IV.2.4. Les économistes et l’ordre public

Le milieu des années 1960 marqua une escalade de la violence des manifestations. La disparition de figures emblématiques de la contestation sociale, Malcolm X (1965) puis Luther King (1968), attisa les tensions avec les groupes minoritaires, notamment les Black Panthers. Le nombre d’émeutes qui ébranlèrent le pays crût exponentiellement durant la période passant de 2 émeutes en 1962 à 9 émeutes en 1964, puis à 36 émeutes en 1966 pour culminer en 1967 et 1968 aux alentours de 135 émeutes (Myers, 1997). L’attention portée aux revendications sociales s’accrut également par l’usage des médias, la télévision couvrant pour la première fois de tels évènements, accentuant leur caractère dramatique. En 1967, deux émeutes bouleversèrent particulièrement l’opinion publique, celles de Newark, dans la banlieue de New York, et celles de Detroit278.

Face à la montée rapide et violente symbolisées par les émeutes de Newark et Detroit, le président Johnson créa une commission composée de nombreux chercheurs en sciences sociales afin traiter les problèmes d’ordre public. La tâche de cette National Advisory Commission on Civil Disorders, (surnommée Kerner Commission) était de faire la lumière sur ce qui s’était passé, de comprendre pourquoi certaines villes étaient touchées et d’autres non, et de proposer des solutions concrètes au problème des émeutes urbaines. Le rapport de la commission fut rendu le 31 juillet 1968. En accord avec le credo de le « Great Society », les chercheurs pensaient que les émeutes provenaient d’un sentiment de privation et de manque d’accès aux structures politiques des minorités. Les minorités étant également une population pauvre (économiquement et socialement), coupée des mécanismes traditionnels de contrôle social, ce qui favorisait les manifestations de violence (Myers, 1997). Celles-ci avaient eu pour cible les symboles de l’Amérique des blancs.

Les émeutes, comme le crime, devaient êtres combattues en proposant de nouvelles perspectives d’avenir pour les résidents des ghettos noirs. Le rapport recommandait la suppression immédiate de la ségrégation dans les écoles, la création de 2 millions d’emplois en collaboration avec le secteur privé, et la fourniture d’un parc de logements à loyer modéré en concomitance avec des programmes de rénovation urbaine (Dawley & Osterloh, 1968). C’est sur les problèmes urbains que Downs était intervenu. Downs était Senior Vice President de la Real Estate Research Corporation (RERC), une entreprise montée en 1931 par son père, James C. Downs, et qui avait pour activité la recherche et l’analyse dans le domaine de l’immobilier et l’urbanisme. Downs fut un consultant régulier pour le Department of Housing and Urban Developement ou le Department of Health, Education, and Welfare sous Johnson, mais également sous Nixon. Downs fut engagé dans un premier temps comme simple consultant pour la commission, mais après qu’une grande partie des chercheurs eurent été congédiés, suivant la production d’un rapport très controversé, The Harvest of American Racism, Downs occupa une position plus centrale (Metzger, 2000)279.

Dès l’été 1967, Downs s’était intéressé au problème de la ségrégation urbaine. Il avait rédigé une ébauche de son article « Alternative Futures for the American Ghetto » (1970) qui servit de fondement pour sa contribution à la Kerner Commission, « The Future of the Cities »280. Suivant Downs, le rapport de la commission avait pointé trois types de politiques possibles. La première consistait à prolonger les politiques existantes, ce qui contribuerait à renforcer la tendance d’une société à deux vitesses. La deuxième option, le « choix de l’enrichissement », laisserait la séparation sociale et géographique actuelle entre les blancs et les minorités inchangée, mais développerait de vastes moyens pour le développement des ghettos. La dernière option, défendue par Downs et la commission, consistait à développer les politiques d’intégration afin d’améliorer la mixité sociale dans les quartiers (Dawley & Osterloh, 1968 ; Fava, 1972). Le texte de 1967 mentionnait une idée qui n’avait pas été reprise dans le rapport de la commission, mais qui, pour Downs (1970), était fondamentale pour toute stratégie de réhabilitation des ghettos américains : la « loi de la dominance ». Sa teneur provocatrice s’inscrivait mal dans l’esprit du rapport. Elle avançait que les blancs accepteraient un cadre de mixité sociale avec les noirs (dans les écoles de leurs enfants, par exemple) s’ils avaient la garantie qu’ils resteraient le groupe dominant (Fava, 1972, Metzger, 2000). Cela menait donc Downs à soutenir l’instauration de quotas de minorités par quartier, une idée critiquée par certaines recensions de son livre de 1970 (voir par exemple, Tietenberg, 1971). Cette idée fut appuyée par Downs à l’occasion de son témoignage devant le Select Committee on Equal Educational Opportunity du Sénat, le 1er septembre 1970 (Fava, 1972).

