l’article de Becker. Tout comme pour ses études de la discrimination, certains tels que N. H. Carrier pensaient que « l’article de Becker […] est aussi rafraîchissant pour le non économiste » (Carrier, 1962, p. 222)169. Bien qu’en désaccord avec l’analogie provocatrice de Becker, Sidney Coontz, écrivant pour l’American Economic Review, rejoignait Becker sur le fait que la démographie était une variable dépendante de phénomènes économiques, notamment la demande de travail. Il avait développé cette idée dans son livre de 1957, Population Theories and the Economic Interpretation, dans lequel il clamait que l’échec des prédictions démographiques provenait de l’éloignement des démographes avec la théorie économique (Duncan, 1957b).

Notes
163.

Notons que dans ce groupe figurait un des étudiants de Lewis, Henry Sanborn, qui avait pour projet de travailler sur les différentiels de salaires entre hommes et femmes liés à une éventuelle discrimination dans le cadre de sa thèse qu’il soutint en 1960. Il fut l’un des rares étudiants à travailler sur ce thème après que Becker ait soutenu sa thèse, et avant la recrudescence des analyses économique du phénomène à la fin des années 1960.

164.

Une lettre de Lewis à Becker du 11 décembre 1957 indique que Becker avait soumis l’article au Journal of Political Economy, ainsi qu’un article traitant de la mortalité infantile à Population Studies. Aucun des articles ne fut publié dans ces revues (Becker à Lewis, 11 décembre 1957, HGLP, boite n° 10, dossier « Becker, Gary »).

165.

Stigler fait notamment référence à la théorie de la population de Malthus dans son article de 1952, « « The Ricardian Theory of Value and Distribution », The Journal of Political Economy, vol. 60, n° 3, pp. 187-207.

166.

« We have talked before of reinterpreting its [Malthus] guts to mean that children are to be treated like commodities on which income is expended; that the number of children « purchased » will be a function of their relative cost, compared to other commodities, cost of course including as a negative cost the expoected return on them. Your calculation of purchasing children in city& country are a highly plausible explanation of the differential birth rates ».

167.

« Il sera suffisant de remarquer qu’il n’existe pas d’autre domaine pour lequel les limitations sociologiques de la liberté du choix s’appliquent plus vigoureusement que le comportement concernant l’éducation des enfants (Duesenberry, 1960, p. 223).

« It will be sufficient to remark that there is no area in which the sociological limitations of freedom of choice apply more strongly than to behavior in regard to bringing up children ».

168.

Cette conception traditionnelle des limites de l’objet d’analyse de la science économique s’était manifestée auparavant dans le cadre des balbutiements de l’économie de la santé au début des années 1950. En décembre 1950 s’était tenu une session de la conférence annuelle de l’American Economic Association sur l’économie des soins médicaux. Ginzberg (1951) y avait souligné les limites de l’expertise des économistes dans la rationalisation des pratiques médicales. Pourtant, la contribution d’Herbet E. Klarman (1951a) était une application directe des outils de la science économique à la fourniture de soins médicaux. Il critiquait notamment les études de Lee & Jones (1933) qui avaient tenté de mesurer les besoins de santé « au mépris complet des considérations économiques » car le problème devait se poser en termes de comportements de consommation (Klarman, 1951b, p. 634). Il fallait prendre en compte les dispositions individuelles à payer. Les rapporteurs de la session avaient manifestés leur opposition à une telle critique, car pour eux, la détermination des besoins était essentielle. Celle-ci était un problème moral hors des frontières de la science économique, laquelle ne pouvait apporter son éclairage qu’une fois ceux-ci déterminés (Stillman & Reed, 1951).

169.

« Becker’s paper […] is also refreshing to a non-economist, since he treats (or almost treats) children as an ordinary market commodity to which the usual economic laws apply ».