V.2.2. La critique du « tout économique » de la théorie de la famille 

La place des comportements économiques par rapport aux pressions sociales fut au cœur de la critique de la théorie du mariage. Becker soumit en 1972 son article « A Theory of Marriage » au Journal of Political Economy. Stigler, alors rédacteur en chef, traita l’article avec la plus grande exigence en choisissant Robert Solow comme l’un des rapporteurs. Solow avait déjà eu l’occasion d’exprimer ses doutes sur l’élargissement de la théorie économique en 1956 alors que Becker postulait au MIT. Son rapport fut l’occasion de renouveler sa critique. Pour lui, l’analyse économique du mariage était « un gâchis du temps et du talent de Gary [Becker] »317. Malgré le fait que l’article soit « techniquement intelligent, ingénieux, le travail d’un économiste-né », le modèle ne lui avait pas appris grand-chose sur le mariage (ibid.)318. Pour Solow, les choix de Becker étaient, en quelque sorte, une mauvaise allocation de ressources : « je n’aime pas être impatient avec Gary, mais je ne peux m’empêcher de penser que ses talents considérables feraient mieux d’être appliqués à des sujets conventionnels plutôt qu’à des sujets comme celui-ci »319

Solow critiquait le postulat de comportements maximisateurs, qui dans ce modèle, ne semblaient pas liés à un argument de survie. Pour Solow, comme d’ailleurs pour Baumol (1978), rien n’expliquait pourquoi des comportements maximisateurs étaient les seuls à être pris en considération. La maximisation de la fonction de production du ménage Z ne capturait pas l’essence de phénomène. Une grande part des motivations poussant les individus à se marier n’était pas économique. Celles-ci étaient de toute évidence très « différentes de la maximisation de Z »320. À de nombreuses reprises, Solow pouvait penser à « de nombreuses autres explications » pour décrire les choix individuels des partenaires (ibid.). Solow rappelait qu’au-delà des ajustements marchands, un grand nombre d’institutions sociales, telles que la religion, permettait d’expliquer pourquoi certains individus partageants des caractéristiques similaires se mariaient. La négligence de telles institutions menait Becker survoler l’analyse de certains phénomènes fondamentaux : « la tendance de la participation féminine [à l’activité économique] n’est pas explicable, il me semble, à la lumière de la théorie du mariage de Gary » (ibid.)321.

Par conséquent, l’analyse économique de la famille permettait d’éclairer certains problèmes sous un jour nouveau, mais il ne fallait pas la considérer comme l’unique manière d’approcher le phénomène. Les réticences de Solow portaient sur l’ambiguïté inhérente de la démarche de Becker. Solow ne pouvait accepter que la concurrence de marché soit l’unique déterminant de ces comportements. D’où les incessantes références à d’autres types d’explications, se rapportant à la sociologie traditionnelle, qui mettait au cœur de l’analyse les institutions sociales et les valeurs. Néanmoins, face à la qualité du raisonnement, Solow se résignait : « de toute évidence, l’article est publiable, s’il est grandement allégé » (ibid.)322.

Paradoxalement, la théorie de Becker, cherchant à quantifier le non marchand, se focalisait principalement sur le rôle des variables monétaires ; elle avait laissé de côté bon nombre de variables non monétaires mais quantifiables (Goode, 1974). Le sociologue William J. Goode (1971) était conscient des faiblesses de la théorie sociologique à propos des interactions sociales au sein de la famille, car les sociologues ne s’étaient jusqu’à présent intéressés qu’aux influences des normes, attitudes et valeurs sur les comportements humains, et avaient négligés les relations impliquant l’usage ou la menace de la force entre individus. Ce faisant, il faisait écho à une tendance au sein des sociologues, emblématisée notamment par Dennis H. Wrong (1961), qui critiquait la vision d’un individu « sur-socialisé »323. Goode accueillait donc avec enthousiasme les postulats comportementaux de l’approche économique, qui représentaient un pas en avant vers un corpus de théorie sociale unifié. Cependant, il reprochait à Becker de ne pas exploiter le potentiel explicatif du secteur non marchand.

En effet, le modèle de Becker semblait fournir une vision du « tout économique » illustrée par la conclusion selon laquelle les agents divorçaient uniquement si la situation leur était financièrement favorable. Becker délaissait par exemple la notion de prestige, qui selon Goode permettait de donner des prédictions meilleures que le modèle de Becker, tout en restant dans une argumentation économique. Dans certains cas liés à la disparité des aptitudes des individus, la forme de mariage optimisant la production du ménage pouvait être la polygamie pour des hommes très productifs. Goode montrait que contrairement à Becker, la polygamie se manifestait souvent chez les individus les plus riches et les moins productifs, et que l’addition d’une femme supplémentaire au ménage traduisait un investissement en prestige ou d’autres formes de variables non monétaires.