Les conclusions du rapport de la Kerner Commission mettaient également en garde contre la violence policière, à l’origine de certains départs d’émeutes, ainsi que contre la répression, qui risquait de provoquer une escalade de la violence, la rendant difficile à contrôler. Mais la violence des émeutes appelait à une réaction forte de la police. Le rapport était donc confronté à ce dilemme. Il préconisait une sélection des forces de police opérant dans les ghettos et appelait à une protection équitable des quartiers sensibles et plus favorisés (Dawley & Osterloh, 1968). Comme Downs le fit remarquer l’année suivante à la table ronde sur le crime lors de la conférence de l’American Economic Association, les décisions politiques dans ce domaine étaient complexes, car minimiser le crime, assurer un niveau de sécurité identique pour chaque partie de la ville, assurer un temps identique de réponse aux appels d’urgence pour chaque partie de la ville étaient des objectifs souvent contradictoires.

Buchanan s’intéressa à ce type de question lorsqu’il fut personnellement confronté au problème sur le campus de UCLA. En 1967, Buchanan avait quitté l’université de Virginie à la suite d’un conflit avec l’administration de l’université, qui avait notamment refusé plusieurs fois de nommer Tullock à un poste d’économiste281. Mais UCLA n’offrit pas un cadre de travail beaucoup plus calme. Depuis le milieu des années 1960, UCLA était un campus politiquement dynamique, qui avait vu le président Johnson ainsi que son opposant à l’élection de 1964, Barry Goldwater, exprimer leurs opinions. L’université avait été le théâtre de nombreuses manifestations contre la guerre du Vietnam et la conscription. Certains intervenants révolutionnaires avaient également pris la parole282. À Los Angeles, les tensions avec la police s’étaient accrues en novembre 1967, alors que des jeunes s’étaient violemment opposés au couvre feu et à d’autres régulations de ce type, provoquant des émeutes sur le Sunset strip.

Le 19 novembre 1968, ces tensions touchèrent directement Buchanan, lorsque, des manifestants tentèrent de mettre le feu au département d’économie et de s’en prirent à son collègue W. R. Allen. Buchanan présenta alors sa démission provisoire, en signe de protestation face à la réaction du chancelier de l’université Charles E. Young, professeur de sciences politiques. Plus tard, Buchanan démissionna définitivement et envoya alors une lettre au président de l’université, Charles Hitch, avec en copie Charles Young et les membres du Board of Regents. Dans cette lettre, dont certains extraits furent publiés dans la presse, Buchanan déclarait :

‘« Je n’essaierai pas de travailler dans une atmosphère de violence et de peur […] L’incident fut en lui-même déplorable, mais l’absence de condamnation de la violence par le Chancelier Young fut, de mon point de vue, plus grave. C’était particulièrement vrai à la lumière de la politique subséquente du Chancelier Young d’embaucher des noirs sans qualifications pour la faculté, une proposition perçue largement par l’ensemble de la communauté comme une réponse aux pressions des militants »283.’

