V.1.2. L’émergence d’une théorie économique de la famille

À partir du milieu des années 1960, l’analyse des comportements familiaux fut l’objet de travaux des étudiants de Becker et Mincer à Columbia. Dès 1965, Morris Silver s’était intéressé aux effets du cycle économique sur les mariages, stimulé par l’article de Becker sur la fécondité qui avait mis en lumière l’importance du choix purement économique du ménage303. Becker s’enrichit également d’autres analyses relatives aux différences de salaires entre sexes (la thèse de Beth Niemi, 1970), aux déterminants économiques du statut marital (celle de Fredericka Santos en 1970), aux liens entre l’instabilité familiale, les aides aux familles et l’offre de travail (celle d’Elizabeth Durbin en 1971), ou encore à l’allocation du temps des femmes (celle d’Arleen Leibowitz en 1972)304. Enfin, le travail au NBER de Reuben Gronau (un autre de leurs étudiants qui avait soutenu sa thèse en 1967), « An Economic Approach to Marriage : The Intrafamily Allocation of Time », présenté à la conférence annuelle de l’Econometric Society en 1970, stimula plus particulièrement l’intérêt de Becker. De retour à Chicago au début des années 1970, Becker forma un groupe d’étudiants sur l’économie de la famille composé, entre autres, d’Alan Freiden et d’Amyra Grosssbard.

L’intérêt de Becker pour la famille émergea à une époque où, au niveau personnel, cette institution était mise à rude épreuve. À la mort de sa femme en 1970, Becker se retrouva seul à élever ses deux filles. Il se trouva donc dans une position analogue aux agents de sa théorie, en devant décider, « s’ils sont veufs, quand, si jamais, doivent ils se remarier ? » (Becker, 1974a p. S23)305. En 1973 et 1974, Becker publia deux articles consacrés à une théorie du mariage dans le Journal of Political Economy, qu’il retravailla pour les inclure dans son livre de 1981, A Treatise on the Family.

La théorie du mariage se divisait en plusieurs parties. Tout d’abord chaque individu décidait de se marier si son utilité espérée était supérieure à celle de rester célibataire. Etre « marié » ou « célibataire » ne correspondait pas à une réalité juridique, mais au fait de vivre seul ou en couple. Vivre en couple permettait aux agents de bénéficier du temps et des produits de leurs conjoints dans la production de biens non marchands bénéficiant au ménage. Par conséquent, les mères célibataires avaient plus de chance de travailler que les mères mariées, ces dernières bénéficiant des ressources de leurs maris. Ces bénéfices devaient être comparés aux coûts, par exemple ceux du système juridique, dans le cas d’un divorce civil. Une augmentation du revenu de la propriété ou des salaires engendrerait également une hausse des gains au mariage.

Le deuxième problème concernait l’explication du choix des partenaires. Le mariage s’analysait comme une firme composée de deux membres. Dans un modèle de concurrence parfaite, la sélection par le marché du mariage maximisait la production du ménage marié, parmi tous les ménages mariés possibles. En relâchant les hypothèses sur l’homogénéité des partenaires, les individus partageant les mêmes traits s’accoupleraient si ces traits étaient complémentaires dans la technologie de production, tandis que cet appariement serait sous-optimal si ces traits étaient substituables. Becker montrait que les traits hors marché étaient complémentaires, tandis que les traits marchands (les salaires) étaient substituables. Les individus partageants les mêmes traits non-marchands (beauté, intelligence, ethnie, etc.) étaient donc plus à même de se marier. De même, les individus aux traits marchands opposés bénéficiaient pleinement de la division des tâches au sein du ménage.

Le troisième problème analysé par la théorie du mariage était précisément la division du travail au sein du ménage, que Becker approfondit dans son livre de 1981. Une fois le couple formé, la répartition du travail au sein du ménage entre activités marchandes (travail salarié) et non marchandes (comme l’éducation et les soins apportés aux enfants) suivait également les règles de la rationalité économique. La division du travail permettait au ménage d’optimiser la production de l’entreprise-ménage. Becker utilisait une analogie avec le commerce international : chaque membre du ménage, se comportant comme un pays, avait intérêt à se spécialiser dans le secteur dans lequel il était relativement le plus productif. Ces différences de productivité étaient liées à des investissements en capital humain de nature différente. Becker arguait qu’en général, du fait de leur éducation notamment, les femmes investissaient dans un capital humain améliorant leur productivité dans les tâches domestiques, tandis que les hommes investissaient dans un capital humain améliorant leur efficacité sur le marché du travail. Cependant, la présence d’infimes différences entre les hommes et les femmes, tant biologiques que sociales, suffisaient pour qu’un mariage optimal aboutisse à une spécialisation très forte des activités de ses membres. En supposant, par exemple, que les hommes et les femmes aient les mêmes taux de rendement de leurs investissements en capital humain, toute discrimination, même infime, à l’encontre des femmes sur le marché du travail les rendraient moins productives que les hommes et les pousseraient à se spécialiser dans la production domestique, et donc dans le capital humain correspondant. De plus, sur un marché concurrentiel, une faible proportion de femmes diplômées impliquerait que celles-ci aient plus de mal à trouver un partenaire. Au niveau agrégé, les résultats d’une division sexuelle traditionnelle du travail seraient maintenus par la sélection opérée au travers de la concurrence de marché.

