IV.1.2. Un exemple de rationalisation : le Social Report de 1969 et la définition du « social »

Fondé sur les travaux de Lampman, le rapport du Council of Economic Advisers de 1964 avait fixé le seuil de pauvreté à 3 000 $ par an. Cet indicateur n’était pas assez précis, notamment dans l’évaluation des différentes facettes de la pauvreté. Définie comme l’incapacité à satisfaire des besoins minima, la pauvreté posait le problème de leur définition ainsi que de la définition du « potentiel humain » tel qu’il était mentionné dans le rapport du Council of Economic Advisers de 1964. Guidés par une croyance rappelant le credo myrdalien (voir supra), les promoteurs de ce programme pensaient qu’une politique sociale adaptée permettrait de gagner la guerre contre la pauvreté par la réalisation de l’égalité des opportunités. Mais sans système de statistiques sociales, les aspirations du programme Great Society relatives à l’efficience des politiques publiques seraient difficiles à satisfaire. Ainsi, en 1966, Johnson appela à la création d’un système d’indicateurs sociaux, lesquels fourniraient un ensemble d’objectifs chiffrés de politiques sociales, ainsi que les critères permettant d’en évaluer l’efficacité. Les indicateurs sociaux devaient ainsi réaliser l’idéal de rationalisation des dépenses promis par l’instauration du système PPBS dans les administrations publiques.

John Gardner, le secrétaire général du Department of Health Education and Welfare, nomma William Gorham et Daniel Bell pour regrouper un panel de 41 chercheurs en sciences sociales afin de rédiger le premier rapport social de l’histoire des États-Unis. Daniel Bell était un sociologue reconnu, auteur du célèbre The End of Ideology, et éditeur de la revue The Public Interest, laquelle permettait de faire interagir de nombreux économistes et autres chercheurs en sciences sociales. Très impliqué dans les problèmes interdisciplinaires depuis sa thèse de 1964 – et engagé dans le camp démocrate – Olson fut nommé Deputy Assistant Secretary for Social Indicators et codirigea avec Bell le panel de chercheurs. Enthousiasmés par le projet, Gardner et Gorham quittèrent pourtant le département avant que le rapport ne soit publié, laissant leurs places respectives à Wilbur Cohen et Alice Rivlin203. Rivlin était économiste de formation, et avait précédemment travaillé avec Gorham dans le cadre du Departement of Health Education and Welfare sur la possibilité d’instaurer un revenu minimum, sous la forme d’un impôt négatif (Huret, 2004, p. 125).

Le Social Report devait donc définir précisément le « social », lui donner un contenu précis et mesurable, et établir quels étaient les besoins minimaux de l’Amérique des années 1960. Prolongeant le rapport du Council of Economic Advisers de 1964, le « social » fut alors défini en relation directe avec les problèmes auxquels faisaient face les États-Unis et qui découlaient de la notion de pauvreté. Sept domaines le composaient, constituant donc sept chapitres distincts : la santé et la maladie ; la mobilité sociale (et notamment la discrimination) ; l’environnement physique ; la pauvreté et la distribution des revenus ; le crime, l’ordre public et la sécurité ; l’éducation, la science et l’art ; et, enfin, la participation à la vie de la cité.

Pour Olson, certains problèmes, tels que le déclin de la famille ne faisaient pas partie du « social ». Cette opinion s’opposait à celle de Moynihan, auteur d’un rapport controversé, The Negro Family (1965). Moynihan critiquait certains points de la Guerre contre la pauvreté, notamment la promotion de l’égalité des opportunités (entre blancs et noirs) au travers de programmes de formation au travail. Ces mesures étaient largement insuffisantes car l’instabilité de la famille noire était la cause des problèmes liés à la pauvreté, tels que le crime, l’échec scolaire et le chômage. Les hommes noirs étaient exclus du système économique : ils peinaient donc à s’affirmer dans le cadre familial, ce qui alimentait un cercle vicieux d’instabilité des couples (illustré par le nombre élevé de familles composées de mères célibataires). Pour Moynihan, la lutte contre la pauvreté devait se focaliser sur l’assistance directe aux familles noires et promouvoir leur stabilité. Néanmoins, le rapport fut très critiqué, notamment par les économistes de Washington qui étaient opposés à un système d’aides centré sur une seule catégorie d’individus204.

