Chapitre IV. La préoccupation pour la notion de pauvreté stimula le développement des analyses économiques du social

Les années 1960 furent marquées par la montée d’un fort mouvement de contestation sociale. Au début du « movement », le mécontentement était focalisé sur la défense des droits civiques des noirs191. L’agitation sociale s’accéléra progressivement à partir de 1965-1966, avec notamment la montée en puissance de la contestation des étudiants, lesquels, issus du baby boom, investirent massivement les campus universitaires et s’attaquèrent la mentalité qui les régissait, perçue comme archaïque192. Avec l’arrivée massive de soldats américains au Vietnam, les manifestations étudiantes illustrèrent la résurgence du paradoxe moral souligné à la fin de la Seconde Guerre mondiale par Myrdal193. Les revendications de la fin des années 1960 avaient pour but de « ramener la guerre à la maison ». Les manifestants s’opposaient à une Amérique de la Guerre Froide, au complexe militaro-industriel orienté contre un communisme qui ne leur paraissait pas dangereux, et aux valeurs des années 1950 concernant la place des femmes dans la société, la sexualité, le racisme envers les minorités (Mexicains, noirs, Juifs, Indiens). À partir du milieu des années 1960, ces manifestations s’accompagnèrent d’émeutes meurtrières, symptômes d’un malaise social contrastant avec la prospérité d’après- guerre.

Dans ce chapitre, nous montrons que ce mécontentement social fut la manifestation d’une crise plus profonde de la société américaine. Durant les années 1960, la société prit peu à peu conscience que la pauvreté était au cœur de ses dysfonctionnements. Nous montrons que cette préoccupation pour la pauvreté joua un rôle clé dans le développement des analyses économiques du social. La notion de pauvreté était une notion économique, mais elle avait des ramifications sociales touchant des problèmes liés à la santé, au crime ou la discrimination. Elle puisait ses origines dans la pauvreté culturelle et le manque d’opportunités économiques. En conséquence, une frange de la population américaine était privée des bénéfices de la croissance économique. La pauvreté constitua donc un sujet qui brouilla les frontières entre ce que l’on considérait comme relevant de l’« économique » et du « social ». En conséquence, la place des économistes dans la prise de décisions politiques en matière sociale fut transformée, favorisant l’élargissement des frontières de la discipline.

Dans la section IV.1, nous analysons les circonstances politiques à l’origine de la mise au premier plan du problème de la pauvreté et ses conséquence sur le rôle des économistes, lesquels furent placés dans une position d’interlocuteurs privilégiés de la politique sociale. Dans la section IV.2, nous montrons que durant la seconde moitié des années 1960, les préoccupations des économistes s’élargirent aux sujets sociaux pressants, en lien direct avec la notion de pauvreté.

Notes
191.

 Les manifestations étaient principalement le fait de plusieurs associations non violentes la National Association for the Advancement of Colored People, la Southern Christian Leadership Conference à laquelle appartenait Martin Luther King, et le Student Nonviolent Coordinating Committee. Après 1966, certains mouvements minoritaires critiquèrent l’attitude non violente pour radicaliser la contestation (voir infra).

192.

Selon Anderson (1995, pp. 95-96), le nombre d’étudiants inscrit dans l’enseignement supérieur passa de trois millions en 1960 à dix millions en 1970.

193.

Le contingent américain au Vietnam passa de 17 000 hommes en 1965, à 550 000 à la fin de 1968 (Bernstein & Milza, 1996, pp. 260-262).