La décision finale de démissionner fut stimulée par la fusillade du 17 janvier 1969 déclenchée sur le campus par des jeunes sympathisants du Black Power, le résultat direct, selon Buchanan, du laxisme des dirigeants de l’université284. La période qui suivit sa démission fut l’occasion de démontrer, à l’aide de la théorie économique, que ces réactions à la montée de la violence à l’université, étaient mal pensées. Son article, « ViolenceLaw and Equilibrium in the University » (1971) explorait les différentes conceptions des réactions individuelles à une escalade soudaine de la violence. Il était possible de représenter deux comportements. Le premier était la réaction des individus (les militants, par exemple) à un durcissement des lois. Les réactions « normales » mèneraient à une baisse de la violence, mais des réactions « perverses » feraient que le durcissement des lois attiserait la violence des individus. Le second type de comportement représenté caractérisait le choix de la dureté du système légal, par les dirigeants des facultés par exemple. Celui-ci dépendait des anticipations des décideurs de la réaction des individus à un tel changement. Si on anticipe une réaction « normale », les individus voteront pour un durcissement des règles en cas d’une montée de violence, et inversement si on anticipe des comportements « pervers ».

En partant d’une position d’équilibre, Buchanan analysait alors, en fonction de tous les cas possibles, la statique comparative liée à une hausse brutale de la violence sur les campus. Parmi les cas possibles, figurait celui où les réactions des étudiants étaient « perverses », mais le système légal « normal », ce qui menait à une escalade de la violence : toute répression des étudiants se traduisait par une hausse de la violence, engendrant elle-même une hausse de la répression. La dynamique était explosive. Cette représentation du monde caractérisait pour Buchanan la pensée des dirigeants d’université, ainsi que des progressistes, lesquels se méfiaient donc tout particulièrement des annonces du gouverneur de Californie (Ronald Reagan) promettant une sévère répression. Buchanan représentait alors la position des conservateurs. Ceux-ci considéraient les étudiants « normaux » mais pensaient que les dirigeants d’universités changeaient le système coercitif en pensant que les réactions des étudiants étaient au contraire perverses. Par conséquent, suite à une hausse de la violence, les règles décidées par les dirigeants étaient moins dures, ce qui amenait à son tour une escalade de la violence estudiantine. La dynamique était également explosive. Dans cette représentation, on retrouvait la position initiale de Buchanan face aux évènements de 1968-1969, lorsqu’il avait violemment critiqué Young pour avoir satisfait les demandes jugées aberrantes des manifestants285.

À l’image de The Calculus of Consent, le modèle avait pour but d’offrir un cadre de discussion constitutionnelle à des individus ayant des représentations du monde différentes, mais contraints à vivre ensemble. Cet idéal de dialogue correspondait à l’image que se faisait Buchanan du monde universitaire, lequel était fondé sur une culture de l’ajustement mutuel (des règles souples) qui laissait très peu de place à la coercition ou à la violence. Malgré le fait que les représentations des réactions des manifestants différaient en fonction des opinions politiques des décideurs, il existait toutefois une solution offerte par la théorie économique qui était consensuelle et optimale. Elle consistait à ne pas changer les règles, car, pour toute représentation de la réaction des étudiants, cette ligne de conduite enrayait l’escalade de la violence.

Les évènements de la fin des années 1960 orientèrent l’agenda de la production théorique de la Public Choice Society. Buchanan publia en effet un livre écrit avec Nicos Devletoglou, Academia in Anarchy : An Economic Diagnosis, qui approfondissait sa vision de la violence à l’université et introduisait la notion d’anarchie. En 1970, Buchanan rejoint Tullock, qui avait recomposé avec l’aide de Charles Goetz un nouveau centre dédié à la théorie du « choix public » à Blacksburg (Virginie). Stimulés par certains étudiants de Buchanan, parmi lesquels Winston Bush, le centre appuya les recherches sur l’anarchie. À partir de 1972, Bush organisa un séminaire hebdomadaire explorant les différents aspects de cette notion, alors que la Public Choice Society organisa une session, à la conférence annuelle de la Southern Economic Association, consacrée à ce thème286. L’aboutissement de ce workshop se matérialisa par le livre de Buchanan de 1975, The Limits of Liberty : Between Anarchy and Leviathan.

Bien que ce thème n’était pas abordé par les théoriciens du « choix public », le problème des relations entre groupes minoritaires touchait à l’étude des troubles de l’ordre public, en témoigne le rapport de la Kerner Commission. D’ailleurs, pour Nina Mjakij (2001, p. 362), ce rapport servit de fondement aux débats ultérieurs sur les relations raciales aux États-Unis, jouant de ce fait un rôle similaire à celui d’An American Dilemma en son temps. Il n’est donc pas surprenant de constater le développement formidable des analyses économiques de la discrimination à partir de la seconde moitié des années 1960.