Certains chercheurs du Social Report Panel avaient demandé à ce que le problème de la famille figure dans la liste du rapport social. Se faisant la voix de la tendance générale chez les chercheurs du panel, Olson avait répondu, en parfait accord avec sa perspective d’économiste, que la famille demeurait un problème impliquant un faible nombre de membres, et que par conséquent, on pouvait le considérer comme un problème individuel et non social205.

Dans son mémorandum du 21 novembre 1967, Bell voyait dans la création du rapport social le corollaire du rapport économique du Council of Economic Advisers. Le mémorandum était lui-même construit autour d’une distinction entre l’économique et le social. Bell voulait aller au-delà des limites des indicateurs économiques tels que le PIB. Le Social Report et sa partie sur les indicateurs sociaux étaient l’occasion d’élargir le rôle des sciences sociales dans la prise de décision politique. Bell reconnaissait que le cadre théorique de la sociologie était trop limité pour une telle entreprise, mais cela ne pouvaient être un frein à l’engagement des chercheurs. Le Council of Economic Advisers ainsi que l’Economic Report n’étaient pas nés d’une avancée particulière du savoir en science économique, mais de la même volonté politique d’embrasser certaines valeurs telles que l’intervention pour le maintien du plein emploi. Bell, quant à lui, embrassait les valeurs de l’égalité des opportunités, et arguait que le rapport permettrait d’identifier les barrières au développement du « potentiel humain ».

Les indicateurs sociaux seraient la clé de voûte du rapport, car ils lui donneraient une originalité forte. Olson fut chargé de leur développement. Sa formation économique lui inspirait un avis différent concernant les objectifs du rapport, et plus particulièrement des indicateurs sociaux. Olson critiquait l’approche de Bell avec les mêmes arguments employés par les économistes à l’encontre de la sociologie. Pour Olson, comme pour Rivlin, le terme de « potentiel humain » ne faisait pas référence à une définition ou à des concepts précis206. C’était une critique qui avait d’autant plus de sens pour Olson qu’il consacra beaucoup d’énergie à construire des indicateurs sociaux dotés de définitions conceptuelles fortes. Olson pensait que le rapport devait servir un but précis : l’allocation optimale des ressources publiques.

Comme Bell, Olson était cependant persuadé que les indicateurs économiques étaient insuffisants et que la tâche de construire des indicateurs sociaux serait une entreprise ardue. Les indicateurs économiques ne prenaient pas en compte un certain nombre de coûts sociaux, notamment les externalités négatives telles que la pollution. Le produit national augmentait lorsqu’une usine polluait, et continuait d’augmenter lorsque des résidants proches de l’usine repeignaient leur façade dégradée. L’existence du Social Report reposait dans la présence d’externalités, justifiant le recours à l’analyse des biens publics. Olson voulait d’ailleurs introduire le rapport par une référence aux émeutes qui ébranlaient les États-Unis depuis le milieu des années 1960, espérant montrer comment la société était jugée malade, tandis que les indicateurs économique n’étaient pas (encore) au rouge.

Les indicateurs sociaux élargissaient le domaine de la théorie du bien-être ; ils permettaient à l’économiste d’obtenir des informations sur la Pareto-optimalité d’une décision dans le domaine du « social ». En effet, les indicateurs étaient compris comme étant une mesure « directe du bien-être », dont les variations, toutes choses égales par ailleurs, devaient indiquer si les individus sont mieux lotis ou non (U.S. Department of Health, Education, and Welfare, 1969, p. 91)207. Ces indicateurs devaient être une mesure des coûts et bénéfices de politiques publiques alternatives, et s’intégreraient parfaitement dans la logique du PPBS. Idéalement, les indicateurs sociaux devaient mesurer le changement des conditions sociales stimulé par des changements de politiques publiques (Olson, 1969a, p. 93).

La démarche était avant tout statistique. L’idée était de construire un indice qui permette de concentrer plus d’informations que les indices traditionnels. Concernant la discrimination, par exemple, Olson isolait quatre types d’indicateurs censés rendre compte du problème : le statut socioéconomique du groupe d’appartenance ; le niveau de discrimination économique (mesuré de manière résiduelle) ; le degré de « désavantage », c’est-à-dire la différence entre les revenus d’un noir et d’un blanc lorsqu’il n’y a pas de discrimination économique, qui mesure le poids de l’héritage culturel sur l’avancement des individus ; enfin, le degré de ségrégation. Olson concluait qu’en moyenne, un homme noir disposait d’un salaire de 2 500 $ inférieur à celui d’un homme blanc car ses qualifications étaient limitées du fait de son appartenance à une catégorie sociale et culturelle précise. Par ailleurs, ce même individu perdait encore 1 200 $ par rapport aux blancs en raison de discrimination économique208.

