III.2.3. Consolider la démarche

Une lettre de Lewis à Becker du 11 décembre 1957 laisse à penser que Becker ne se sentait pas à l’aise à l’université de Chicago170. Lewis tentait de le rassurer en lui confirmant que les membres du conseil de département avaient une haute opinion de lui. Néanmoins, Becker souhaitait quitter Chicago et consacra une partie de l’année 1956-1957 à prospecter. De son aveu même, Becker refusa une augmentation de salaire en partant à New York, où il prit un poste de professeur à Columbia doublé d’un poste de chercheur au NBER. Les raisons de ce départ restent vagues, comme en atteste Lewis, lequel mentionne « une variété de raisons » expliquant son besoin de « changer de climat intellectuel »171. Becker avait ressenti un besoin d’indépendance que l’université de Chicago semblait brider (Becker, 1993). Peu de temps avant lui, Buchanan était également parti de Chicago pour l’université de Virginie. La pression des professeurs à Chicago, par exemple celle de Friedman ou de Schultz, qui n’hésitaient pas à affirmer leur supériorité intellectuelle devant les étudiants, bridait les plus jeunes (Buchanan, 1992). Becker (1991) confirmait cette perception :

‘« Je pensais en même temps que certains des meilleurs étudiants évitèrent de travailler avec Friedman parce qu’ils ne pouvaient supporter la pression : ils ne pouvaient gérer psychologiquement ses critiques franches et tranchantes ainsi que ses idées rapides. Fondamentalement, ils avaient peur d’être intellectuellement submergés. J’avais également ces peurs, mais réussit à les contrôler suffisamment pour reconnaître que je pouvais tant apprendre de lui » (p. 144)172.’

Dans son autobiographie, rédigée à l’occasion de l’obtention du Prix Nobel, Becker (1993) rappelait que Chicago ne fournissait pas le cadre idéal pour développer cette confiance et restait convaincu quant au bien fondé de son choix d’alors. Nous pensons donc, avec Overtveldt (2007), que Becker quitta Chicago pour les mêmes raisons que Buchanan. Leur volonté d’élargir les frontières de la science économique traditionnelle ne pouvait donc, paradoxalement, s’épanouir là bas173.

À l’occasion d’un entretien d’embauche, Becker rencontra Robert Solow au MIT. Solow était considéré comme un représentant de l’élite des jeunes économistes (il reçut d’ailleurs la John Bates Clark Medal en 1961). Lorsqu’il demanda à Becker sur quel sujet il travaillait, Becker décrivit son travail de thèse. Solow aurait alors qualifié Becker d’« économiste néoclassique », un épithète étrange de la part d’un économiste qui, dans le cadre de ses travaux sur la croissance économique, avait contribué à réinsérer l’idée de flexibilité de l’ajustement des marchés des facteurs de production dans la théorie macroéconomique, afin de critiquer la rigidité des approches d’inspiration keynésiennes de Roy Harrod ou Evsey Domar (Solow, 1956). Mais en affirmant cela, Solow critiquait l’expansion du cadre néoclassique tel qu’il était enseigné à Chicago.

La démarche de Becker s’était donc heurtée à une certaine incompréhension, notamment chez les économistes, comme s’ils n’avaient pas compris réellement la portée de la méthode du « as if » et le manque d’importance du réalisme des postulats par rapport à la portée prédictive des conclusions. À en juger par les réactions des démographes ou des sociologues de la discrimination, les postulats de rationalité n’étaient pas si critiqués, car ils constituaient les fondements d’un raisonnement hypothético-déductif solide, donnant à la théorie un aspect scientifique qui rencontrait les aspirations de certaines sciences sociales telles que la science politique ou la sociologie. La réaction des économisets pût paraître surprenante à Becker, dont l’enseignement à Chicago véhiculait une image d’excellence et lui avait ouvert naturellement les portes de l’analyse économique des comportements humains. Le travail de Becker qui suivit la parution de son livre et la présentation de la théorie de la fertilité furent orientés vers une explication de sa démarche.

