IV.2.1. Le développement du capital humain : un cheval de Troie dans l’analyse économique du social

Les rapports du Council of Economic Advisers de 1964 et 1965 mettaient l’éducation des individus au centre de l’action contre la pauvreté. La théorie du capital humain apparaissait en filigrane dans ces rapports qui considéraient les individus comme la ressource la plus précieuse des USA.

Pour le Council of Economic Advisers, la faiblesse des salaires tenait à une faible productivité, pouvant cacher des problèmes de santé, un manque d’éducation, ou un handicap. L’éducation était insérée dans un tissu complexe de relations avec d’autres facteurs de pauvreté. La discrimination et la pauvreté des investissements dans l’éducation bridaient la productivité future et les revenus des individus. Par conséquent, « [S]i les enfants de familles pauvres peuvent être dotés de compétence et de motivation, ils ne deviendront pas des adultes pauvres » (CEA, 1964, p. 75)242. Le rapport de 1965 estimait à 320 milliards de dollars les pertes potentielles liées à la discrimination au travail et dans l’éducation.

L’éducation des pauvres devait être adaptée à leurs besoins spécifiques. Le rapport de 1965 soulignait l’importance du retour sur investissement dans l’éducation, tant « les preuves des effets de l’éducation sur la pauvreté augment[aient] » (CEA, 1965, p. 157)243. Les auteurs rappelaient que les augmentations des quantités de travail et de capital n’expliquaient que la moitié de la croissance du produit. D’un point de vue macroéconomique, le capital humain permettait d’expliquer entre un quart et la moitié du résidu (ibid.). L’éducation avait également des externalités positives sur la société : le marché était donc incapable de mesurer correctement les bénéfices de l’investissement dans l’éducation. Un investissement public était donc nécessaire pour corriger ces limites. Le président lança donc un vaste programme dépassant le seul champ du système éducatif. Il promit 1 milliard de dollars de dépenses pour le système primaire et secondaire afin de favoriser l’éducation des pauvres et leur garantir de meilleures opportunités. La moitié des ressources étaient dédiées aux enfants de familles ayant moins de 2 000 dollars par an. Parmi les autres réformes proposées par le président, figuraient le Neighbourhood Youth Corps Work Training Program, qui devait aider les jeunes sans emploi à accumuler de l’expérience au travail, dans des emplois d’État ou des associations à but non lucratif. Enfin, le Work Study Program devait favoriser l’accès aux universités en proposant un emploi à temps partiel afin de financer la scolarité universitaire.

Burton A. Weisbrod, était le membre du Council of Economic Advisers (de 1963 à 1968) le plus familiarisé avec la théorie du capital humain et l’analyse économique de l’éducation. Il participa à la première conférence sur le capital humain, qui eut lieu au Carnegie Endowment Center à New York, les 1er et 2 décembre en 1961, soutenue par une bourse de la Carnegie Corporation. Cette conférence attira des participants d’horizons économiques variés, dont Rashi Fein, également membre du Council, Victor Fuchs (alors Program Associate à la Ford Foundation), Evsey Domar, Selma Mushkin, Larry Sjaastad, Solow, Stigler, Becker (le secrétaire de la conférence) et Mincer244.

De manière intéressante, les liens que tissait le rapport du Council of Economic Advisers entre éducation, pauvreté et discrimination avaient suivi un cheminement similaire à celui des travaux fondateurs de Schultz et Becker sur le sujet. Schultz s’était intéressé dans les années 1950 à la pauvreté dans l’agriculture, ce qui l’avait mené à étudier le capital humain comme moyen de modernisation de l’agriculture (Teixiera, 2005). Becker faisait partie d’un projet d’analyse des différences de revenus entre blancs et noirs, supervisé par Lewis, et avait déjà avancé l’argument du capital humain comme sources de différences de productivité dans sa thèse de 1955245.

Tout comme les analyses antérieures du social, la théorie du capital humain rencontra initialement un certain scepticisme. Une nouvelle fois, les critiques se focalisèrent sur l’idée que l’éducation n’était pas un domaine de choix individuel comme les autres, mais que la demande d’éducation était motivée par la pression sociale et d’autres considérations sociales (Teixeira, 2005). D’autres critiquaient l’idée que l’être humain soit assimilable à un bien capital. Cette approche suggérait l’assimilation de l’être humain à un bien de consommation durable, rappelant l’analogie faite par Becker entre les voitures et les enfants lors de la conférence sur la fertilité en 1960. S’en prenant à l’argument du « as if », Harry G. Schaffer (1961) affirmait que le postulat de rationalité ne pouvait s’appliquer, car les individus ne pouvaient évaluer les différentes alternatives d’éducation et leur retour potentiel. De plus, il semblait pratiquement impossible d’isoler la composante éducationnelle d’autres facteurs influant sur la productivité. D’une certaine manière, la mesure des retours sur investissement dans l’éducation se heurtait au même type de problème que la mesure de la discrimination.

Le même type de réserve fut émit en 1965 par George Katona qui, avec Marschak, était membre du comité chargé de l’attribution du prix W. S. Woytinsky246. L’ouvrage de Becker (1964), Human Capital, avait été considéré (notamment par Marschak), comme le candidat le plus prometteur247. Pour Marschak, en plus d’être un livre d’« une haute qualité scientifique », ses résultats étaient « d’une importance directe pour les politiques d’éducation nationale »248. Le livre fut finalement récompensé en 1965.

