IV.2.3. Crime, pauvreté et allocation des ressources rares

Les problèmes de santé et le manque d’accès aux soins n’étaient que des manifestations particulières de la pauvreté. Parmi les autres, le gouvernement avait identifié la criminalité, dont la croissance des chiffres depuis le début des années 1960 était inquiétante. Cette recrudescence était en partie due aux changements sociaux qui avaient bouleversé la société américaine des années 1960 : l’arrivée massive de jeunes bayboomers, une population plus sensible à la criminalité ainsi que le déclin progressif d’institutions fournissant une forme de contrôle social informel, telles que l’église, la famille, ou l’école (Garland, 2001). Le gouvernement considérait à l’époque le crime comme une pathologie de la société au même titre que la pauvreté.

Dès 1965, Johnson avait créé une commission sur le crime afin d’en étudier les aspects principaux. Les conclusions du rapport de la commission soulignaient l’importance des dépenses fédérales dans la lutte contre le crime et la pauvreté263. Se fondant sur le rapport, le président proposait le développement de la recherche sur certains sujets sur lesquels elle était restée muette, notamment sur les effets dissuasifs des condamnations, ainsi que sur l’efficience de l’action de justice et de la police. Le président proposait également l’élargissement des solutions proposées aux jeunes délinquants ainsi que le développement de solutions de prévention.

Ces conclusions illustraient la conception scientifique et sociale du crime, marquée par ce que David Garland (2001) appelle le paradigme du « penal-welfarism ». Ce paradigme, né à la fin du XIXe siècle aux États-Unis était fondé sur plusieurs idées, dont l’importance de la réforme sociale et de la prospérité comme outils de contrôle de la criminalité. Le développement de ce paradigme s’accompagna d’une approche « correctionnaliste » de la criminologie, qui percevait le crime comme le symptôme d’un dysfonctionnement du système social (Garland, 2001). Les criminologues des années 1960 pointaient du doigt les écarts entre les attentes des criminels, données par les développements de la société d’opulence, et leur condition, souvent enracinée dans la pauvreté (ibid.). Ce discours trouvait un écho dans la Guerre contre la pauvreté de Great Society, maisimprégnait également la sociologie264. Pour Olson, les sociologues pensaient que les déviants étaient malades et qu’ils avaient besoin d’une thérapie265. Cette conception du crime était directement liée à l’approche héritée de Parsons considérant que la société n’était constituée que d’un seul bloc de valeurs. Olson avait d’ailleurs donné une conférence sur ce sujet, peu de temps auparavant, à l’American Political Science Association (ibid.). Il est probable qu’Olson ne considérait pas cette conception du crime comme très utile, dans l’optique du conseil aux politiques publiques. Toward a Social Report faisait d’ailleurs allusions aux motivations économiques du comportement criminel. Les criminels évaluaient les coûts et bénéfices de leurs actions266. Le rapport en concluait toutefois que la baisse de la criminalité ne passait pas simplement par un alourdissement des peines, mais également par une revalorisation des activités licites.

Avant même la création de la President's Commission on Law Enforcement and Administration of Justice, Becker s’était intéressé au problème du crime et avait commencé une ébauche de théorie économique du phénomène. Une lettre de Stigler à Becker du 10 mai 1965, suggère que sa première théorie postulait chez certains agents une propension à enfreindre la loi267. Stigler pensait que l’idée d’appliquer la théorie économique au crime était féconde. Cependant, il critiqua le point de départ de Becker, car il aurait été beaucoup plus intéressant « d’étudier les conditions sous lesquelles il est payant de violer les lois, au lieu de considérer cela comme une propension donnée » (ibid.)268. La même année, Becker dirigea Does Crime Pay ?, mémoire de Master d’une de ses étudiantes, Arleen Smigel Leibowitz, dans lequel elle explorait les conséquences de l’hypothèse de rationalité des agents sur les choix d’activité illicites, par une étude économétrique de l’effet dissuasif des peines de prisons sur les activités criminelles. Isaac Ehrlich, autre étudiant de Becker, approfondit ces liens statistiques dans le cadre de sa thèse, The Supply of Illegitimate Activities qu’il soutint en 1967. Il y formula explicitement le choix de l’agent économique entre des activités légales et illégales mutuellement exclusives, comme la résultante d’une comparaison des utilités espérées de chaque alternative. Cette formulation fut utilisée par Becker dans son article de 1968, « Crime and Punishment, An Economic Approach », dans lequel il affirmait que : « certaines personnes deviennent donc criminelles non pas parce que leurs motivations fondamentales diffèrent, mais parce que leurs coûts et leurs bénéfices diffèrent » (Becker, 1968, p. 176)269.

