V.2.1. Les liens ambigus de la pression sociale et du choix économique

Lors de la conférence du NBER de 1972 sur la fécondité, Robert J. Willis présenta « A New Approach to the Economic Theory of Fertility Behavior » destiné à présenter l’intérêt de l’approche de la fécondité qui avait été développée par les collègues de Becker. L’article avait fait l’objet d’un compte rendu par le démographe Norman B. Ryder (1973). Ce dernier était, par ailleurs, tout à fait conscient de l’importance des déterminants économiques dans de telles décisions et appelait à l’extension du calcul économique aux comportements familiaux. Ryder critiquait cependant la représentation de Willis, lequel modélisait la famille à partir d’une seule fonction d’utilité. Selon lui, Willis « a refusé aux membres le droit de retirer de la satisfaction de la satisfaction des autres, il a fusionné le mari et la femme en une fonction d’utilité unique […] en résumé, il a résolu le problème de l’économie de la famille par la dissolution de la famille (ibid., p. S66)310.

L’article de Willis avait été écrit avant même la parution du « théorème de l’enfant gâté », par conséquent, Ryder ne pouvait savoir que la fonction d’utilité unique était précisément la formulation des économistes des interactions sociales au sein de la famille en présence d’altruisme. Willis, quant à lui, avait probablement eu connaissance de ce théorème, car dans la justification de son approche, il écrivait que « la famille existe en tant qu’institution parce que, étant donné l’altruisme et les mécanismes hors marchés par lesquels elle est capable de distribuer des biens ainsi que du bien-être au sein de ses membres, la famille dispose à la fois d’incitations et de la capacité à résoudre les problèmes d’allocation tels que les biens publics, les externalités, ou d’autres encore, lesquels, dans le cadre d’un marché impersonnel, mènent inévitablement à des imperfections » (Willis, 1973, p. S19)311.

Ryder formulait une deuxième critique à l’encontre du modèle de Willis. Pour lui, les influences sociétales étaient importantes dans la décision « d’achat » d’enfant. La qualité d’une analyse économique de la fécondité devait donc préciser les spécificités d’un tel achat par rapport à d’autres biens : l’analogie avec des biens de consommation durables, telle qu’elle avait été formulée par Becker en 1960 n’était intéressante qu’en première analyse seulement. Elle touchait ici ses limites. Il fallait nécessairement prendre en compte les normes sociales dans l’approfondissement d’une telle théorie. En effet, celles-ci jouaient le même rôle que les contraintes biologiques dans les spécifications des modèles ; elles devaient être considérées de manière analogue. Ryder pensait qu’« aucun économiste ne manquerait de prendre en compte les diverses propriétés biologiques qui conditionnent le comportement » (Ryder, 1973, p. S66)312. Malgré une formulation précoce de la théorie des interactions sociales, Willis faisait face au cadre limité de la prise en compte des influences sociétales sur le comportement humain.

Publiée peu de temps après cette conférence, la théorie des interactions sociale de Becker (1974b) exprimait l’ambiguïté de son discours à propos des relations entre la science économique et la sociologie. En effet, les premières sections de l’article, consacrées à une présentation générale du modèle et de son intérêt potentiel, montraient en quoi cette théorie permettait d’incorporer une vision « sociologique » des comportements à la théorie des choix individuels, en prenant en compte les contraintes extérieures liées aux institutions sociales.

Le propos dépassait le simple comportement philanthropique. L’objectif était d’investir certains territoires traditionnels de la sociologie, en démontrant comment le comportement des agents était influencé par celui des autres, ce que Becker appelait l’« environnement social ». Les sociologues étaient clairement visés quand il écrivait que « ceux qui mettent en avant l’environnement social, ses obligations normatives […] et l’impuissance de l’individu face à son environnement, voient naturellement la société dominer les efforts individuels et, en conséquence, attribuent une portée limitée aux choix individuels » (Becker, 1974b, p. 1071)313. La contrainte budgétaire de l’individu décrivait son « revenu social », c'est-à-dire le revenu monétaire ajouté de la valeur de l’environnement social, que l’agent dépensait dans des biens personnels et dans le changement des caractéristiques d’autrui afin de produire un bien non marchand lui apportant de la satisfaction. Par exemple, si l’individu désire produire un bien ou un service social tel que la « distinction au travail », il devra combiner ses propres efforts au travail (notamment son temps) mais également investir des ressources pour influer sur l’opinion de ses collègues, autre intrant dans la production de « distinction ». Pour Becker, le niveau de l’influence d’autrui sur le bien-être d’un individu n’était pas une donnée, mais pouvait être modifié par les efforts de ce dernier : c’était le point central de son analyse314. Ainsi, l’individu pouvait affecter l’opinion que ses collègues avaient de lui. Par conséquent, toute augmentation du revenu de l’individu se traduira par une augmentation dans sa demande de biens, mais également par une augmentation de ses transferts de ressources à destination des diverses caractéristiques de l’environnement social.

