V.1.3. La théorie des interactions sociales

L’analyse des interactions sociales constitua un complément de la théorie de la famille. Au début des années 1960, Becker avait prit part à un projet sur la philanthropie dirigé par Frank Dickinson au NBER et financé par la Russel Sage Foundation (Fontaine, 2007, pp. 5-7). Cette recherche mena Becker à explorer la notion d’interdépendance des utilités : la philanthropie pouvait se représenter comme la prise en compte des utilités des plus démunis dans la fonction d’utilité des plus riches (ibid.). Le manuscrit intitulé « Interdependent Preferences : Charity, Externalities and Income Taxation » (1968) découla de ses recherches et servit de base à la première version de « A Theory of Social Interactions », dont la version définitive fut publiée en 1974 dans le Journal of Political Economy.

La théorie des interactions sociales avait pour objectif d’introduire les effets contraignants de l’environnement social sur les choix individuels. Cette théorie intéressa particulièrement Becker pour sa capacité à décrire les interactions entre différents membres d’une famille. Dans un tel contexte, le chef de famille subissait les contraintes de son environnement social par la prise en compte des fonctions d’utilités des autres membres de la famille dans sa propre fonction d’utilité. Une telle interdépendance modélisait les effets de son amour pour sa famille affectant son propre bien-être. Si celui-ci aimait suffisamment sa famille, la distribution des revenus entre les membres importait peu, le chef assurant les transferts de ressource nécessaires pour garder les utilités inchangées. Becker en concluait que cet acte induisait chez les autres membres de la famille un comportement similaire, même si ceux-ci n’éprouvaient pas d’amour (se comportent égoïstement) pour le chef de famille. Les membres étaient incités à se comporter « comme si » ils éprouvaient de l’amour entre eux, car toute réduction dans le bien-être d’un des membres entraînerait une redistribution de ressources par le chef de famille en direction de celui-ci et au détriment des autres (à revenu inchangé). Ainsi, chaque membre de la famille avait intérêt à agir de telle sorte à maximiser le revenu total de la famille, afin de profiter au mieux des redistributions : c’était le « théorème de l’enfant gâté » (Becker, 1974b, p. 1080). De ce fait, tous les membres de la famille avaient la même fonction d’utilité, celle de la famille. La famille instaurait ainsi un système mutualisé d’assurance en cas de chute du revenu d’un de ses membres.

À partir des années 1970, l’étude des interactions sociales au sein de la famille avait également attiré un nombre croissant de sociologues, comme en témoigne la revue de la littérature sur ce sujet effectué par Gerald W. McDonald pour le Journal of Marriage and the Family en 1980. Dès 1960 était paru un l’important Husbands and Wives de Robert O. Blood et Donald M. Wolfe. Cette étude empirique visait à offrir un compte rendu descriptif des interactions entre époux et des processus de choix concernant le travail ou les enfants. L’approche statistique des auteurs montrait que les décisions de couple étaient le résultat de comportements pragmatiques, souvent incompatibles avec les explications traditionnelles des sociologues fondées sur la culture. Une tâche ménagère était souvent assignée à une femme sur la base de sa disponibilité bien plus que sur la base de représentations culturelles des rôles respectifs des hommes et des femmes dans le ménage. Ainsi, les représentations statistiques de Blood et Wolfe n’étaient pas incompatibles avec l’approche économique de Becker, même si cette dernière prévoyait que les individus se spécialisent dans une tâche en fonction de leur investissement en capital humain, et non en fonction de leur disponibilité (Berk & Berk, 1983).

L’analyse de Blood et Wolfe avait ouvert un champ d’analyse nouveau concernant les interactions et les transferts de ressources entre membres d’une famille, qui suscita l’engouement des sociologues à partir de la fin des années 1960. Dans son article de 1968, « The Economics of Child Rearing », le sociologue Stephen Richer proposa une analyse des relations au sein de la famille fondée sur la théorie de l’échange développée entre autres par Peter Blau et George Homans. Il critiquait notamment Blau pour ne pas envisager que les mères puissent attendre de leurs enfants certaines actions en retour de leurs propres sacrifices. L’article de Richer proposait une analyse des enjeux de pouvoir au sein de la famille. Le pouvoir était caractérisé par l’accès aux ressources familiales, notamment les ressources économiques. Richer formulait un postulat central : les parents maximisaient l’obéissance de leurs enfants. Le postulat était simplificateur, mais « il ne l’est pas plus que le postulat de parfaite rationalité du comportement des acheteurs et des vendeurs fait par les économistes » (Richer, 1968, p. 462)308. Jusqu’à l’entrée à l’école, les enfants apprennent à contrôler une ressource particulière, l’obéissance, qui leur servira de monnaie d’échange. Les parents sont les principaux fournisseurs de récompense et autres rétributions, mais au fil du temps, ils sont concurrencés par d’autres individus, à mesure que les enfants se socialisent. Ainsi, le prix exigé par l’enfant pour son obéissance augmente.