L’un des éléments clé liant la théorie avec le débat public à propos de la famille américaine, était l’étude des coûts et des gains relatifs au mariage. L’analyse économique de la famille expliquait l’évolution de cette institution par l’évolution de ses coûts et de ses bénéfices. La recrudescence des divorces, ainsi que la montée du nombre de familles monoparentales (notamment matriarcales) était profondément liée à l’évolution des contraintes économiques que subissaient les individus. En adoptant un point de vue réflexif sur son travail, Becker (1981a) arguait que la cause principale était l’évolution du statut de la femme dans la société moderne, et notamment leur participation croissante à la vie active. Au fil des générations, les femmes investissaient toujours plus en capital humain augmentant leur productivité sur le marché du travail, ce qui réduisait les avantages liés à la division du travail au sein du ménage. Cette conclusion n’était pas unique à la théorie économique. Les sociologues de la famille aboutissaient à des conclusions similaires. Par exemple, Robert Shoen, William Urton et Karen Woodrow (1985) avaient montré également que les changements économiques récents avaient bousculé les facteurs de stabilité du mariage. Ils confirmaient plus spécifiquement l’idée que la participation croissante des femmes à la vie active diminuait la complémentarité des époux et réduisaient la stabilité maritale. L’analyse de Louis Roussel et Irène Théry (1988) sur le mariage en France symbolisait l’évolution des mœurs : dans la société moderne, le mariage était une affaire de choix individuels, relatifs aux goûts. Force est de constater, avec Whyte (1990), que l’impact des normes sociales pesant sur le mariage semblait céder progressivement le pas aux déterminants économiques à la fin des années 1980.

Pour les sociologues du divorce, la théorie beckerienne n’était qu’un outil parmi d’autres. Ceux-ci affirmaient utiliser une approche multidisciplinaire intitulée « life course theory », utilisant les idées et données en provenance d’approches aussi diverses que l’histoire, la démographie ou la psychologie (voir White, 1990). Malgré la diversité des approches, les résultats de Becker étaient compatibles avec les conclusions d’autres chercheurs. La reconnaissance de l’importance des facteurs économiques dans les évolutions historiques du mariage s’était accompagnée d’un dialogue fertile entre économistes et sociologues sur la base de la théorie économique de Becker. Par conséquent, la théorie économique de la famille fit reculer les frontières de la science économique, comme en atteste la revue de la littérature de Berardo (1990) concernant la recherche sur la famille dans les années 1980. Au-delà d’une simple curiosité, cette théorie servit de base aux sociologues pour développer l’analyse plus générale du comportement familial, à l’exemple de l’ouvrage de Michael Geerken et Walter R. Grove (1983), At Home and At Work, qui tenta d’intégrer les résultats de la sociologie de la famille traditionnelle avec ceux de la théorie économique de la famille et de mesurer la part des comportements purement économiques et la part des influences sociologiques. D’autres, tels que les féministes Joan Huber et Glenna Spitze (1983) s’attaquèrent à l’idée des économistes qui, suivant la théorie des avantages comparatifs, mettait en avant le ratio entre le salaire du mari et celui de la femme comme élément déterminant de la spécialisation des membres du ménage. Elles conclurent que la variable fondamentale était plutôt le taux de participation des femmes dans la vie active.

Bien qu’elles critiquaient Becker, leur résultat n’était pourtant pas si éloigné de ses conclusions, tant Becker faisait de la participation croissante des femmes dans la vie active le facteur majeur de l’évolution des familles au vingtième siècle. Cette causalité faisait donc un consensus, comme cela était indiqué dans le livre d’Irwin Garfinkel et Sarah McLanahan (1986), Single Mother and Their Children. Dans ce domaine précis, Becker était devenu la référence incontournable, à tel point que certains sociologues de la famille, à l’image de Richard A. Berk (1980), tentèrent de présenter cette approche à un public peu familier avec les spécificités du raisonnement économique. Tout au long des années 1980, l’analyse économique de la division du travail au sein du ménage constitua un apport significatif à la sociologie, considéré par Menaghan & Parcel (1990) comme l’une des évolutions théoriques les plus significatives dans ce domaine306.

Alors que les débats publics s’étaient centrés sur l’influence des programmes d’aides aux familles sur la désagrégation de la famille, les chercheurs en sciences sociales s’accordaient pour mettre au centre de ces mutations l’évolution des opportunités économiques offertes aux femmes à partir des années 1950. Néanmoins, la centralité des influences économiques rapprochait les représentations de Becker et celles des sociologues ; elle faisait écho aux représentations véhiculées par la société de la fin des années 1970 et du début des années 1980.

