Introduction de la Partie III

Pour de nombreux auteurs, les années 1980 marquèrent l’aboutissement d’une évolution historique issue de la rencontre de deux processus. À partir de la décennie 1970 (la « Me Decade »), les politiques d’empowerment, inspirées par la « Great Society » permirent d’élargir le domaine des choix individuels concernant l’emploi, les quartiers d’habitation, l’éducation et d’autres domaines dans lesquels sévissait la discrimination sous toutes ses formes : ethnique, sexuelle, mais aussi concernant les familles monoparentales, les personnes âgées ou les handicapés (Cravens, 2004). Ces développements s’accompagnèrent de la montée en puissance du secteur privé dans l’organisation de la société (Bacqué, 2006, pp. 119-122)297. Par ailleurs, la société des années 1970 fut marquée par une crise de confiance, avec notamment le développement d’une méfiance vis-à-vis du gouvernement (après le Watergate), l’érosion de valeurs séculaires (le mariage) et le repli des individus en quête de sens vers certaines cultures et communautés (Thomson, 1989 ; Bailey & Farber, 2004). À ces évolutions, les années 1980 ajoutèrent le culte de la réussite matérielle. Ecrivant à propos des années Reagan, Gil Troy note que :

‘« Hélas, dans le cas du président, comme dans celui de la nation, la force de séduction du consumérisme dépassa l’allégeance rhétorique à la moralité ou à un mode de vie traditionnel. En conséquence, les discours reaganiens à propos des valeurs servirent de posture, de façade noble qui facilita la folle ruée vers le matérialisme. Dans l’Amérique de Reagan, tout le monde n’était pas prêt à crier « fais-moi voir les billets » – comme ce sera le cas dans l’Amérique de Clinton […] Mais les Américains furent suffisamment éblouis par les dollars pour courir après l’or, puis calmer leur culpabilité avec un sermon présidentiel occasionnel […] Cette ambivalence, cette hypocrisie, fondera la relation d’amour-haine entre la nation et sa capitale financière, Wall Street » (2005, p. 204)298.’

L’ambiguïté du peuple américain vis-à-vis des valeurs matérialistes de la société des années 1980, telle qu’elle est décrite par Troy, fait d’une certaine manière écho à une ambiguïté similaire qui va progressivement toucher le discours de certains économistes à propos de la place des forces économiques dans la détermination des comportements humains. Dans cette partie, nous montrons que, fort du succès des élargissements de la science économique au politique et au social depuis la fin des années 1950, certains économistes développèrent l’idée que l’analyse économique était applicable à tout type de comportement humain en société. L’intérêt de Becker pour la famille, bien plus qu’une simple application des outils de la microéconomie à un sujet relevant du « social », fut une représentation emblématique de cette nouvelle conception. Se posa alors la question de savoir si l’étude de la société toute entière (au-delà du politique et du social, le droit, la famille, le suicide, etc.) pouvait se résumer à l’étude de forces économiques. La science économique serait elle la « grammaire des sciences sociales » ? Nous étudions l’opposition entre les partisans et détracteurs de cette nouvelle approche, en montrant comment ce débat permit toutefois d’étendre significativement les frontières de la science économique. Les deux chapitres de cette partie sont consacrés à l’analyse de deux manifestations de cette problématique : l’un concerne un sujet spécifique (mais significatif), la famille ; et, l’autre, concerne un sujet plus méthodologique, l’« approche économique » du comportement humain.

Dans le chapitre V, nous montrons comment l’intuition du caractère universel des forces économiques émergea avec l’analyse de la famille, dans un contexte de remise en question de l’intervention publique dans la société et au profit de la régulation marchande.

Dans le chapitre VI, nous analysons la prise de conscience chez certains économistes que leur « approche économique » pouvait s’appliquer à de nombreux autres aspects du comportement humain. Nous étudions en quoi cette vision fut appuyée par le contexte scientifique, social et institutionnel, et nous mesurons son impact sur les frontières disciplinaires.

Notes
297.

Bacqué mentionne par exemple le Community Reinvestment Act de 1977, qui imposa aux banques de réinvestir une partie de l’épargne collectée dans les quartiers populaires. Miller évoque à ce sujet le développement inédit des centres commerciaux et l’avènement de l’« hyperdiversité du choix » (2004, pp. 180-186).

298.

« Alas, with the president, as with the nation, consumerism’s seductive force overran the rhetorical obeisance to morality or a traditional way of life. As a result, Reaganite values-talk often functioned as a posture, a noble façade that eased the mad rush toward materialism. In Reagan’s America, most were not yet ready to yell « show me the money » – as they would in Clinton’s America, echoing a line frome the 1996 Tom Cruise film Jerry Maguire. But Americans were sufficiently dazzled by dollars to chase after the gold, then ease their guilt with the occasional presidential sermon or a strategic securities-fraud prosecution. That ambivalence, that hypocrisy, would shape the national love-hate relationship with the nation’s financial capital, Wall Street ».