Stigler avait apprécié l’article final de Becker sur le crime et travailla à un approfondissement de la question du respect des lois (Stigler, 1970)270. Avec Fuchs, ils s’intéressaient alors à des questions similaires, au travers de leurs études sur les effets de l’inspection des véhicules sur la mortalité des automobilistes271. Le fruit du travail concernant ce domaine émergent du courant du Law and Economics, fut publié par le NBER en 1974 sous la forme d’un ouvrage collectif, Essays on Crime and Punishment 272 . La même année, Becker et Stigler publièrent une analyse économique du respect des lois. Les connexions avec le NBER, Columbia et Chicago fournirent un réseau et un cadre institutionnel propice au développement de l’économie du crime. Ehrlich fut notamment l’un des trois principaux chercheurs du projet Law and Economics au NBER, qui fut doté de bourses de la National Science Foundation totalisant 600 000 $ sur la période 1971-1977273.

L’idée que le crime était un choix individuel normal, dépendant uniquement des coûts et bénéfices de diverses occupations, avait été développée à la même période par d’autres économistes. En 1966, Belton Fleisher avait fondé sa grande étude statistique à partir de ce schéma théorique dans The Economics of Delinquency. Tout comme Becker (1968), l’auteur s’en prenait à l’idée diffuse que les criminels étaient irrationnels. Le livre n’avait pourtant pas fait l’objet de comptes rendus dans la littérature économique. Toutefois, l’article de Becker de 1968 fut l’une des nombreuses contributions qui pallièrent le manque de retentissements de l’ouvrage de Fleisher274.

Celles-ci mettaient au centre la nécessité de conduire des politiques sociales assurant l’allocation optimale des ressources, répondant ainsi au besoin de rationalisation des politiques publiques. Pour Becker, une approche économique du crime permettait de répondre à la question de savoir combien de ressources il fallait consacrer à la lutte contre le crime. Le corollaire intéressant de cette question était de savoir quel niveau de criminalité impunie la société était elle prête à accepter ? Pour les économistes, une politique efficiente de lutte contre le crime devait influer sur les coûts supportés par les criminels. Ce point de vue différait du paradigme du « penal-welfarism », lequel assimilait les criminels à des malades qu’il fallait traiter afin d’assurer leur intégration dans la société.

Chez Becker (1968), agir sur ce coût dépendait du profil des criminels. Ceux-ci manifestaient une préférence pour le risque, du fait qu’ils étaient supposés réagir plus fortement à une augmentation de la probabilité d’être arrêtés qu’à une augmentation des peines encourues, une conclusion validée empiriquement par Smigel Leibowtiz et Ehrlich. Ainsi, sous ces hypothèses, le crime ne payait pas. Les conséquences pour la lutte anticriminalité étaient fortes : en fonction de l’aversion ou du goût pour le risque des criminels, la société renforcerait la probabilité d’arrestation par rapport à la dureté des peines, ou inversement. Mais le choix social devait tenir compte d’autres effets : augmenter la probabilité d’arrestation augmentait les coûts et les pertes sociales, tandis qu’augmenter la dureté des peines augmentait les coûts de mise en œuvre des punitions. Ainsi, l’analyse économique permettait d’aller au-delà des « phrases accrocheuses » pour prendre en compte l’intégralité des coûts et bénéfices sociaux.

