IV.1.1. Les origines du regain d’intérêt pour la pauvreté

Au début des années 1960, la pauvreté n’était pas un problème clairement identifié dans le milieu de la recherche pas plus qu’il n’était au cœur des préoccupations sociales, centrées sur la lutte pour les droits civiques. Certains économistes, comme Schultz (1950), s’étaient intéressés à la notion de pauvreté chez les agriculteurs. Galbraithavait lui aussi pointé du doigt le phénomène dans The Affluent Society (1958). Sous l’administration Eisenhower, la pauvreté émergea lentement comme un problème social d’importance, notamment dans le discours démocrate. Cependant, les républicains continuèrent de se focaliser sur la prospérité économique. Ainsi, la pauvreté n’était pas un thème dominant les débats scientifiques ou politiques (Brauer, 1982 ; Jardini, 1996). Comme l’affirme Huret sur le contexte de guerre froide, « les évocations de la misère sur le sol américain et les interrogations autour de la distribution des revenus demeur[ai]ent suspectes » (2008, p. 22)194. Ainsi, au début des années 1960, les mouvements des droits civiques étaient assimilés à un statut socioéconomique spécifique à la population noire : aucun indice suggérait que l’opinion publique s’inquiétait de la pauvreté (Jardini, 1996, p. 307 ; voir aussi Haveman, 1987). D’après Adam Yarmolinsky (1969), la bibliographie compilée par Robert Lampman sur le sujet au début des années 1960 ne dépassait pas deux pages (cité par Jardini, 1996, p. 307).

L’accent porté sur le problème de la pauvreté au début du mandat de Johnson en 1964 est généralement considéré comme une décision politique des conseillers du président. Plusieurs raisons expliquent ce soudain regain d’intérêt. Certains, tels Daniel Patrick Moynihan (1969) qui fut l’un des acteurs du programme en tant que Assistant Secretary of Labor for Policy Planning and Research, mirent en avant le rôle des sociologues et de leur tradition de réformes et de social engineering dans la définition du Community Action Program 195 . D’autres, tels Frances Piven et Richard Cloward (1971), avancèrent l’idée que la « Great Society » se développa en raison de calculs politiques qui avançaient la nécessité de capter l’électorat noir.

Nous nous intéresserons ici plus particulièrement au point de vue développé par Carl M. Brauer (1982) qui met l’accent sur le rôle des économistes du Council of Economic Advisers dans le développement de l’intérêt pour la pauvreté. Pour lui, ce thème fut choisi par l’équipe des conseillers du président Kennedy en vue de la campagne présidentielle de 1964. Parmi eux, se trouvaient deux économistes de l’université du Wisconsin, Walter Heller, président du Council of Economic Advisers, et Robert Lampman. En 1963, Heller demanda à Lampman de se charger de la rédaction d’un programme anti-pauvreté pouvant être inclus comme axe stratégique fort de la future campagne de Kennedy de 1964.

La mort de Kennedy en novembre 1963 marqua une nouvelle étape dans la lutte contre la pauvreté. Ce fut notamment l’occasion pour Johnson, grand admirateur de Roosevelt, de développer ses aspirations réformistes196. Tout comme les conseillers économiques de Kennedy, il avait été déçu par la timidité réformatrice de Kennedy, lequel ne s’était réellement engagé que sur la politique de tax cut 197 . Johnson profita du contexte pour asseoir sa campagne sur un fort programme centré autour d’un problème peu médiatisé, la pauvreté. Il saisit l’occasion de poursuivre l’idéal réformiste de Kennedy en faisant voter les Civil Right Acts de 1964, un point sur lequel Kennedy s’était engagé, tout en marquant l’époque de sa propre empreinte en se focalisant sur la pauvreté. Il déclara lors de son message sur l’état de l’Union en janvier 1964 la « Guerre contre la pauvreté ». Clé de voûte de son programme « Great Society », cette lutte était largement stimulée par ses conseillers économiques, qui avaient le vent en poupe depuis le succès des « tax cut » qui avait permis de faire chuter le chômage de 7 % à 4 % de la population active (Bernstein, 2004, pp. 51-54). Lampman fut un des architectes de ces réformes dont la principale cible était les pauvres et leurs enfants.

L’Economic Opportunity Act de 1964 joua un rôle décisif dans la guerre contre la pauvreté et institua l’Office of Economic Opportunity qui fut initialement doté de 1,5 milliards de dollars pour superviser un grand nombre de programmes sociaux198. Parmi ceux-ci, le Community Action Program devait conduire la lutte contre la pauvreté de manière décentralisée, en instaurant à l’échelle locale des Community Action agencies, agences financées directement par l’État fédéral (Bacqué, 2006). En 1965, 300 communautés (communes ou quartiers défavorisés) faisaient parti du Community Action Program.