Tout au long de l’année 1968, malgré quelques avancées, les indicateurs sociaux, peinaient à se développer de manière satisfaisante. La situation d’Olson était particulièrement difficile au Department of Health, Education, and Welfare. Olson manquait de moyens, surtout si l’on comparait l’ambition du rapport avec celles d’autres commissions comme la Kerner Commission de 1967 (voir infra), laquelle employait 200 chercheurs à temps plein. Il s’était plusieurs fois plaint à Gorham puis à Rivlin, mais se heurta à un refus d’embaucher du personnel supplémentaire209. Olson se lamentait d’avoir lui-même « le rang le plus bas de tous les Deputy Assistant Secretary du département » (ibid.). Il ne bénéficia pas non plus de l’arrivée de Wilbur Cohen, lequel était beaucoup moins enthousiaste que Gorham, son prédécesseur. Cohen était plus conservateur et s’était auparavant montré assez peu favorable à certains projets de développements de l’assurance sociale tels qu’un revenu minimum ou des allocations familiales (Huret, 2008, p. 168). Comme Olson l’affirmait dans un entretien avec Swedberg (1990a), le rapport fut achevé dans la plus grande hâte et fut par conséquent bâclé. Olson avait pour limite le dernier jour de la présidence de Johnson, car il savait que la nouvelle administration Nixon changerait les équipes. Ainsi, le travail de Bell, Olson, Gorham et Rivlin ne fut pas tant le premier rapport social de l’histoire des États-Unis qu’un mode d’emploi jetant les fondements conceptuels d’un futur rapport. Alors que, durant toute la période de rédaction, les principaux acteurs du rapport l’intitulaient « The Social Report », le titre final du rapport fut changé en « Toward a Social Report ».

La promptitude pour finaliser le rapport apparaît dans le résultat final. À de nombreuses reprises, le rapport identifait les limites du travail accompli : bien que le rapport fût parsemé de statistiques, il avait échoué à fournir un jeu complet d’indicateurs permettant de formuler clairement un jugement de valeur sur l’état de la société. Le nombre de tels indicateurs était, en effet, très restreint210. Comme en témoignent les comptes rendus des versions quasi définitives du rapport, l’ambition d’Olson n’avait pas été complètement réalisée. John Corson se plaignait des concepts utilisés, jugés trop vagues, tandis que William Carey (du Bureau of Budget), pensait que les bases conceptuelles n’étaient pas suffisamment solides pour permettre de développer de futurs rapports211. Tous deux critiquaient la faiblesse des résultats obtenus.

Le manque de rigueur de certaines notions avait également été remarqué par Karl Taeuber, qui écrivit un compte rendu pour RAND. Bien que les indicateurs avaient été développés par Olson dans un souci de rigueur, Taeuber avait trouvé l’entreprise contre productive : « les efforts du rapport de retenir une définition étroite et spécifique d’un indicateur social mène ici à un verbiage sociologique caricatural »212. Comme Carey, il critiquait le manque d’innovation. Il considérait que certains chapitres n’étaient rien de plus que des résumés de la pensée scientifique en vigueur dans un domaine. Enfin, le caractère succinct du rapport conduisait à faire des raccourcis, notamment en véhiculant l’idée que les indicateurs économiques étaient exempts de tout reproche ou que certains sujets tels que le juste équilibre entre liberté et égalité des opportunités suscitaient un large consensus (ibid.).

Malgré ces difficultés, la visibilité des travaux d’Olson sur les indicateurs sociaux fut très forte notamment auprès des acteurs politiques. Un dossier entier des archives d’Olson est consacré aux nombreuses lettres adressées à Olson, en provenance de villes ou de certains États et réclamant des conseils sur la mise en place d’un tel système. Certains pays européens manifestèrent un grand intérêt dans le projet. Enfin, l’OCDE fut également en contact avec Olson sur ce sujet. De plus, malgré le changement d’administration et d’équipe suivant l’arrivée de Nixon au pouvoir en 1969, la construction d’indicateurs sociaux fut poursuivie par Raymond Bauer, psychologue de Harvard, qui avait, avant Olson, travaillé à une ébauche conceptuelle de la démarche dans son livre de 1966213.