Des questions similaires furent abordées l’année suivante par Rottenberg lors d’une table ronde présidée par Schelling et organisée dans le cadre de la conférence annuelle de l’American Economic Association en mai 1969. Downs, William Landes (un étudiant de Mincer et Becker à Columbia) et Richard B. Hoffman y participèrent275. Dès 1967, Rottenberg avait travaillé sur un manuscrit intitulé « The Economics of Crime and Law Enforcement », si bien qu’Olson lui avait demandé d’aborder les aspects relatifs à la criminalité du Social Report. La contribution de Rottenberg à la table ronde se fondait sur l’article relatif à la distribution d’héroïne, qu’il avait publié en 1968276. Les criminels étaient une catégorie distincte de la population et ceux-ci n’allouaient leurs ressources qu’entre diverses activités criminelles. Rottenberg pensait que les pouvoirs publics pourraient jouer sur la distribution des activités illégales en rendant certaines activités criminelles plus coûteuses que d’autres. L’activité criminelle dépendait, ici aussi, de son coût relatif, et donc dépendait de la probabilité d’arrestation ainsi que de la dureté de la peine.

Quelques années plus tard, Rottenberg et Schelling dirigèrent un ouvrage collectif, Economics of Crime and Punishment (1973), auquel Buchana participa. La contribution de Buchanan prit la forme d’un chapitre, dans lequel il analysait l’activité criminelle comme le produit d’un entrepreneur rationnel. Buchanan en concluait que le monopole dans la production de « maux » (prostitution, drogue, etc.) était tout aussi désirable que le monopole dans la production de « biens » était indésirable. La lutte contre le crime augmentait les coûts de l’activité illicite du criminel-monopoleur, qui, en tant que faiseur de prix, avait donc intérêt à réduire sa production pour maximiser son profit.

Sur le sujet des peines, Becker pensait qu’une politique efficiente userait en priorité les amendes. Celles-ci minimisaient les coûts de mise en œuvre de la punition, tandis qu’elles permettaient une compensation maximum des dommages liés au crime. Pour Becker, les critères de justice importaient peu : le critère économique déterminant l’optimalité des amendes était indépendant du revenu des délinquants. Le comportement de la justice, ayant tendance à réserver les peines de prison pour les crimes les plus graves, était cohérent avec les limites des amendes, qui étaient atteintes pour des crimes où le criminel ne pouvait compenser intégralement les pertes qu’il avait fait subir. Ainsi, Becker précisait que plus le délit ou le crime était grave, plus il était optimal de recourir à des peines fortes277.

Par ces théories, les économistes montrèrent une nouvelle fois leur capacité à conseiller les décideurs politiques. Bien qu’elles proposaient une représentation nouvelle du criminel, leur intérêt provenait de leur capacité à formuler des prescriptions orientées vers l’efficience des décisions publiques. Cette caractéristique se révéla attractive dans la lutte contre une forme particulière de criminalité : les troubles de l’ordre public.

Notes
263.

 « La Commission n’a absolument aucun doute concernant le fait que l’action la plus significative est […] l’action consacrée à éradiquer les bidonvilles et les ghettos, à améliorer l’éducation, à fournir des emplois, à s’assurer que chaque américain soit doté d’opporutnités et de libertés qui lui permettront d’assumer ses responsabilités. Nous ne nous serons pas efficacement occupés du crime tant que nous n’aurons pas affecté les conditions qui le génèrent. Parler du contrôle du crime seulement en termes de travail de la police, des cours et du système correctionnel revient à refuser d’affronter le fait que l’éxtension du crime implique l’extension des défaillances de la société dans son ensemble » (The President’s Commission on Law Enforcement and Administration of Justice, 1967, p. 15).

« The Commission has no doubt whatever that the most significant action, by far, that can't be taken against crime is action designed to eliminate slums and ghettos, to improve education, to provide jobs, to make sure that every American is given the opportunities and the freedoms that will enable him to assume his responsibilities. We will not have dealt effectively with crime until we have alleviated the conditions that stimulate it. To speak of controlling crime only in terms of the work of the police, the courts and the correctional apparatus alone, is to refuse to face the fact that widespread crime implies a widespread failure by society as a whole ».

264.

 Par exemple, le discours de Johnson au Congrès du 17 janvier 1967 affirmait que « tous les crimes ne sont pas attribuable à la pauvreté », mais que « le taux de criminalité augmente dans une atmosphère qui engendre l’hostilité et la frustration ».

265.

Olson à Horowitz, 28 septembre 1969, MOP, Boîte 89, dossier « H ».

266.

« Tout comme des salaires plus élevés attirent davantage de travail, des peines plus dures ou de plus grandes probabilités d’arrestation et de condamnation devraient dissuader plus de criminels » (U.S Department of Healh, Education, and Welfare, 1969, p. 61).