Quelques mois seulement après la controverse sur la publication de The Economics of Discrimination, Becker passa l’été à RAND Corporation, où il rencontra Alchian. Intéressé par l’utilisation de la science économique hors de ses frontières, Alchian avait également publié en 1950 un article défendant le postulat de rationalité des agents, arguant que les mécanismes concurrentiels sélectionnaient les firmes les plus profitables : peu importait la motivation profonde des entrepreneurs, seuls les entreprises qui avaient de fait maximisé leurs profits survivaient à la sélection du marché174. Parmi la recherche qu’il effectua à RAND, Becker travailla sur un modèle économique dépourvu d’agents rationnels. Le résultat fut l’article « Irrationality and Economic Theory » (1962b), dont l’introduction mentionnait particulièrement l’apport d’Alchian. Plusieurs versions de l’article avaient été commentées par Stigler, mais celui-ci n’était pas très enthousiaste vis-à-vis de cette démarche175. Il pensait que Becker n’avait pas besoin d’une telle justification théorique. Stigler était un ardent défenseur du postulat de rationalité. Il avait déjà critiqué la tentative de Friedman et Wallis de développer un modèle économique se passant de référence à la notion d’utilité176. Stigler se réjouissait que Friedman ait abandonné cette perspective et encourageait Becker à faire de même car au final, cela n’apaiserait pas les critiques envers sa théorie177. Celles-ci n’étaient pas orientées contre la notion de rationalité, mais bel et bien contre la théorie économique elle-même (ibid.)178.

Malgré ces commentaires invitant à ne pas tenir compte des critiques adressées à l’irréalisme du postulat de rationalité, Becker publia son article dans le Journal of Political Economy en 1962, et s’en servit systématiquement par la suite pour rejeter les critiques de son approche fondée sur la rationalité des agents. Son texte visait explicitement à faire la lumière sur cette hypothèse incomprise de rationalité des agents. Becker confrontait les différentes approches et critiques, qu’il trouvait parfois « violentes », du postulat de rationalité : certains y voyaient une hypothèse comportementale dépassée (1962b, p. 1). D’autres affirmaient que les entreprises et les ménages n’avaient pas de préférences transitives, rendant ce postulat inutilisable. D’autres encore (tels que Friedman) pensaient que c’était un postulat irréaliste, mais permettant des prédictions pertinentes. Sa vision du problème était autre : Becker ne cherchait pas à défendre particulièrement le postulat de rationalité, mais voulait démontrer que la théorie économique était utile pour analyser une grande variété de comportements humains. Becker souhaitait élargir le débat en montrant que « les théorèmes principaux de la théorie économique résultent d’un principe général qui inclut non seulement le comportement rationnel et les argumentaires de survie en tant que cas spécifiques, mais également beaucoup de comportements irrationnels » (Becker, 1962b, pp. 1-2)179.

Tout comme pour la théorie d’Alchian, Becker souhaitait souligner la rationalité des ajustements de marchés au-delà de la rationalité des individus. Du simple fait que les agents subissent une contrainte budgétaire, leurs réponses aux variations de prix sur les marchés étaient compatibles avec la construction d’une fonction agrégée de demande décroissante au prix. Ce résultat était obtenu par Becker pour tous les types de comportements irrationnels, situés entre deux extrêmes : un comportement marqué par l’habitude et l’inertie, déterminé principalement par les comportements passés, et un comportement impulsif, totalement erratique, déterminé par des probabilités. L’important était que « le changement d’opportunités résultant d’un changement dans les prix relatifs tend aussi à produire une réponse systématique, quelque soit la règle de décision », réponse compatible avec les enseignements de la théorie économique (Becker, 1962b, p. 4)180. Becker élargissait sa démonstration à la demande de facteurs des entreprises et à l’offre de travail des ménages.

L’article de Becker suscita la réaction d’Israel Kirzner (1962) et de John Chant (1963). Tandis que Chant contestait un point relativement technique relatif à la typologie des comportements formulée par Becker, la réponse de Kirzner dévoilait un point de vue intéressant sur l’usage et le but de l’analyse économique. Pour Kirzner, l’argument de Becker n’était pas solide, car la détermination du prix sur un marché dépendait de la réalisation des plans individuels. Si le prix proposé était trop haut, l’offre serait supérieure à la demande et pour que le nouveaux prix proposé soit plus bas, les agents devaient impérativement considérer que leurs plans n’étaient pas réalisés au mieux, ce qui suppose une forme précise de rationalité, incompatible avec l’irrationalité considérée par Becker181. Kirzner s’inscrivait dans une conception de l’échange dans laquelle il n’y avait pas de commissaire priseur, et qui nécessitait que les vendeurs ou les acheteurs proposent leurs prix. Ainsi, la théorie de Becker montrait effectivement qu’une variété de comportements irrationnels pouvait mener à des comportements agrégés (chez les ménages, par exemple) compatibles avec une courbe de demande décroissante. Cependant, pour Kirzner, le but de la théorie des prix était plutôt de montrer comment les changements de prix se produisaient. Cela témoignait d’une autre conception de la théorie économique, influencée plus particulièrement par Ludwig von Mises, le directeur de thèse de Kirzner. Néanmoins, tout comme Stigler, Kirzner soutenait l’entreprise plus large d’étudier les comportements humains en partant du postulat de rationalité. Pour lui, le simple fait que certains agents puissent se comporter rationnellement justifiait une telle analyse.