Par conséquent, malgré les critiques de la notion de capital humain, la théorie se développa dans un contexte favorable à la notion d’égalité des chances. Schaffer (1961) faisait remarquer que le capital humain avait séduit les « liberals », les progressistes tels que Walter Heller du Council of Economic Advisers, qui voulaient s’en servir pour rationaliser les aides fédérales à l’éducation. Human Capital fut d’ailleurs accueilli par un Solow beaucoup moins sceptique que lors de sa première entrevue avec Becker en 1956. Malgré certaines limites, Solow (1965, p. 553) pensait qu’« un bon esprit » comme celui de Becker permettait de clarifier un problème aussi complexe. Enfin, l’OCDE s’était intéressé assez tôt à l’analyse de l’éducation, et avait organisée une conférence en octobre 1961, pour ensuite poursuivre l’analyse des bénéfices de l’éducation dans les pays européens (Papadopoulos, 2004).

Durant la décennie 1960, l’engouement pour le capital humain permit à Becker de se forger un réseau lui permettant de développer son approche et lui assurant une résistance plus forte aux critiques. Deux institutions jouèrent un rôle clé dans la montée en puissance de Becker : le Labor Workshop à Columbia et le Labor Research Program au NBER. Créé en collaboration avec Mincer, le Labor Workshop reproduisait le cadre interactif des workshops de Chicago, comme celui de Lewis en économie du travail ou de Friedman sur la monnaie249. L’institution permit un échange d’idées permanent entre Becker, Mincer et leurs étudiants à tel point que Becker ne se souvient plus si certaines idées provenaient de lui ou de Mincer (Teixeira, 2007)250. Le NBER joua aussi un rôle clé. Dès 1966, Mincer devint le directeur du Labor Research Program au NBER. Cette forte connexion avec le Bureau permit à Becker de fournir le support financier nécessaire à ses étudiants les plus prometteurs, en leur trouvant notamment des emplois d’assistants de recherche. Parmi les premiers étudiants dans ce cas, Barry Chiswick développa le modèle du capital humain dans le cadre de sa thèse soutenue en 1967251.

L’usage conjoint des théories du capital humain et de l’allocation du temps servirent de fondement aux thèses des étudiants de Becker et Mincer, qui élargirent l’utilisation de ce cadre d’analyse à de nombreux domaines, comme la discrimination ou la santé252. La théorie du capital humain servit donc à Becker de « cheval de Troie » à plusieurs égards. Bien qu’étant une extension de la théorie économique au « social » tel qu’il était perçu à l’époque, le capital humain était en général considéré par les économistes comme relevant de leur expertise. Ces contributions apportèrent à Becker la reconnaissance du milieu académique et lui permirent de se forger un réseau institutionnel solide. Symbole de reconnaissance du monde scientifique, Becker reçut en 1967 la John Bates Clark Medal, année où Friedman fut président de l’American Economic Association. Par la suite, Becker poursuivit l’investigation de domaines toujours plus larges du comportement humain. La santé et le crime en furent l’illustration.

Notes
242.

« If children of poor families can be given skills and motivation, they will not become poor adults ».

243.

« Evidence of the effects of education on productivity is mounting ».

244.

Becker, y présenta le modèle sur lequel Human Capital (1964) fut fondé. Weisbrod y présenta une analyse des bénéfices et coûts de l’éducation, critiquant la littérature existante qui se focalisait trop sur les effets externes et les bénéfices hors marché de l’éducation. Le papier de Weisbrod avait été en partie financé par le Cooperative Research Program de l’Office of Education rattachée au Department of Health, Education, and Welfare. Mushkin présenta un article sur l’investissement dans la santé compris comme un investissement en capital humain, dont les versions préliminaires avaient été commentées par Weisbrod, mais également par Rivlin. Mincer présenta une analyse de la formation au travail et Stigler aborda les liens entre capital humain et la théorie de l’information. Enfin, Sjaasdad présenta ses recherches sur la composante migratoire du phénomène (Teixeira, 2007). Solow et Domar assistèrent à conférence car le capital humain offrait un approfondissement des problèmes soulevés par théorie de la croissance.

245.

Lorsque Becker analysait l’échange entre les groupes W et N, il considérait que W exportait du travail qualifié et du capital, mais que le travail qualifié pouvait s’interpréter comme du capital « investi dans les humains » (Becker, 1971b, p. 28n). Le groupe N, quant à lui, n’exportait que du travail (voir chapitre III, supra).

246.

Katona critiquait l’incomplétude de l’analyse de Becker. La rationalité des comportements, notamment dans la capacité des agents à anticiper leurs retours sur investissement dans l’éducation, limitait la portée de l’analyse. (Katona au comité, 12 mai 1965, JMA, boîte 194, dossier « Woytinsky »).

247.

Le livre de 1964 présentait un approfondissement du modèle publié en 1962, ainsi qu’une partie empirique destinée à en tester les prédictions.

248.

 « Gary Becker’s results have obvious implications for estimating the effect of education upon national productivity. This is clearly of direct importance for domestic educational policies and will affect the research on development policies in other countries » (Marshak au comité de sélection, 14 avril 1965, JMA, Boîte 194, dossier « Woytinsky »).

249.

Pour plus d’informations sur l’organisation des workshops à Chicago, voir le document de travail de Ross Emmett, « Sharpening the Tools : The Workshop System and the Chicago School’s Success » (2007).

250.

Si, aujourd’hui, la pratique des workshops est courante dans les facultés américaines, Chicago et Columbia furent parmi les rares institutions à proposer une telle collaboration entre professeurs et étudiants au début des années 1960.

251.

Barry Chiswick, Human Capital and Regional Inequality, University of Chicago, 1967.

252.

Voir par exemple les theses d’Arleen Smigel Leibowitz sur l’allocation du temps des femmes (1972), Michael Grossman sur la demande de santé (1970, voir infra), ou celle de Robert Michael sur les effets de l’éducation sur la consommation (1969). Finis Welch effectua son post-doctorat au NBER pour travailler sur les différences entre blancs et noirs dans l’Amérique rurale avec une perspective de capital humain