Malgré ce recentrage fort sur un problème intérieur peu médiatisé, les liens entre la Guerre contre la pauvreté et les préoccupations de guerre froide n’en étaient pas moins importants. Le contexte international des années 1960 était marqué par les mouvements de décolonisation, créant ainsi de nombreux territoires caractérisés par un nationalisme anti-impérialiste et sensibles à certaines revendications communistes. Pour les dirigeants américains, les maux de société comme la pauvreté, le racisme, ou la maladie étaient un terreau idéal pour le développement d’une idéologie communiste populaire dans des régions telles que l’Afrique, l’Asie du Sud, et l’Amérique latine (Jardini, 1996).

Les dirigeants firent ainsi progressivement l’analogie entre les maux sociétaux et le risque d’instabilité dans ces régions avec les dangers potentiels pouvant peser sur la société américaine. Aux États-Unis, l’instabilité se manifestait notamment par les émeutes raciales violentes, dont la couverture médiatique accentuait la menace. Pour Yarmolinsky, la Guerre contre la pauvreté était « un de nos outils les plus efficaces dans la guerre contre le communisme. La démocratie ne peut grandir dans l’ombre du désespoir et de la privation, ni chez nous, ni ailleurs. Notre stature internationale sera considérablement améliorée si nous devenons le premier pays à entrer dans la course contre la pauvreté » (Yarmolinsky à Hays Redmond, 25 Mai 1964, cité par Jardini, 1996, p. 310)199.

L’accent sur la pauvreté fut un moyen synthétique de répondre à la contestation sociale grandissante à partir du milieu des années 1960. Les revendications mettaient les dirigeants face à une contradiction entre le contexte de prospérité économique et la détresse sociale émergente. Comme le faisait remarquer Walter Heller dans une audition concernant l’Economic Opportunity Act de 1964 : « clairement, nous ne pouvons pas nous fier au progrès général de l’économie – ou aux seuls programmes de création d’emplois – pour éradiquer la pauvreté en Amérique » (cité par Gallaway, 1965, p. 121)200. Le rapport du Council of Economic Advisers de 1964 allait constituer la première étape importante dans l’établissement des problèmes sociaux auxquels la Guerre contre la pauvreté tenterait de répondre.

Les économistes du Council of Economic Advisers identifièrent trois dysfonctionnements majeurs du système (Jardini, 1996). Le premier était lié à une conception de la pauvreté comme héritage culturel. Cette vision soulignait ses modes de transmission intergénérationnelle via le manque d’éducation Ainsi, une culture adéquate stimulée par une bonne éducation servirait de fondement à la lutte contre la pauvreté. Le deuxième dysfonctionnement, intimement lié au premier, provenait du système social, qui, au travers de structures défaillantes (par exemple, l’existence de pratiques discriminatoires), empêchait les minorités d’accéder au système de valeurs américain201. Le troisième dysfonctionnement touchait le système économique. Au-delà du ralentissement de la croissance économique sur la période et du maintien du taux de chômage autour de 5 % de la population active, Heller était persuadé qu’une partie de la population était exclue des fruits de la croissance. Ces individus devaient être aidés par un programme permettant de maintenir leurs revenus. Dans sa déclaration, Heller fixait le seuil de pauvreté à 3 000 $ par ans, se fondant sur les études que Lampman avait produites durant la campagne présidentielle (Brauer, 1982, p. 104). Heller remarquait que le nombre d’individus en dessous du seuil avait beaucoup diminué de l’après-guerre à 1956, mais que cette diminution s’était ralentie pour stagner depuis 1956. Ce résultat était condensé dans le terme « backwash thesis» (ibid.).

Le rapport du Council of Economic Advisers de 1964 tentait d’identifier l’« ennemi » de cette guerre, c'est-à-dire les différentes facettes de la pauvreté, telles que le manque d’éducation, la maladie, la délinquance et le crime. Ces maux engendraient des coûts importants, que la société subissait de deux manières. Tout d’abord, la pauvreté bridait les opportunités qui s’offraient aux individus. De plus, elle engendrait de lourdes dépenses de réparations des maux qu’elle occasionnait.

Le rapport ne disait rien sur l’expertise potentielle des économistes au regard des questions sociales, mais il démontrait néanmoins que le problème de la pauvreté brouillait les frontières traditionnelles entre l’économique et le social. La pauvreté était un sujet qui rejoignait une variété de problèmes tels que les différentiels de revenus, la discrimination, l’éducation et le crime. Le rapport témoignait de l’intérêt des membres du Council of Economic Advisers pour les problèmes sociaux ainsi que certaines notions économiques nouvellement développées, comme le capital humain (voir infra, section IV.2).

