V.2.3. La concurrence des « impérialismes »

Becker s’était intéressé à la sélection génétique à l’occasion de ses recherches sur le mariage, avec lesquelles il voyait certaines formes de complémentarités. Il avait suivi les recherches de Tullock (1970) qui illustraient pour lui l’analogie entre les comportements maximisateurs et la sélection naturelle, une analogie déjà présente chez Alchian (1950)329. En 1972, Becker avait produit un manuscrit au titre explicite « On the Interaction Between Genetical Natural Selection and Rational Behavior », se fondant sur un modèle statistique inspiré du livre de Ronald Fisher, The Genetical Theory of Natural Selection (1958)330. Becker y démontrait que le comportement rationnel des individus, notamment le choix d’un partenaire, accélérait la sélection naturelle. Ce résultat avait été utilisé dans son article sur le mariage : la concurrence entre les individus tendait par exemple à conforter la division sexuelle des taches découlant des différences biologiques. De plus, la sélection des époux par le marché du mariage engendrait une croissance des inégalités entre les familles, car le choix rationnel d’un époux tendait à sélectionner quelqu’un d’un même niveau intellectuel ou de qualifications (voir Becker, 1973, 1974, 1981a)331.

Probablement du fait de cet intérêt, Becker fut contacté pour rédiger un compte rendu du livre d’Edward O. Wilson, Sociobiology (1975), qui proposait une forme « d’impérialisme biologique », montrant comment tous les comportements humains pouvaient se comprendre par le prisme de la biologie et notamment par le phénomène de sélection naturelle. Le livre s’intéressait particulièrement à l’altruisme, problème central de la sociobiologie. Ce comportement réduisait en effet la valeur sélective d’un individu, mais sa persistance dans la société devait toutefois nécessairement résulter d’un processus de sélection naturelle. Le livre explorait ainsi diverses sources biologiques de l’altruisme. En 1975, Stigler fit parvenir le livre de Wilson à Becker. Cependant, avant même qu’il ne l’ait reçu, Becker avait déjà une idée précise des liens entre la science économique et la biologie, ainsi que de l’orientation que prendrait son compte rendu. En effet, Becker s’était replongé sur la notion d’altruisme dans son modèle d’interactions sociales à l’occasion de l’écriture de son article « Child Endowments and the Quantity and Quality of Children » (1976) coécrit avec Nigel Tomes pour les papiers en l’honneur de Lewis (lequel quittait alors Chicago pour Duke). Becker en avait tiré l’intuition que, contrairement à l’altruisme réciproque dont parlaient les biologistes, les comportements altruistes de sa théorie permettaient d’améliorer la survie des agents dans un environnement concurrentiel332.

Si l’on ajoute à cet argument celui de son papier sur l’influence des comportements rationnels dans la sélection naturelle, Becker n’avait plus besoin de lire le livre de Wilson pour concurrencer la biologie dans l’analyse de toutes les facettes du comportement humain. Ce qui devait constituer un compte rendu du livre de Wilson se transforma en défense de l’approche économique contre l’approche « impériale » concurrente. De notre point de vue, cette attitude de Becker à l’égard de la biologie est caractéristique de son attitude générale à propos des autres sciences sociales : Becker a probablement toujours pensé a priori que l’approche économique était plus puissante, avant de formaliser sa pensée en 1976 dans The Economic Approach to Human Behavior (voir infra). C’est probablement pour cela que Tullock se plaignit du manque de connaissances de Becker dans le domaine biologique (Fontaine, 2008, p. 5).

Dans « Altruism, Egoïsm, and Genetic Fitness » (1976b), Becker explorait la distinction entre les conceptions des sociobiologistes et celles des économistes. Les premiers considéraient que les individus s’adaptent aux conditions changeantes de leur environnement en fonction d’une rationalité liée à la sélection des gènes : les comportements les plus aptes survivent, les moins aptes disparaissent. Les économistes, eux, s’intéressaient à la rationalité individuelle, sans se préoccuper de la sélection des gènes. L’article montrait donc comment l’altruisme était sélectionné par le comportement rationnel, du fait de sa capacité de maximiser la valeur sélective des individus. Selon la théorie des interactions sociales, les altruistes pouvaient, contrairement aux égoïstes, diminuer leur revenu en augmentant leur consommation, par le jeu des transferts vers un autre individu. De plus, utilisant le « théorème de l’enfant gâté », les comportements altruistes décourageaient certains comportements opportunistes à leur encontre, et forçaient les autres individus égoïstes à se comporter « comme si » ils étaient altruistes333.

De manière intéressante, l’article suscita un débat sur l’altruisme en science économique et en biologie, ce qui fut l’occasion de manifester différents avis sur la division de tâches entre les deux disciplines. Contrairement à l’optimisme de Becker, les autres tenants du débat avaient du mal à considérer que l’une des deux approches englobait l’autre. Tullock (1976b), avait critiqué Sociobiology pour ne pas prendre en compte les institutions politiques qui devaient nécessairement entrer dans le problème des redistributions de ressources. