V.1.1. La réapparition de la famille dans le « social »

Bien que le rapport Moynihan de 1965 ait suscité une certaine polémique, son auteur était resté impliqué dans la guerre contre la pauvreté, en servant, par exemple, de consultant pour Olson dans l’élaboration des indicateurs sociaux. Au début de l’année 1969, Moynihan devint conseiller du président Nixon aux affaires urbaines et fut un des rares chercheurs en science sociale à occuper un poste aussi proche du président (Huret, 2008, p. 176). Très vite, il poursuivit son analyse des liens entre les politiques de Welfare et les comportements familiaux. Dans son rapport de 1965, Moynihan s’en était pris à l’Aid to Families With Dependent Children, un programme institué en 1935 dans le cadre du Social Security Act du New Deal. Moynihan considérait que ce programme était l’une des causes de la croissance des familles monoparentales et matriarcales, notamment chez les plus défavorisés. Le programme incitait les pères à quitter le foyer et avait donc augmenté le nombre de personnes éligibles à l’Aid to Families with Dependant Children. En dépit de la récente amélioration du taux d’emploi des hommes noirs, Moynihan (1965) observait la déconnexion progressive de leur taux de chômage avec le nombre de demandeurs d’aide sociale : cela manifestait une dépendance croissante des familles au Welfare. Moynihan voyait dans la désintégration des familles noires une source importante des maux de société des années 1960 (voir la partie II, supra). En 1968, Paul Weaver, un jeune politologue de Harvard et membre du comité éditorial du Public Interest, avait relayé ces craintes. Pour un certain nombre de progressistes comme lui, la viabilité de l’interventionnisme public dépendait fondamentalement de ce que Weaver appelait les « sources d’autorité privée », c'est-à-dire la famille (Hodgson, 2000, p. 162). La mise en danger de la famille menaçait donc l’interventionnisme progressiste.

Moynihan considérait que l’Aid to Families with Dependant Children désincitait les individus à choisir certains emplois à faible rémunération. Afin de rationaliser l’aide aux familles, Moynihan et Nixon s’attelèrent à la constitution d’un projet d’assistance sociale favorisant l’incitation au travail. La politique se voulait généraliste, afin de ne plus se soucier uniquement de la question raciale, sur laquelle Moynihan avait conseillé au président d’adopter une position de benign neglect.

Les détails du nouveau projet d’aide aux familles furent développés par James Lyday, un analyste de l’Office of Economic Opportunities, et Worth Bateman, Deputy Assistant au Department of Health, Education, and Welfare. Ce Family Assistance Plan était fondé sur l’idée d’impôt négatif, dont les intuitions avaient été développées, par exemple, chez Friedman dans son livre de 1962 Capitalism and Freedom (Hodgson, 2000, p. 161)299. L’idée d’une telle action politique n’était pas non plus nouvelle, elle avait déjà circulé au Department of Health, Education, and Welfare sous l’impulsion de Gorham et Rivlin, mais elle n’avait jamais convaincu les plus hautes instances (ibid.). Le procédé d’impôt négatif, tel qu’il était proposé en 1969, devait garantir à toute famille éligible un revenu minimum (3 000 dollars si les chefs de famille étaient au chômage, 3 920 dollars pour une famille de working poors) ; il prévoyait une taxation très progressive au fur et à mesure de l’amélioration des conditions de vie, afin d’éviter des situations limites où une augmentation marginale du revenu serait intégralement ponctionnée. Ce faisant, les effets désincitatifs devaient être fortement annulés, favorisant la sortie de la pauvreté par le travail (voir Huret, 2008, pp. 176-189).

Le programme avait également pour but d’unifier au niveau national les paiements des aides, dont le montant était encore décidé au niveau des États. Mais au final, une telle réforme ne vit pas le jour. Alors qu’elle visait initialement à rationaliser l’aide aux familles en simplifiant le processus, la négociation politique avec le Congrès complexifia fortement le projet de loi, pour finalement le vider de sa substance originelle. Le Family Assistance Plan fut abandonné au profit du Supplemental Security Income, voté en 1972, qui ne prévoyait de garantir un revenu minimum qu’aux personnes âgées, aux aveugles et aux handicapés (ibid.).

Les débats autour de l’instauration du Family Assistance Plan témoignaient du rôle désormais central de la famille dans les débats sur l’intervention publique en matière de Welfare. Bien que n’étant pas forcément le programme le plus coûteux, l’Aid to Families with Dependant Children devint rapidement dans les années 1970 le symbole de la politique sociale américaine et de ses limites (Dolittle, Wiseman & Levy, 1977 ; Glazer, 1988).

Avec la stagflation des années 1970, les programmes d’intervention publique firent l’objet d’un examen plus attentionné. En particulier, la politique familiale semblait être caractérisée par une nébuleuse de revenus de transferts manquant d’orientation générale (voir, par exemple, Zimmerman, 1982).