De plus, la place des économistes (ou tout du moins de la logique économique) dans le conseil des politiques sociales fut renforcé par la décision du 25 août 1965 d’instituer le Program Planning and Budgeting System (PPBS) comme pierre angulaire de la planification des budgets des administrations publiques202. Le programme « Great Society » avait comme objectif la nécessité de conduire des politiques publiques efficientes. De ce point de vue, le PPBS fut considéré comme l’outil de cette rationalisation. Tout au long des années 1960, cette exigence de rationalisation des dépenses se renforça à mesure que le coût de guerre du Vietnam augmentait, mobilisant des ressources qui auraient pu être allouées à la Guerre contre la pauvreté.

Le PPBS était la traduction institutionnelle de la recherche conduite à RAND sur les problèmes d’analyse opérationnelle dans les années 1950. Alain Enthoven et Charles Hitch, économistes à RAND, avaient précédemment instauré ce système au département de la défense, sous la direction du secrétaire Robert S. McNamara, ancien président de la Ford Motor Company (le principal pourvoyeur de fonds de RAND). Ce système était associé à la Policy Analysis, également issue de RAND et qui se développa durant la période dans les cursus universitaires par Schelling à la Kennedy School of Government (Harvard), William Niskanen à Berkeley, ou Enthoven à Stanford (Amadae, 2003, pp. 74-75).

Avec le PPBS, les budgets n’étaient donc plus alloués en fonction du type de ressources utilisées, comme, par exemple, le personnel ou l’équipement. Les budgets des administrations s’établissaient à partir d’objectifs précis (Olson, 1969a). L’analyse coût-bénéfice était au cœur de la logique, car les administrations devaient désormais prendre des décisions en fonction de leurs coûts en ressources ainsi que leurs bénéfices, mais également en fonction d’une évaluation des décisions alternatives. Ainsi, le système introduisait une évaluation des performances de l’action des administrations en les focalisant sur l’atteinte de leurs objectifs. Le PPBS avait donc pour but fondamental d’apporter une forme de rationalisation des politiques publiques afin d’éviter tout gaspillage des ressources.

L’introduction du PPBS fut l’une des nombreuses illustrations du développement du critère d’efficience dans la gestion des administrations. En 1965, le Bureau of the Budget créa une unité spéciale pour appliquer les analyses cost benefit et cost-effectiveness à un vaste champ de programmes gouvernementaux (Maas 1966). L’Office of Management and Budget, qui succéda au Bureau of the Budget à partir de 1970 poursuivit la diffusion de cette logique économique (Nelson 1987).

Notes
194.

Lors de sa campagne présidentielle de 1960, Nixon avait déclaré que la mise en exergue de la pauvreté était un moyen d’attiser les revendications communistes.

195.

Un des objectifs de son livre de 1969, Maximum Feasible Misunderstanding était de mettre en garde contre le mauvais usage de la théorie des sciences sociales par les politiques, qui était à l’origine de l’échec de la « Great Society ».

196.

Peu après la mort de Kennedy, Johnson aurait avoué à Heller qu’il avait toujours trouvé Kennedy trop frileux dans ses aspirations réformatrices (Brauer, 1982)

197.

La politique de tax cut visait à mener l’économie américaine à son taux de croissance potentiel, en ciblant le taux de chômage autour de 4 %. Ce concept avait été introduit par les conseillers économiques de Kennedy. Ils pensaient notamment que les stabilisateurs automatiques conduisaient la croissance à un taux inférieur à son potentiel. La politique de tax cut permettait de libérer l’investissement du « frein fiscal », et d’amener l’économie vers le plein emploi des capacités de production (voir Tobin, 1974).

198.

Parmi ceux-ci : les Jobs Corps, les Neighborhood Youth Corps, le Work Study, le programme Adult Basic Education et enfin le Work Experience, dont nous verrons les liens avec le capital humain infra ; mais également le programme VISTA, le Voluntary Assistance for Needy Children, l’Assistance for Migrant Agricultural Employees, et le Loans to Rural Families.

199.

« It is one of our most effective tools in the war against Communism. Democracy can grow neither at home nor abroad in the shadows of hopelessness and deprivation. Our international stature will be immeasurably enhanced if we succeed in becoming the first great nation to enter the anti-poverty race ».

200.

« Clearly, we cannot rely on the general progress of the economy-or on job creating programs alone-to erase poverty in America ».

201.

Notons que le problème est similaire à celui posé par Myrdal en 1944 (voir partie I, supra).

202.

De manière intéressante pour notre périodisation, le système fut représentatif de l’esprit de l’action politique de la période considérée ici, car il fut abandonné en 1973 pour diverses raisons, notamment car il court-circuitait la hiérarchie militaire au département de la défense.