D’une certaine manière, Goode représentait la voix des sociologues, tels que Coleman, qui virent dans la théorie du choix rationnel l’occasion de développer leur discipline sur des fondements perçus comme étant plus rigoureux. La représentation des agents comme des producteurs de biens non marchands pouvait très bien intégrer la production de prestige. Dans sa théorie des interactions sociales, Becker avait d’ailleurs utilisé un exemple proche, quand il montrait qu’un agent pouvait dépenser du temps et des ressources marchandes pour influer sur ses collègues afin produire de la distinction au travail. Néanmoins, dans sa théorie du mariage, Becker s’était très souvent restreint à l’analyse de l’influence de variables monétaires sur les comportements sociaux, contribuant ainsi à une certaine confusion dans son discours sur la portée de son analyse du non marchand. La critique de Goode était intéressante à un autre niveau : en se différenciant de celle de Solow, elle montrait également qu’une partie des critiques adressées à Becker provenait de la représentation parfois simplifiée que certains économistes se faisaient de la recherche en sociologie.

Le débat refit surface trois ans plus tard dans les travaux de Grossbard (1976), qui avaient investi le domaine d’étude de l’anthropologie dans son analyse de la polygamie dans une ville du Nigeria publiée dans Current Anthropology. L’étude réinterprétait les données de l’anthropologue Ronald Cohen, afin de mettre en lumière l’intérêt de l’approche économique appliquée à ce sujet. Grossbard en déduisait 8 propositions sur les déterminants de la polygamie, notamment le lien positif entre la polygamie et les revenus des individus.

Sa théorie avait suscité les critiques sévères de deux sociologues, Remi Clignet et Joyce A. Sween (1977), pour son manque de prise en compte de paramètres non économiques. Les sociologues lui reprochaient d’appliquer un dérivé de l’économie du travail, elle-même critiquée par les économistes, et lui reprochaient de considérer le choix des femmes d’un ménage polygame analogue à celui d’un ménage monogame. Les observations montraient que les femmes arrivées plus tardivement dans le ménage avaient moins de droits et d’espace de choix que les femmes ayant plus d’ancienneté.

À l’origine des données sur lesquelles Grossbard s’était fondée, Cohen considérait au contraire que ce travail était complémentaire du sien. Il accueillait favorablement la démarche. Les conclusions du modèle de Grossbard étaient compatibles avec les siennes et soutenaient l’idée « du mariage comme d’un système de marché dans lequel les partenaires essaient de maximiser leur intérêts » (Clignet et al., 1977, p. 103)324. L’approche économique avait permis d’instaurer un dialogue fructueux entre économistes et anthropologues. Grossbard avait, par exemple, conclut que la polygamie des ménages atteignait son maximum pour les hommes d’une quarantaine d’années. Les résultats de l’anthropologie permettaient d’éclairer ce résultat, en montrant que dans cette société, il était considéré que les hommes atteignaient leur maturité à cet âge.

Mais l’enthousiasme de Cohen était limité car, à l’instar de nombreux critiques de la théorie du mariage, la démarche restait profondément tautologique. Par conséquent, beaucoup de résultats empiriques pouvaient s’exprimer comme le résultat direct des postulats de la théorie. Ainsi, l’essentiel du travail de Grossbard reformulait en d’autres termes ce que Cohen savait déjà. Cet argument est intéressant pour comprendre l’hostilité de certains à l’égard de l’approche économique, vécue alors comme une intrusion dans les domaines traditionnels d’autres sciences sociales, mais n’apportant finalement que peu de réponses nouvelles. Pour Solow, la théorie du mariage n’était la plupart du temps qu’une succession d’équations complexes affirmant des banalités, comme le fait que les hommes riches épousent de belles femmes325.