Becker n’était pas resté muet sur l’intervention publique. Il s’était notamment intéressé à l’instauration du divorce « sans fautes », qui, depuis le début des années 1970, permettait à l’un des membres du ménage de rompre le mariage sans le consentement préalable de l’autre (Friedman & Percival, 1976, p. 67). Cette décision était vécue pour les féministes comme une avancée sociale significative et pour les conservateurs comme une cause majeure de la déliquescence des familles. La décision semblait diminuer le coût du divorce, limitant donc la stabilité du mariage. Cependant, pour Becker (1981a), cette loi n’avait pas significativement influé sur le nombre de divorces. En effet, même sous une régulation « traditionnelle » où le consentement mutuel était nécessaire pour obtenir le divorce, les transferts de ressources au sein du ménage pouvaient déjà permettre à un mari souhaitant le divorce d’acheter le consentement de sa femme. Le divorce « sans fautes » n’avait eu de conséquence que sur la distribution des gains au divorce. Les hommes à l’initiative du divorce en bénéficiaient au maximum, car ils n’avaient pas forcément leurs enfants à charge, souvent confiés à leurs mères, et n’avaient plus à compenser leur femme pour obtenir son consentement (ibid.).

Toutefois, Becker considérait que certains programmes tels que l’Aid to Families with Dependant Children étaient responsables de la montée en puissance des familles monoparentales. En améliorant les gains du célibat, cela diminuait les gains relatifs du mariage307. Cela incitait les femmes à rester au chômage et vivre des aides.

Une partie de la critique de Becker à l’encontre de tels programmes était également liée à un autre axe de la théorie économique de la famille, à savoir les analyses économiques de la fécondité. Bien que Becker ait suscité la curiosité des démographes lors de la conférence du NBER de 1960, les commentaires de Duesenberry et d’Okun résumaient le scepticisme des économistes à l’égard d’une analyse des choix économiques liés à la fécondité (voir partie II, supra). Au début des années 1970, le sujet avait suscité un regain d’intérêt formidable chez les économistes, illustré par la conférence sur les nouvelles approches de la théorie de la fécondité organisée par le NBER et le Population Council les 8 et 9 juin 1972.

La théorie économique de la fécondité était fondée sur l’étude approfondie des coûts que représentait un enfant. Ce coût était intimement lié au coût d’opportunité du temps passé par les femmes à s’occuper de leurs enfants, car la « production » d’un enfant demandait la combinaison de temps et d’autres types de biens. L’augmentation des revenus des femmes sur le marché du travail avait eu deux effets. Le premier était de réduire les quantités demandées d’enfants. Le second était d’augmenter la qualité demandée pour chaque enfant, c'est-à-dire les sommes investies dans chaque enfant. Par conséquent, dans des familles où le retour sur investissement en capital humain des enfants était plus fort, la demande de qualité des enfants était plus forte et réduisait par là même les quantités d’enfants demandées. Un lien avec la discrimination était possible car celle-ci réduisait les retours sur investissements en capital humain des noirs. En conséquence, les familles noires avaient un taux de natalité plus élevé.

Chez Becker (1981a), les aides aux familles avec enfants à charge favorisaient la fécondité des femmes éligibles, car cela réduisait les coûts de leurs enfants de deux manières : les aides augmentaient avec le nombre d’enfants à charge et elles réduisaient l’incitation à travailler des femmes éligibles, et donc leur temps de travail, c’est à dire le coût d’opportunité du temps passé à s’occuper de leurs enfants. Ces aides étaient la cause de la croissance du nombre d’enfants illégitimes par rapport aux enfants légitimes observé depuis les années 1960.

Dans un contexte de remise en question de l’efficacité des programmes sociaux, Becker n’apportait pas un regard nouveau sur la question de l’impact des aides à la famille sur le comportement individuel, mais présentait un modèle sous jacent compatible avec de telles conclusions. Tout au long des années 1970, l’influence des forces économiques prit une place importante dans le domaine du non marchand. Ce fut également le cas dans l’analyse plus spécifique, mais tout aussi importante, des relations au sein de la famille.

Notes
303.

Sa thèse, soutenue en 1964, s’intéressait précisément aux liens entre le taux de natalité, le mariage et le cycle économique. Au cours des années 1960 Silver s’intéressa à l’analyse des déterminants économiques de la fertilité.

304.

Pour une liste des thèses soutenues sous la direction de Mincer, voir Teixeira (2007, p. 140).

305.

« Married persons also must make decisions about marriage: should they separate or divorce, and if they do, or if widowed, when, if ever, should they remarry? ».

306.

Ceux-ci déclarent que l’« une des avancées théoriques les plus importantes dans le domaine du travail et de la famille dans les années 1980 vient de la science économique » (Menaghan & Parcel, 1990, p. 1082)

« One of the most significant theoretical developments in the area of work and family in the 1980s comes from economics ».

307.

Nous ne cherchons pas à être exhaustifs, mais simplement à montrer comment Becker s’inscrivait dans un débat plus général sur les effets sociaux des programmes de Welfare. En particulier, les théories de Becker ne mènent pas systématiquement à une critique de l’intervention de l’État (voir notamment Becker, 1983, ou encore Becker & Tomes, 1986).