IV.2.5. La résurgence des analyses économiques de la discrimination

Selon les artisans de la « Great Society », la discrimination était perceptible dans tous les problèmes liés à la pauvreté : le crime, l’éducation, le chômage et la santé. Faisant écho au rapport présidentiel de 1946 (voir chapitre I, supra), le rapport du Council of Economic Advisers de 1965 rappelait également que la discrimination faisait peser sur la société un coût économique d’environs 20 milliards de dollars. Approximativement la moitié des noirs américains était pauvre. Aux yeux de la société, le problème racial aux États-Unis n’avait fait qu’empirer dans le courant des années 1960, manifesté par les luttes pour les droits civiques, puis pour le droit des femmes.

L’intérêt des économistes pour les problèmes affectant les minorités s’accrût à partir de 1965. L’étude bibliométrique de Brimmer & Harper (1970, pp. 784-787) montre que les sujets abordés par les économistes sur ces questions étaient principalement liés aux problèmes d’économie du travail (35 % des études) et à la pauvreté de ces groupes (15 % des études). Les analyses économiques de la discrimination s’étaient également développées pour culminer en 1967 à neuf articles, contre deux en 1965. Les travaux concernaient les mesures de la pauvreté, les effets de la discrimination dans l’éducation, ses liens avec les développements de la théorie du capital humain, et les problèmes d’urbanismes. (ibid.). La même tendance à la hausse se manifesta dans le nombre de résumés et de propositions de communications envoyés aux conférences économiques (ibid., pp. 787-788). D’après Becker (1971b, p. 2), les ventes de The Economics of Discrimination augmentèrent à partir de 1962, à tel point qu’en 1971, les presses de Chicago mirent en œuvre l’impression d’une deuxième édition.

La croissance soudaine des analyses économiques de la discrimination firent de Becker un auteur incontournable. Certains étudiants de Becker avaient poursuivis ses travaux, au travers d’études conduites dans le cadre du NBER. Finis Welch avait travaillé sur ce thème dans un article de 1967 publié dans le Journal of Political Economy, explorant les différences de revenus dans le Sud rural. Ces contributions, comme celle de Chiswick (1973), constituaient le prolongement de la théorie de la discrimination que Becker aurait voulu susciter dès la parution de son livre quinze ans plus tôt287.

Ce regain d’intérêt pour les relations raciales était également un moyen de critiquer la conception beckerienne de l’économie de la discrimination. Ce fut le cas des travaux de collègues d’Olson à l’université du Maryland, notamment Barbara R. Bergmann et Henry J. Aaron. D’après Bergmann, même si un employeur pensait que certains noirs étaient potentiellement de bons employés, beaucoup pensaient également que la proportion de noirs dans ce cas serait plus faible que la proportion de blancs. Ainsi, en l’absence d’un moyen bon marché de tester les candidats avant de les embaucher, il était probable que les noirs subiraient cette discrimination. La discrimination suivait un processus autoentretenu : pensant que les noirs étaient moins productifs en moyenne, les employeurs embauchaient des blancs, contribuant à valider statistiquement le préjugé initial. Cette conception marquait un retour à la conception de la dynamique de la discrimination présente dans l’ouvrage de Myrdal qui avait tant influencé la conception du problème racial en sciences sociales. Autour de Bergmann, les chercheurs de l’université du Maryland explorèrent les implications de cette théorie dans leur programme de recherche, initialement prévu pour être financé par la Ford Foundation 288. En effet, depuis le milieu des années 1960, la fondation s’intéressait de près au problème racial, contrastant avec la frilosité des fondations sur ce sujet une décennie auparavant289.

