Conclusion de la Partie II

Suivant notre présentation, focalisée principalement sur l’administration Johnson, on pourrait croire que l’arrivée de Nixon au pouvoir en 1969, grâce aux voix de la « majorité silencieuse », marqua la fin des programmes sociaux et celle de la crise que traversaient les États-Unis. En réalité, l’intervention de l’État resta forte sous l’administration républicaine, manifestant une préoccupation continue pour les problèmes sociaux (Troy, 2005). En effet, Nixon institutionnalisa beaucoup de réformes de la « Great Society ». Au-delà du discours critiquant les orientations sociales des administrations précédentes, les dépenses sociales sous les deux administrations Nixon passèrent de 28 % du budget (55 milliards de dollars) à 40 % du budget (132 milliards de dollars selon Troy, 2005). De plus, le mécontentement social se poursuivit jusqu’au retrait des Américains du Vietnam, mais surtout jusqu’aux premiers symptômes du marasme économique qui suivit le choc pétrolier de 1973 (Anderson, 1995).

En 1972, pour célébrer le 60e anniversaire de Milton Friedman, le département d’économie de l’université de Virginie accueillit une conférence organisée par Roland McKean de RAND et Anna Schwartz. Au programme de la conférence, les problèmes sociaux mis en avant par la « Great Society » de Johnson étaient prédominants. Becker, Schelling et Thomas Sewell présentèrent des contributions sur la discrimination, Becker et Tullock abordèrent le maintien de l’ordre public, tandis que Buchanan et Bronfennbrenner s’intéressèrent à la pauvreté296.

À l’orée du Watergate, les politiques publiques avaient créé un contexte favorable à une nouvelle collaboration entre les économistes et les autres chercheurs en sciences sociales, autour des outils de la rationalité des agents. La nouvelle division du travail entre chercheurs plaçait les économistes dans une position privilégiée de spécialistes de l’allocation de ressources rares, en amont de la décision politique qui, selon le credo de la « Great Society », se devait d’être efficiente. Les économistes, autrefois réticents à l’extension de l’analyse économique à des sujets tels que la discrimination, s’étaient intéressés à la montée des violences dans les villes, à la crise du système de santé et aux problèmes du système scolaire et universitaire. Plus important encore, certains macroéconomistes « traditionnels » avaient prolongé l’analyse économique de la discrimination faisant de Becker un auteur incontournable.

Chez la plupart des économistes, la représentation des problèmes sociaux se traduisit par des choix individuels soumis à une contrainte liée à la rareté des ressources (comme le temps ou l’argent). Ce faisant, cette approche développa l’idée que les comportements sociaux étaient soumis aux mêmes incitations que l’achat de biens matériels. Par conséquent, l’intérêt croissant des économistes aux problèmes sociaux développa l’analogie si critiquée en 1960 entre un comportement social (fécondité) et un achat de bien.

Bien entendu, tous les auteurs ne concevaient pas de la même manière l’utilisation des outils de l’analyse économique. Alors que Becker et ses étudiants s’intéressaient à une large variété de comportements, Buchanan limita son implication à certains problèmes tels que la politique ou le crime. Néanmoins, ces analyses économiques du « social » furent l’occasion de confronter plusieurs conceptions du marché et de son rôle dans la régulation sociale. En effet, représenter des comportements sociaux comme identiques à l’achat d’un bien pouvait faire surgir l’idée de défaillances de marchés, liées à la présence d’externalités ou d’asymétries d’information, comme celle d’un marché autorégulateur. Ces oppositions ne remettaient pas en cause l’usage des outils de la science économiques, qui montrèrent leur capacité d’analyse des défaillances de marché, comme en témoignent l’émergence de la discrimination statistique et l’usage intensif du concept d’externalité par Olson.

Ces développements renforçaient une idée émergente, défendue par Becker, Olson et Tullock, selon laquelle la spécificité des économistes provenait moins de leurs centres d’intérêts que de leur manière de concevoir les problèmes. Par conséquent, si, dans l’esprit de ces auteurs, l’économiste se distinguait des autres chercheurs par ses outils d’analyses et non ses centres d’intérêts, on peut comprendre que son domaine d’expertise dépasse largement le cadre du « social » tel qu’il était défini dans les années 1960. Existait-il des limites à l’application des outils de la science économique ? Notre dernière partie explore cette question.

Notes
296.

Richar T. Selden à Stigler, 15 mai 1972, GSP, Boîte 12, dossier « S ».