Le Social Report fut une nouvelle entreprise interdisciplinaire intégrant les apports des sciences sociales (principalement empiriques) sur les problèmes nationaux. Mais la perspective d’ensemble différenciait le rapport des études précédentes qui avaient vu collaborer des économistes et d’autres chercheurs en sciences sociales. L’instauration du PPBS avait inufflé un vent de rationalisation des politiques sociales, qui avait placé les économistes en amont de la réflexion. Comme le précisa Seymour Martin Lipset dans la préface de l’ouvrage collectif Politics and the Social Sciences (1969), la crise sociale et la volonté d’y répondre de manière efficiente avaient suscité une nouvelle division des tâches entre les sciences sociales, laquelle faisait de la science économique un cadre de référence pour guider les politiques sociales214.

Notes
203.

Gardner quitta le Department of Health, Education, and Welfare en signe de protestation face à a guerre du Vietnam, qui, à la fin du mandat de Johnson, passait devant le volet social du programme Great Society.

204.

Le discours de Johnson à Howard University du 4 juin 1965, intitulé « To Fullfill These Rights » en référence au President’s Report de 1946, se focalisa également sur l’importance de la famille noire. Malgré cette apparente convergence avec le rapport de Moynihan, ce dernier fut très controversé.

205.

« Several people told me that they think there should not be a great deal on the Family (unless it be the Negro Family) in the Social Report, apparently because a familiy difficulty typically is more a personal or small group rather than a social problem » (Olson à Eleanor Sheldon, 11 mars 1968, MOP, Boîte 71, dossier « Bell »).

206.

Olson à Bell, 8 septembre, 1968, MOP, Boîte 71, dossier « Bell ».

207.

« It is in all cases a direct measure of welfare and is subject to the interpretation that, if it changes in the ‘right’ direction, while other things remain equal, things have gotten better, or people are ‘better off’ ».

208.

Mémorandum d’Olson pour le discours du président sur l’état de l’union, 5 Janvier, 1968, MOP, Boîte 71, dossier « Gorham, W. R. ».

209.

Olson à Rivlin, 25 juin 1968, MOP, Boîte 90, dossier « R ».

210.

Un des rares indicateurs sociaux est ce qu’Olson appelle « life expectancy free of bed disabilities », qui déduit à l’espérance de vie le nombre de jours d’hospitalisation. Pour Olson, cet indice est un réel indicateur social car une augmentation de celui-ci se traduit par une amélioration des conditions de vies.

211.

Corson à Olson, 20 décembre 1968, MOP, Boîte 1, dossier « C » ; Carey à Olson, 18 décembre 1968, MOP, Boîte 1, dossier « C ».

212.

« The Report’s effort to retain a narrow and specific definition of a social indicator here leads to some distorted sociological verbiage » (Tauber à Olson, 2 juin 1970, MOP, Boîte 2, dossier « T »).

213.

À la différence d’Olson, Bauer était désormais responsable directement devant le président.

214.

 « Mais l’acceptation croissante de l’économie politique chez les politologues ne peut pas seulement ni principalement être expliquée comme la suite d’un développement intellectuel. Les problèmes de politique publique auxquels notre discipline doit faire face ont changé. La pauvreté, la race, et les problèmes de gestion urbaine sont devenus les problèmes domestiques dominants aujourd’hui. Cela implique des efforts pour décider comment allouer les ressources de manière optimale pour atteindre certains objectifs acceptés au sein du système. Le politologue se tourne désormais vers la science clé de la politique -la science économique- pour trouve un modèle de recherche » (Lipset, 1969, p. xv).

« But the growing acceptance of political economy among political scientists cannot be explained solely or primarily as a response to an intellectual developpement. The policy problems faced by the discipline have changed. Poverty, Race, and the problems of urban government have taken over as the dominant domestic issues of the day. This involves efforts to decide how to allocate resources in an optimum way to attain certain agreed upon objectives within the system. Thus, the political scientist now turns to the key policy science-economics- to find a model of inquiry ».