De plus, Cohen s’inquiétait de l’étroitesse du cadre d’analyse, fondé sur la concurrence pure et parfaite. Dans de nombreuses sociétés primitives, les caractéristiques institutionnelles bridaient la concurrence effective de leurs membres. Tout comme d’autres, Cohen rappelait l’importance de la prise en compte de ces facteurs institutionnels dans la théorie. Lorsque le choix des agents était complètement bridé, il n’y avait pas de marché et donc aucune place pour la théorie économique. Répétant autrement la distinction de Duesenberry, Cohen affirmait que « pour l’anthropologie, et la théorie sociale en général, la connaissance de contraintes est au moins aussi importante que le choix en lui-même » (Clignet et al., 1977, p. 105)326. Par conséquent, la place de la science économique dans la division du travail était précisément d’étudier les choix des individus lorsque les circonstances institutionnelles le permettaient. En ce sens, « la théorie sociale peut incorporer l’analyse économique, mais ne peut être changée en science économique et demeurer par ailleurs une théorie sociale » (Clignet et al., 1977, p. 105)327.

La réaction « constructive » de Cohen conforta Grossbard dans sa croyance en l’apport de l’approche économique à la collaboration entre les sciences sociales dans l’analyse du comportement humain (Clignet et al., 1977). La science économique ne pouvait en éclairer qu’un aspect particulier, celui des choix rationnels et des interactions concurrentielles, et devait se compléter par les éclairages de spécialistes dans les autres domaines (Grossbard, 1977). Pour Grossbard (1978), la théorie économique de la famille constituait toutefois une réponse intéressante aux recherches méthodologiques qui s’étaient développées depuis les années 1970 en anthropologie. La discipline n’avait pas réellement de cadre théorique liant par exemple la famille des sociétés primitives et la famille des sociétés modernes (Hannan, 1982). Le cas particulier de l’anthropologie illustrait la convergence de deux tendances : celle de la recherche d’un cadre conceptuel unifié de la part des sciences sociales et celle de l’élargissement de la théorie économique à de vastes domaines du comportement humain, vers « une science sociale unifiée dans ses efforts de comprendre l’homme, la société et la culture » (Grossbard, 1978, p. 34)328.

Le débat entre Grossbard et Cohen illustrait l’évolution des relations entre économistes et sociologues à la fin des années 1970 sur le sujet de la famille. En effet, un certain consensus émergeait dans l’acceptation de l’influence des forces économiques sur les comportements familiaux. Toutefois, la collaboration entre les deux disciplines impliquait également que les modèles économiques tiennent compte des influences sociales provenant des diverses institutions, lesquelles bridaient la concurrence des marchés implicites, et l’espace du choix rationnels des agents.

À la fin des années 1970, certains chercheurs, dont Becker, n’avaient pas une vision si claire du dialogue interdisciplinaire. Au début des années 1980, leur vision se précisa, dans le sens d’une remise au centre des forces économiques dans la détermination des comportements humains. Afin de mettre en lumière l’émergence d’idées qui seront plus tard au cœur de la réponse de Becker aux critiques que nous venons d’exposer, nous devons nous pencher sur l’histoire de la compétition entre la théorie du choix rationnel et une approche d’inspiration biologique au milieu des années 1970.

Notes
317.

Solow à Stigler, 13 novembre, 1972, GSP, Boîte 12, dossier « Robert Solow ».

318.

« The paper is technically sound, ingenious, clever, the work of a born economist. But I don’t believe it has taught me a thing about marriage » (Solow à Stigler, 13 novembre, 1972, GSP, Boîte 12, dossier « Robert Solow »).

319.

« I don’t like to be impatient with Gary, but I can’t help thiking his considerable talent would be much better applied to conventional subjects than subjects like this » (ibid.).

320.

Solow à Stigler, 13 novembre, 1972, GSP, Boîte 12, dossier « Robert Solow ».

321.

« The trend in female participation is not, I suspect, to be explained along the lines of Gary’s theory of marriage » (ibid.).

322.

« Obviously the paper is publishable, with plenty to spare […] » (ibid.).

323.

Wrong arguait que la représentation d’un individu sur-socialisé était la contrepartie d’une vision de la société « sur-intégrée ». C'est-à-dire que les sociologues ne s’intéressaient qu’aux comportements motivés par liées à la socialisation de l’individu. Cette approche du comportement était problématique car unidimensionnelle. Pour Wrong l’individu était un animal social qui n’était pas intégralement socialisé.

324.

« More importantly it tends to sustain Grossbard’s image of marriage as a market system in which partners try to maximize their interests using whatever resources they can control » (Clignet et al., 1977, p. 103).

325.

Solow à Stigler, 13 novembre, 1972, GSP, Boîte 12, dossier « Robert Solow ».

326.

« For anthropology, and social theory in general, knowledge of the constraints is at least as important as the choice itself ».

327.

« Social theory may incorporate economic analysis, but it cannot be changed into economics and still be social theory ».

328.

« It seems that these new trends presage the emergence of a social science unified in its efforts to understand man, society, and culture ».