Notes
278.

A Newark, la situation dégénéra après qu’un policier eut molesté un chauffeur de taxi lors d’une garde à vue. Les violences policières s’étaient accrues depuis le début des années 1960 et la représentation des noirs dans ce métier était très faible. A Detroit, l’émeute commença lorsque des policiers tentèrent d’arrêter les clients d’un bar organisant une fête pour le retour d’un vétéran du Vietnam. Detroit était confrontée au problème racial depuis l’arrivée massive de noirs américains en provenance du Sud pendant la Seconde Guerre mondiale, fuyant la ségrégation, et cherchant à travailler pour l’industrie militaire. La ville avait déjà connu de violentes émeutes en 1943. L’ampleur des émeutes fut caractérisée par des chiffres dramatiques : 26 morts et 725 blessés à Newark, 43 morts et 1189 blessés à Detroit.

279.

 Le rapport s’était établi après quelques mois d’analyse des données qui touchaient au profil des émeutiers, aux relations entre blancs et noirs, et aux raisons motivant le mécontentement des noirs. Les auteurs de The Harvest of American Racism arguaient que les émeutes avaient pour raison légitime la rebellion politique. Les auteurs identifiaent les policiers comme les principaux responsables des départs d’émeutes. Ce discours était contraire aux orientations de la politique de Johnson et des présidents de la commission, Victor Palmieri et David Ginsburg, lesquels considéraient que les émeutiers devaient être punis. De plus, ce rapport n’était qu’une ébauche, fondé sur une analyse très succinte des données, et fut rejeté pour son manque de robustesse scientifique. Néanmoins, certaines conclusions, telles que le rôle des policiers dans les départs d’émeutes, imprègnent le rapport final de la commission (voir Lipsky, 1971).

280.

 L’article fut publié sous la forme d’une section de l’ouvrage de Downs de 1970, Urban Problems and Prospects.

281.

 Les tensions entre le Thomas Jefferson Center et l’université de Virginie s’étaient accrues au milieu des années 1960. Le centre était très mal vu de l’administration, qui avait commandité une enquête secrète sur les membres du Thomas Jefferson Center (Tullock, 1972 ; Buchanan, 1992).

282.

 Le 12 octobre 1966, Floyd McKissick, parla des droits civiques et du Black Power. McKissick avait été récemment nommé à la tête du mouvement pour les droits civiques Congress of Racial Equality (CORE), et mettait en avant l’intransigeance du mouvement, au détriment de son caractère non violent.

283.

« I will not attempt to work in an atmosphere of violence and fear […] My decision was made provisionally as a result of the Nov 19 1968 incident, when bombing and other acts of terror were directed against Professor W.R. Allen and the economics department […] The incident was itself deplorable, but the Chancellor Young's failure to condemn the violence was, in my view, more serious. This was especially true in the light of Chancellors Young's subsequently stated policy of hiring unqualified blacks for the faculty, a proposal which is recognized by the community at large as representing a response to militant pressures ». Les citations de la lettre de Buchanan, ainsi que les évènements du 19 novembre 1968 proviennent d’un article non daté et non signé d’un journal local inconnu, que Stigler avait conservé dans ses archives (GSP, Boîte 7, dossier « James Buchanan »).

284.

Les assassins faisaient parti d’un mouvement rival, United Slaves. Le FBI aurait joué un rôle indirect dans cette confrontation, car son antennne de Los Angeles tentait alors de déclencher une guerre des gangs (Schultz & Schultz, 2001, p. 220).

285.

Dans son autobiographie, Buchanan (1992) affirme que sa crainte de l’escalade des violences et sa volonté de voir restaurer l’ordre public de manière autoritaire s’étaient heurtées à ses idéaux de penseur libéral.

286.

 Un des articles devrait traiter de la distribution des revenus dans l'anarchie, et un autre devait étudier la tradition américaine des droits de propriétés et ses liens avec la notion d'anarchie (Buchanan à Olson, 7 mars 1972, MOP, Boîte 4, dossier « B » ; Buchanan, 1992).