En 1971, ces idées se matérialisèrent dans l’article fondateur « The Effect on White Incomes of Discrimination in Employment » (Bergmann, 1971). L’article avait été commenté par Arrow, Becker et Weisbrod. En partant de l’idée présente chez Dewey (1952) qu’il existait encore des catégories d’emplois où les noirs étaient quasiment exclus Bergmann (1971) montrait que dans ces emplois, les blancs gagnaient à discriminer les noirs en réduisant la concurrence sur le marché du travail, faisant ainsi augmenter leur productivité. C’était la « crowding hypothesis ». Cela avait également pour conséquence de baisser le salaire des rares noirs engagés dans ces emplois réservés. La conception beckerienne, selon laquelle il existerait une différence entre la productivité marginale d’un noir et son salaire (en raison de la présence du « discrimination coefficient »), n’était pas validée empiriquement. Alors que Becker soulignait les différences de salaires pour un même travail, Bergmann soulignait les différences dans les opportunités d’emploi pour des individus de même qualification.

Si l’on se réfère aux éléments autobiographiques fournis par Bergmann (2005), cette conception fait écho à certains épisodes de sa vie. Lors de ses études de premier cycle, Bergmann avait été marqué par An American Dilemma. Diplômée de premier cycle au début des années 1950, elle se confronta à la ségrégation sexuelle et raciale du marché du travail lors de ses recherches d’emploi. Elle prit alors conscience de l’importance de la discrimination à l’embauche, n’ayant pu trouver de poste à l’université. Elle considéra un temps prendre un travail traditionnellement réservé aux femmes avant d’accepter un poste sous-qualifié au Bureau of Labor Statistics, où elle se confronta une nouvelle fois à la discrimination, au travers du vécu de son collègue, Harvey Purdy. Celui-ci était le seul noir du bureau et coccupait le poste le plus bas de la hiérarchie. Bien que Bergmann ait appuyé sa candidature à un poste plus élevé, la direction refusa, arguant qu’un noir ne pouvait travailler au contact des blancs. À la fin des années 1950, elle fut acceptée à Harvard, où elle soutint sa thèse en 1959. Figure emblématique du département d’économie, Chamberlin lui enseigna l’importance du réalisme des postulats théoriques, ce qui, plus tard, l’influença dans sa critique de l’approche « as if » de Becker (ibid.).

Apparemment sans contact avec Bergmann, Arrow travaillait à la même période sur une théorie semblable (voir Bergmann, 1971, p. 294). Il présenta ses recherches lors d’une conférence sur la discrimination tenue à Princeton en octobre 1971 à laquelle assistèrent Finis Welch, Orley Ashenfelter et Ronald Oaxaca. Développant la théorie de Becker dans un modèle d’équilibre général, Arrow avait également recherché d’autres motivations pour discriminer et avancé le motif de discrimination statistique, concept proche de la « crowding hypothesis » de Bergmann. Chez Arrow, le concept était lié à l’analyse des asymétries d’information et à la théorie du signal telle qu’elle serait développée par son étudiant, Michael Spence (1973). En effet, les entrepreneurs utilisaient le critère racial comme une estimation approximative de la productivité, en raison de coûts élevés d’obtention de l’information. Cette nouvelle approche économique de la discrimination était une application des nouvelles orientations en science économique « traditionnelle » sur les asymétries d’informations. Autre figure importante de la macroéconomie, Edmund S. Phelps s’était également intéressé à cette théorie, après une année d’étude au Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences, de 1969 à 1970. Phelps avait notamment beaucoup discuté avec Arrow, Rawls et Amartya Sen, lesquels l’incitèrent à quitter le domaine traditionnel de la macroéconomie pour s’intéresser au concept de discrimination statistique, mais aussi à la notion de justice (Phelps, 1972, 1973)290. Cette nouvelle perspective influa fortement sur les recherches subséquentes dans le domaine291. Mais elle s’accompagnait également de prescriptions de politique publique très différentes. Comme le fit remarquer Stiglitz (1973), si l’on considérait que le marché du travail était concurrentiel, l’instauration d’un salaire minimum empêcherait non seulement les travailleurs à faibles qualifications d’accéder à un emploi, mais réduirait également la pression concurrentielle pesant sur les comportements discriminatoires292. Les conclusions de Bergmann étaient différentes : la discrimination était un jeu à somme nulle entre blancs et noirs, et son éradication n’aurait qu’un impact faible sur le revenu national. La science économique n’étant que de peu d’utilité pour les choix de société.