Tout d’abord, les chercheurs comme les décideurs politiques faisaient face à une forme de confusion sur la signification des revenus du travail. Le revenu déterminait de manière individuelle la rémunération du travail, mais c’était également une ressource partagée par les autres membres de la famille qui ne travaillaient pas (Shaw Bell, 1975). Ainsi, les politiques de l’emploi montraient une forme d’ambiguïté : les aides aux chômeurs étaient elles destinées à maintenir le revenu d’un individu ou de sa famille ? La question était d’autant plus confuse que Carolyn Shaw Bell (1975) montrait que seulement deux familles sur cinq étaient monoparentales.

Ce type de confusion était d’autant plus répandu que la structure de la famille avait profondément changé depuis la fin des années 1960. La société avait en effet vu la croissance forte de la participation des femmes dans la vie active ainsi que des familles monoparentales matriarcales. De 43,3 % en 1970, le taux de participation des femmes dans la vie active passa à 51,5 % en 1980. Il était en 1960 de 37,7 % (Fullerton Jr, 1999). De plus, le taux de participation dans la vie active des femmes mariées, ainsi que des femmes mariées ayant des enfants d’un âge inférieur à six ans, augmenta régulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (U.S. Bureau of the Census, 1989, in : Becker, 1991b). Le développement des mœurs issu de l’émancipation des années 1960 mettait à mal l’image traditionnelle de la famille américaine. Le droit à l’avortement fut notamment institué par la décision de la Cour Suprême dans l’affaire Roe vs Wade en 1973. À partir du milieu des années 1960, le taux de divorce augmenta significativement : il doubla entre 1966 et 1978 (U.S. Bureau of the Census, 1992, voir aussi le graphique 2 ci-dessous). D’autre part, le nombre de femmes ayant été mariées une seule fois diminua fortement depuis l’après guerre (ibid.). Ces évolutions généraient une forme d’inquiétude sociale tout au long de la décennie, laquelle imprégnait tant le discours des hommes politiques que le cinéma ou la télévision300.

Graphique 2. Taux de premiers mariages, de divorce, et de remariage
Graphique 2. Taux de premiers mariages, de divorce, et de remariage de 1929 à 1989

Source : Reproduit de U.S. Bureau of the Census, 1992.

La politique familiale devait définir précisément ce qu’était une famille. Selon Shaw Bell (1975), la figure traditionnelle de la famille américaine, composée d’un père, d’une mère et de deux enfants, ne représentait que six millions de familles sur un total de cinquante cinq millions. L’absence de définition précise de la famille se retrouvait dans les revendications de certains groupes, dont le Carnegie Council on Children, qui, au milieu des années 1970, militait pour la reconnaissance de la diversité des schémas familiaux par les programmes d’aide aux familles (Carlson, 1980). Or les politiques publiques n’avaient pas précisé ce que devaient être leurs objectifs, n’ayant pas fixé de norme (ibid.).

Pourtant, la notion de stabilité familiale semblait émerger comme un objectif consensuel. Par ailleurs, c’était un critère d’évaluation des programmes existants. Or pour de nombreux spécialistes de la famille, les programmes d’aides aux familles étaient incompatibles avec la stabilité familiale. Ainsi, à la fin années 1970, les problèmes identifiés par Moynihan ne semblaient toujours pas résolus. Un ménage comprenant deux parents working poors ne pouvait être éligible à l’Aid to Families with Dependant Children, incitant ainsi les ménages à se séparer (Carlson, 1980). De même, ces aides aux familles étaient plus faibles que l’aide aux enfants en foyer d’accueil. Enfin, certains impôts ponctionnaient plus fortement les couples mariés que les couples en union libre.

Dans le but de répondre à ces problèmes, le président Jimmy Carter mit sur pied la White House Conference on Families en 1977. C’était un projet ambitieux, qui dura quatre ans et impliqua environ 125 000 personnes au niveau fédéral et local (Alexander, 1981). Les conclusions du président du projet, John L. Carr, confirmèrent l’état des lieux dressé par les spécialistes et la nécessité d’une politique de redistribution des revenus cohérente avec la stabilité familiale.

Le débat se nourrissait d’un lien perçu entre certaines variables économiques et les comportements individuels relatifs au travail et aux comportements familiaux. D’une certaine manière, au niveau politique, les jalons d’une réflexion économique étaient posés. Une partie de la discussion autour de la politique de la famille constituait une critique générale des programmes de Welfare : les incitations économiques avaient des répercussions sur l’institution sociale qu’était la famille.