« Just as higher wages should attract more labor, so harsher punishments and greater probabilities of apprehension and conviction should deter more crime ».

267.

Stigler à Becker, 10 mai 1965, GSP, Boîte 6, dossier « Becker, Gary S. ». Si cette interprétation est vraie, alors l’histoire souvent racontée par Becker sur l’origine de sa pensée paraît quelque peu reconstruite. Selon celle-ci, il aurait eu l’idée d’étudier le crime un jour qu’il était en retard, et qu’il s’était demandé s’il devait garer sa voiture à une place interdite ou continuer de chercher une place autorisée.

268.

Cette phrase indique que Becker était peut être parti d’un postulat similaire au goût pour la discrimination, et que Stigler lui conseilla de renverser la problématique, en considérant l’acte criminel comme un acte normal, vidé de toute considération morale. En cela, Becker aurait été beaucoup plus influencé par la conception des criminels de l’époque que Stigler.

269.

 « Some persons become "criminals" therefore not because their basic motivation differs from that of other persons, but because their benefit and costs differ ». Notons que cet argument sera le point central de son approche économique des comportements humains tel qu’il la définit en 1976, fondée en particulier sur la stabilité des préférences, argument qu’il développa en 1977 avec George Stigler (voir la partie III, infra). Il semblerait donc qu’une partie de ce changement de perspective soit imputable à l’influence croissante de Stigler sur la pensée de Becker au cours des années 1960.

270.

Stigler à Becker, 21 mai 1969, GSP, Boîte 6, dossier « Becker, Gary S. ».

271.

Stigler et Fuchs réagissaient apparemment à la parution d’un article de Robert C. Buxbaum et Theodore Colton de 1966 sur ce sujet intitulé « Relationship of Motor Vehicle Inspection to Accident Mortality » publié dans le Journal of the American Medical Association (Stigler à Fuchs, 27 mars 1967, GSP, Boîte 9, dossier « Victor Fuchs »).

272.

 Le thème abordé ici est celui de l’économie du crime, qui est une partie distincte du reste de l’analyse économique du droit. L’article de Landes (1971) sur le fonctionnement du système judiciaire en firent un contributeur à la littérature sur le crime, contrairement à un autre membre fondateur de l’analyse économique du droit, Richard Posner, qui développait des théories moins centrées sur le crime à proprement parler.

273.

Ces informations furent trouvées sur la page d’Ehrlich, http://wings.buffalo.edu/economics/IEcrime.html

274.

Chez Becker (1968), les agents se comportaient « comme si » ils étaient rationnels, postulat qui englobait depuis son article de 1962 une large variété de comportements irrationnels, du moment qu’un individu était contraint par ses ressources. L’article de Becker précisait son agenda pour les années à venir : « le comportement criminel devient un sous ensemble d’une théorie plus générale n’ayant ni recours à des concepts ad hoc […] ni recours à des postulats de connaissance parfaite, de capacités de calcul rapide, ou toutes autres caricatures de la théorie économique » (ibid., p. 176).

« I cannot pause to discuss the many general implications of this approach,13 except to remark that criminal behavior becomes part of a much more general theory and does not require ad hoc concepts of differential association, anomie, and the like,14 nor does it assume perfect knowledge, lightening-fast calculation, or any of the other caricatures of economic theory ».

275.

Landes s’intéressait au processus de négociation avant procès entre le procureur et l’accusé. Il se fondait sur un résultat de la commission sur le crime selon lequel 90 % des décisions de justice étaient déterminées avant le procès par une négociation entre le procureur et l’accusé. On pouvait modéliser le déroulement de la négociation par une maximisation de la part du procureur du nombre de condamnations sous contrainte de ressources rares expliquant ainsi les circonstances (probabilité de conviction et lourdeur des peines) pour lesquelles les règlements pré-procès étaient efficients. L’issu de ces recherches aboutirent à l’article de 1973 sur les amendes, republié dans l’ouvrage collectif du NBER en 1974.

276.

Rottenberg (1968), « The Clandestine Distribution of Heroin, Its Discovery and Suppression », The Journal of Political Economy, vol. 76, n° 1, pp. 78-90.

277.

Les travaux d’Erlich de 1973 à ce sujet furent controversées, car ils identifiaent l’effet dissuasif de la peine de mort.