Les applications du modèle de Becker étaient assez générales. L’article de 1974 ne limitait pas ses applications au seul champ des comportements familiaux. Son analyse de la philanthropie étendait les résultats de l’analyse de la famille à des relations d’altruisme entre parfaits étrangers, ce que Becker appelait la « synthetic family ». Néanmoins, cette application fut vite abandonnée et la théorie des interactions sociales fut, dans les faits, essentiellement utilisée pour analyser les rapports entre membres d’une famille, comme en témoignent les débats subséquents. Par exemple, Tullock (1977), critiqua la version de l’altruisme de Becker (et donc la théorie des interactions sociales) en arguant du fait qu’elle était réduite aux « close-knit groups », du fait de problèmes d’informations. En effet, une telle interdépendance d’utilité supposait une information parfaite de l’altruiste sur les fonctions d’utilité des individus dont il subissait l’influence. Pour Becker, ce postulat était réaliste dans le cadre de petits groupes unis comme la famille315.

Progressivement, l’intérêt de la théorie des interactions sociales aux yeux de Becker bascula. D’une théorie permettant l’intégration de résultats sociologiques traditionnels, elle se heurta aux limites du cadre d’analyse des interdépendances d’utilités, déterminées par la nécessaire connaissance commune des fonctions d’utilité des divers membres d’un groupe (voir aussi Fontaine, 2008 ; Harnay & Marciano, 2009). Les applications particulières de cette théorie négligèrent les pressions autres que celles provenant directement des individus, telles que la culture, les normes ou d’autres types d’institutions sociales. De surcroît, cette théorie, telle qu’elle était formulée avant 1981 ne s’était pas intéressée à la formation de telles institutions sociales à partir de comportements rationnels316.

L’évolution de la théorie des interactions sociales était l’illustration d’un discours ambigu sur la division du travail entre science économique et sociologie. L’interaction entre les forces économiques et les forces de l’environnement social jouaient à deux niveaux distincts. Au niveau des groupes unis (la famille notamment), l’influence de l’environnement social était uniquement représentée par l’interdépendance des fonctions d’utilité. À l’extrême, le théorème de l’enfant gâté permettait de ne représenter les choix familiaux qu’à partir d’une seule fonction d’utilité. À un niveau plus agrégé, l’influence de l’environnement social sur les individus n’existait que par les variations des prix sur les marchés. Chaque niveau d’analyse négligeait la formation et l’influence des institutions sociales. Jusqu’au début de la décennie 1980, Becker semblait refuser l’apport de la sociologie, sans pour autant en apporter de justification précise.

Notes
310.

 « He has denied the members the right to take satisfaction in the satisfaction of others, he has merged the husband and wife into a single utility function of the individual type in short, he has solved the problems of family eco- nomics by dissolving the family ».

311.

 « The family exists as an institution because, given altruism and the nonmarket mechanisms by which it is able to allocate commodities and welfare among its members, it has both the incentive and the capacity to resolve allocative problems involving public goods, externalities, and the like that in impersonal markets inevitably lead to market imperfections ».

312.

« Now no economist would fail to take into account various biological properties which condition behavior, like early dependence or limited reproductive span ».

313.

« On the other hand, those who stresse the social environment, its normative requirements and sanctions for compliance and noncompliance, and the helplessness of the individual in the face of his environment naturally see society dominating individual efforts and, consequently, see little scope for important choices by individual ».

314.

Chez Becker (1981a), l’altruisme n’est pas non plus une donnée fixe : il dépend de la fréquence des contacts qu’un père entretrien avec son enfant par exemple. Cette idée reformule la « contact hypothesis » dont Becker s’était servi pour évaluer les liens entre le goût pour la discrimination d’un individu et ses contacts avec un groupe minoritaire.

315.

Nous n’abordons que très peu les problèmes de méthodologie, mais il est intéressant de noter ici le glissement de Becker : se fondant constamment sur la logique du « as if », il se justifie pourtant ici par le réalisme de ses postulats.

316.

Ce n’est pas tout à fait vrai : Becker (1974b, p. 1084) mentionna très brièvement l’idée que le « théorème de l’enfant gâté » était un mécanisme assurantiel pouvant être optimal dans des sociétés ayant de forts coûts d’information.