De plus, pour de nombreux conservateurs, la politique familiale représentait l’intrusion de l’État dans les affaires privées. La déliquescence de la famille permettait de remettre en cause plus généralement l’intervention de l’État, en suivant un argumentaire principalement axé sur l’impact des incitations économiques. Le politologue Charles Murray, membre du think tank conservateur Manhattan Institute for Policy Research, fut un des personnages emblématiques de cette critique. Son ouvrage de 1984, Losing Ground, constituait une vaste critique du programme « Great Society » et de ses conséquences sur la société du début des années 1980. Murray montrait comment les choix de vie de deux personnages hypothétiques, Harold et Phyllis, avaient été façonnés par le système d’aide et les revenus de transferts mis en place depuis les années 1960. Au début de la période, Harold était marié à Phyllis, et avait un emploi. La situation était différente à partir des années 1970 : le couple vivait en union libre. Phyllis bénéficiait des revenus de transferts et Harold ne travaillait plus.

Comme le soulignait Martin Anderson (1978), les politiques sociales suivant la Guerre contre la pauvreté n’avaient pas résolu des problèmes nés des effets désincitatifs des programmes sociaux. Dans leurs ouvrages, Murray et Anderson se fondaient sur dix années d’expérimentation de l’impôt négatif dans le New Jersey, initialement organisée sous l’égide de l’Office of Economic Opportunity 301.Selon l’analyste de la Brookings InstitutionGilbert Steiner (1981), les expériences de Denver et Seattle confirmaient bien l’influence déstabilisatrice de ces programmes sur les familles. Ces ouvrages d’analyse politique concluaient donc à la forte influence des transferts monétaires sur l’effort individuel au travail. Comme l’affirma Walter Nicholson (1980) dans sa recension de l’ouvrage d’Anderson, celui-ci répétait des croyances largement partagées par le peuple américain. Au travers de ces livres, l’idée se diffusait que les comportements des individus concernant le travail, le mariage ou la famille, répondaient aux des incitations économiques développées par les politiques sociales (Graebner, 2004). Ainsi, le contrôle social prenait peu à peu la forme d’incitations économiques tandis que la société (au travers notamment de ses best-sellers, mais également du cinéma) diffusait l’idée de la primauté de la décision individuelle sur les contraintes sociales (Thomson, 1989)302.

La réflexion sur les échecs des politiques d’aides aux familles se mêlait aux revendications anti-impôts qui se développèrent tout au long des années 1970, mais également à un retour aux valeurs conservatrices sous l’impulsion de best sellers tels que Wealth and Poverty (1981), de George Gilder, qui, d’après Time, était devenu la bible de l’administration Reagan ; ou encore The Closing of the American Mind parAlan Bloom (Feagin, 1982 ; Troy, 2005). La lutte anti-impôts fut notamment personnifiée par Howard Jarvis, qui fit la couverture de Time Magazine le 19 juin 1978 avec un titre éloquent : « Tax Revolt ! ». Mais la lutte pour le désengagement de l’État dans la vie sociale trouvait des appuis de la part de groupes d’intérêts menacés par les interventions publiques. C’était notamment le cas des pasteurs, tels Jerry Fallwell, qui avait vu la disparition des school prayers dans les écoles publiques. Celui-ci avait également vécu à contre cœur les décisions de la Cour suprême légalisant l’avortement et s’opposait à la libération des mœurs au travers de son appui aux associations anti-Gays (Bailey & Farber, 2004). Ce pasteur symbolisait le discours de la « nouvelle droite » qui émergeait dans les années 1970, laquelle mélangeait la lutte contre les impôts, l’intervention de l’État, et le retour à l’ordre moral et religieux (ibid.).

Au lendemain de la « Great Society », l’image de l’agent économique avait donc pris une place importante dans le discours public, qui culmina lors de l’élection de Reagan à la fin de l’année 1980. Dès la fin de l’année suivante, Reagan obtint la réduction des aides à la famille par le biais de l’Omnibus Budget Reconciliation Act (Aldous & Wilfried, 1990, p. 1138). C’est précisément durant cette période qu’émergea au sein des sciences sociales une réflexion sur les déterminants économiques des comportements familiaux.

Notes
299.

 L’idée d’un revenu minimum garanti fut également présente dans la campagne présidentielle du candidat McGovern, qui se présenta en 1972 comme le concurrent de Nixon. McGovern était conseillé, entre autres, par Solow et Tobin.

300.

Les conservateurs y voyaient la perte des valeurs traditionnelles. Au contraire, pour beaucoup de cinéastes des années 1970, le mariage était représenté comme une institution rigide et oppressante, empêchant l’expression de l’individualisme des années 1970 (voir par exemple Duel ou Rencontres du troisième type de Steven Spielberg). A la télévision, la dégénérescence de la famille nucléaire était au cœur de l’émission An American Family produite par PBS, qui battu les records d’audiences de la chaîne. Quand au divorce et aux difficultés de la vie monoparentale, voir aussi Kramer contre Kramer de Robert Benton (1979).

301.

Les premiers résultats de cette expérience avaient été utilisés par Moynihan et l’équipe défendant le Family Assistance Plan lors de diverses auditions devant le Congrès en 1970 (Huret, 2008, pp. 180-182). Les résultats, alors très partiels, n’avaient pas convaincu les députés.

302.

 La période fut également marquée par la recrudescence du nombre de livres de conseils au développement personnel.