L’histoire de l’analyse économique de la discrimination montre qu’un cycle avait été complété dans l’approche des phénomènes sociaux par les économistes. Au déut des années 1970, analyser ce thème n’était plus considéré comme un élargissement des frontières de la science économique : cela permettait au contraire de développer une théorie macroéconomique d’un sujet qui avait une importance économique identifiée. Outre Phelps, d’autres économistes furent stimulés par les problèmes raciaux, notamment Michael Piore et Peter Doeringer (1971) qui formulèrent une théorie de la segmentation293. Comme l’affirmait Piore, cette « hypothèse fut conçue afin d’expliquer les problèmes des défavorisés, en particulier des travailleurs noirs en zone urbaine, qui avaient été assimilés auparavant à du chômage » (Piore, 1972, p. 2)294.

Notes
287.

Chiswick (1973) proposait différentes variations du modèle de Becker (1957) représentant le comportement discriminatoire des employés. Chez Becker, la présence d’employés blancs ayant un goût pour la discrimination mène à une ségrégation raciale totale des emplois (voir chapitre III, supra). Chiswick introduisait des impefections dans la substituabilité des travailleurs noirs et blancs, et prédisait que les blancs seraient payés un salaire supérieur à celui des noirs. Les données statistiques validaient la présence d’un discrimination de la part des employés blancs, mais pas de la part des employés noirs, tandis que d’autres modèles de discrimination, par exemple la « crowding hypothesis » (voir infra), étaient invalidés (Chiswick, 1973).

288.

Bergmann à Genosi, 5 mars 1968, MOP, Boîte 89, dossier « B ».

289.

Bergmann à Genosi, 5 mars 1968, MOP, Boîte 89, dossier « B ».

290.

Phelps (1972) illustra la discrimination statistique par l’histoire d’un visiteur séjournant à l’hôtel et ayant le choix entre manger à l’hôtel et manger dehors. S’il préférait invariablement manger dehors, il discriminait le restaurant de l’hôtel, mais ce comportement maximisait son utilité espérée, du fait de l’incertitude sur la qualité de la cuisine et de l’idée qu’en général, les restaurants d’hôtel étaient mauvais.

291.

 Dans un article célèbre de 2004, Steven D. Levitt testait la présence de ces deux différents types de discrimination en utilisant le jeu télévisé Le maillon faible. Les travaux présentés à la conférence intitulée Approches économiques et juridiques de la discrimination sur le marché du travail, tenue à l’Université Paris X le 27 mai 2008, et en particulier ceux de Sandra Black de UCLA, ne font référence qu’à ces deux types d’approches. Notons par ailleurs que Barbara Bergmann est moins souvent reconnue pour sa contribution à ce sujet que Phelps ou Arrow.

292.

Notons que Spence et Stiglitz reçurent le prix en la mémoire d’Alfred Nobel en 2001 (avec Akerlof) pour avoir développé la théorie des asymétries d’informations.

293.

De manière analogue au modèle de Bergmann, la discrimination empêchait des noirs d’atteindre le secteur primaire, et les confinait à des emplois sous qualifiés. Cette conception d’un marché dual, scindé en deux entités quasi hermétiques que sont le secteur primaire, composé d’emplois stables aux salaires élevés, et le secteur secondaire, caractérisé par l’instabilité et la précarité des conditions de travail, avait été évoquée par des institutionnalistes dans les années 1950 et à la fin des années 1960 (Kerr, 1954 ; Fisher, 1953 ; Killingsworth, 1968 ; voir aussi le survey de Marshall, 1974).

294.

« The hypothesis was designed to explain the problems of disadvantaged, particularly black workers in urban areas, which had previously been diagnosed as one of unemployment ».