Le texte de Becker s’inscrivait également dans un mouvement plus général de reconquête des économistes plus traditionnels. Parmi les critiques listées par Becker, figurait l’intransitivité des préférences. Cette idée posait problème, comme l’avait rappelé Jerome Rothenberg dans son livre sur l’économie du bien-être de 1961. Tullock (1964) constatait que malgré l’absence de preuves invalidant la transitivité des préférences – constat rappelé par Rothenberg lui-même – l’opinion générale vis-à-vis de ce postulat n’en était pas moins confuse, car les théoriciens du bien-être, malgré leur utilisation intensive de ce postulat, continuaient à douter de sa validité. Le sociologue Arnold Rose (1957), intéressé par les développements de la théorie du choix rationnel, avait étudié le phénomène d’irrationalité et fournit des preuves empiriques montrant que l’intransitivité des choix provenait souvent de problèmes dans la conduite de l’expérience182. Le but de Tullock fut donc de démontrer par l’absurde que dans beaucoup de cas, l’intransitivité apparente n’était pas logiquement avérée. Tout comme l’article de Becker, celui de Tullock n’était pas tourné vers une défense de la rationalité, mais vers le rejet de certaines critiques : sa preuve « ne concev[ait] pas la question particulière de la rationalité humaine, mais exclut un type particulier d’irrationalité » (Tullock, 1964, p. 406)183.

Buchanan s’était également expliqué sur sa propre conception de la science économique, et, de manière intéressante, exprimait ses affinités avec la théorie autrichienne. En 1964, Buchanan dédia son discours présidentiel de la Southern Economic Association à la question de savoir « Que devraient faire les économistes ? », dans lequel il explorait la définition de la science économique, son expansion comme ses limites184. Poursuivant sur la lancée de The Calculus of Consent, Buchanan réaffirmait sa conception de la science économique comme théorie de l’échange, et non de l’allocation de ressources, telle qu’elle était personnifiée par la définition de Lionel Robbins de 1932 et qui caractérisait la théorie néoclassique standard enseignée par la majorité des professeurs à Chicago185. Buchanan critiquait cette vision car elle avait transformée les problèmes économiques en problèmes techniques uniquement relatifs à l’allocation optimale des ressources rares. Cette situation se produisait dès que la fonction d’utilité était connue à l’avance. Buchanan voulait changer la manière dont les économistes approchaient les problèmes, éventuellement renommer la science, « catallaxie », marquant un retour à la primauté de l’échange186. Le problème de Robinson Crusoé n’était pas économique mais technologique, jusqu’au moment où il dût s’associer à Vendredi au travers de l’échange. En tant que science de l’échange, la science économique pouvait s’intéresser au domaine de la politique, c'est-à-dire des organisations collectives, seulement si celles-ci n’impliquent pas de coercition.

Ces trois articles de Becker (1962b), Tullock (1964) et Buchanan (1964) constituaient trois avis sur la pertinence de l’utilisation de la théorie économique hors de ses frontières. Les articles de Becker et de Tullock étaient assez explicitement consacrés à une clarification de leur approche, et constituaient une réponse directe aux attaques contre l’application de l’analyse économique se fondant traditionnellement sur le postulat de rationalité des agents. Néanmoins, l’utilisation du postulat de rationalité des agents continuait d’éveiller le scepticisme des plus anciens. Donnant en quelque sorte raison à Stigler, Sidney Weintraub (1964) affirmait que malgré sa rigueur, il était improbable que la réponse de Becker parvienne à « convaincre ceux qui ne sont déjà plus convaincus » (p. 157)187.

Néanmoins, au début des années 1960, il se manifestait également quelques signes de changement en provenance de chercheurs de la génération de Becker. Dans un article de 1963 publié dans l’American Economic Review, Becker était cité par Oliver Williamson (1963), qui voulait approfondir la représentation traditionnelle de la firme en y incluant des motivations non pécuniaires, autres que celles de la maximisation du profit, en les confrontant à l’influence de la concurrence sur le marché. Le point de départ ressemblait d’une certaine manière à celui de Becker lorsqu’il s’était intéressé à la discrimination. En guise de conclusion, Williamson soutenait l’approche de Becker, et appuyait ses critiques à l’égard des économistes réticents à l’analyse des motivations non pécuniaires (1963, p. 1055).