D’une certaine manière, Richer abordait également le problème de l’interaction entre quantité et « qualité » des enfants309. En effet, toutes choses égales par ailleurs, l’augmentation du nombre d’enfants mènerait les familles à dépenser plus de ressources financières car le temps qu’ils peuvent consacrer à chaque enfant est nécessairement plus faible.

Tout au long des années 1970, l’approche fondée sur l’échange s’imposa comme le cadre conceptuel de référence en sociologie (McDonald, 1980). Tout comme chez Becker, l’accès aux ressources familiales était central dans ces analyses des interactions. Néanmoins, la plupart des analyses sociologiques négligeaient les enfants, pour se concentrer uniquement sur les relations entre époux. En attestent, par exemple, les nombreuses études tentant de représenter les comportements stratégiques permettant de déterminer lequel, du mari ou de la femme, avait le dernier mot (ibid.).

Les travaux de Constantina Safilios-Rothschild (1976) en étaient un autre exemple. Son analyse partait de l’existence d’un certain nombre de biens échangeables entre époux, comme l’amour, l’argent, le prestige, ou encore les soins apportés aux enfants. Moins un époux avait accès directement à un bien et plus celui-ci avait de la valeur. Ainsi, sans pour autant faire référence à un cadre économique, l’auteur concluait qu’un époux ayant besoin d’une ressource importante à ses yeux est prêt à payer un prix élevé, même pour en tirer un profit relativement faible.

Safilios-Rothschild remarquait que peu de sociologues s’étaient cependant réellement penchés sur le phénomène de l’amour. Ici, l’amour avait un rôle stratégique, c'est-à-dire que dans de nombreux mariages, les époux éprouvaient un niveau d’amour différent. L’époux le plus amoureux sera donc prêt à consentir un certain nombre de sacrifices individuels, notamment déléguer l’intégralité de son pouvoir sur le contrôle de certaines ressources. Ces résultats différaient de l’idée d’interdépendance des utilités telle qu’elle était formulée par Becker à cette époque. En effet, celui-ci analysait l’altruisme au sein de la famille en négligeant le conflit et les rapports de force. Néanmoins le conflit n’était pas complètement absent de la théorie économique de la famille, contribuant à la rapprocher des centres d’intérêts des sociologues de l’époque. La théorie des interactions sociales servait également à représenter les comportements d’envie. Becker (1991b, pp. 289-293) montrait que l’envieux agit de telle sorte à diminuer le revenu de la personne enviée, même si l’envieux voit son propre revenu diminuer. Il ne pouvait exister aucun chef de famille altruiste, car le système d’assurance qu’il fournit limiterait fortement les agissements de l’envieux. Envie et amour étaient implicitement deux comportements extrêmes qui ne pouvaient cohabiter. Néanmoins, dans le cas où plusieurs individus sont enviés par un même membre de la famille, des interactions stratégiques surgissent. Afin de limiter la satisfaction de l’envieux, les enviés pouvaient en effet se comporter en altruistes afin d’assurer les transferts de ressources nécessaires pour limiter les actions néfastes de l’envieux. Chez Becker, c’était donc l’envie, et non l’amour, qui faisait intervenir des comportements stratégiques.

En résumé, aussi bien en théorie économique que dans la théorie sociologique, les facteurs économiques jouaient un rôle significatif dans la détermination des comportements familiaux. Tout d’abord, économistes et sociologues considéraient que les opportunités économiques influaient profondément sur la stabilité du mariage, faisaient écho au discours général dans la société qui incriminait plus particulièrement les aides sociales. Ensuite, l’analyse des interactions sociales au sein de la famille mobilisait des représentations fondées sur la rationalité des acteurs et se concentrant sur les comportements stratégiques. Le « théorème de l’enfant gâté » était donc une contribution complémentaire à l’analyse sociologique du pouvoir au sein de la famille. Il nous reste à étudier désormais si ces approches étaient complémentaires ou substituables aux yeux des chercheurs dans le domaine.

Notes
308.

« Although this may seem somewhat simplistic, it is no more so than the assumption by economists of perfect rationality in the behavior of buyers and sellers ». Richer ajoutait d’ailleurs que la valeur d’un tel postulat se testait par « sa capacité à délivrer des déductions raisonnables, pouvant être soumises à la vérification empirique »(Richer, 1968, p. 462).

« The test of the value of such assumptions is their ability to produce reasonable deductions, which are capable of empirical verification ».

309.

 Par exemple, pour Richer (1968), « Immediately after births of new children, there is a qualitative and quantitative change in the alloca tion of rewards -material rewards increase while social rewards decrease », p. 465.