Notes
170.

Lewis à Becker, 11 décembre 1957, HGLP, boite n° 10, dossier « Becker, Gary ».

171.

 Lewis à Gorter, 27 novembre 1957, HGLP, boite n° 10, dossier « Becker, Gary ». William Gorter avait exprimé le souhait de recruter Becker à UCLA, et Lewis lui expliquait que Becker avait finalement décidé de partir pour Columbia.

172.

« I believed at the same time that some top students shied away from the working with Friedman because they could not take the heat: they could not handle psychologically his sharp and blunt criticisms and his quick insights. In essence, they feared being overwhelmed intellectually. I also had these feras but managed to control them enough to recognize how much I could learn from him ».

173.

Overtveldt écrit que « il est difficile d’éviter la conclusion que le départ temporaire de Becker […] fut au moins en partie causé par le désir de s’échapper de la pression du pouvoir intellectuel de Friedman » (2007, p. 107).

« It’s hard to avoid the conclusion that Becker’s temporary departure from the University of Chicago in 1957 was at least partially caused by a desire to escape Friedman’s overpowering intellectual impact ».

174.

 Armen Alchian (1950), « Uncertainty, Evolution and Economic Theory », Journal of Political Economy, vol. 58, n° 3, pp. 211-221.

175.

Stigler à Becker, 25 mars 1960, GSP, Boîte 6, dossier « Becker, Gary S. ».

176.

Stigler à Becker, 6 novembre 1959, GSP, Boîte 6, dossier « Becker, Gary S. ».

177.

Stigler réitéra sa critique de l’article de 1962 dans son discours de décembre 1987 célébrant la fin de la présidence de l’AEA par Becker. « Si nous étions dans le cadre d’une audition pour un poste à la Cour suprême, je ne pourrais trouver qu’une imperfection dérisoire à une carrière d’une telle probité : il contempla un moment, et je précise qu’il ne fit que la contempler, la possibilité que les consommateurs puissent se comporter de manière non rationnelle » (cité dans Tilman, 2001, p. 129).

« If this were a hearing for a position on the Supreme Court, I could find only one trifling blemish on a career of high probity: he once contemplated, and I emphasize only contemplated, the possibility that consumers could behave non-rationally. I plead in extenuation of his youth at this time and the temptations one associates with a life in New York City ».

178.

« Your own enthusiasm is obviously very different. Be prepared to modify it when you learn that the people you are trying to appease are not opposed to rationality, -just to economic theory ».

179.

« The purpose of this paper is not to contribute still another defense of economic rationality. Rather it is to show how the important theorems of modern economics result from a general principle which not only includes rational behavior and survivor arguments as a special case, but also much of irrational behavior ».

180.

« It has seldom been realized, however, that the change in opportunities resulting from a change in relative prices also tends to produce a systematic response, regardless the decision rule ».

181.

Kirzner mettait en avant « la manière systématique avec laquelle les plans sont révisés, conséquence de la déception tirée de plans antérieurs » (1962, p. 381).

« the systematic way in which plan revisions are made as a consequence of the disappointment of earlier plans ».

182.

Tullock (1964) en mentionne deux. Tout d’abord l’expérience peut prendre du temps, et un choix intransitif pouvant résulter d’un changement d’avis du sujet pendant le déroulement de l’expérience. L’autre explication, la plus probable pour Rose, était que l’intransitivité provenait de domaines de choix pour lesquels le sujet était en réalité indifférent.

183.

« Our proof does not involve the basic question of human rationality, but only bars one particular type of irrationality ».

184.

« What Should Economists Do ? », discours présidentiel de la Southern Economic Association, publié dans le Southern Economic Journal (Buchanan, 1964).

185.

Notons que la référence explicite à Robbins (1932) dans les cours à Chicago fut amenée au travers des cours de Friedman.

186.

Buchanan admet volontiers qu’il ne fut pas le premier auteur à revendiquer l’importance de la catallaxie. Dans son article de 1964, il se réfère notamment à la revue de la littérature sur les différentes approches de la science économique par Kirzner (1960), et affirme s’inscrire dans la lignée de l’archevêque Whately et de l’école de Dublin, de H. D. Macleod, ou encore d’Arthur Latham Perry. La notion de catallaxie est également présente dans le livre de Ludwig von Mises, Human Action: A Treatise on Economics (1949). Ce faisant, Buchanan manifeste certaines affinités avec l’école Autrichienne.

187.

« […] this is unlikely to convince the already unconvinced despite his efforts at rigor ».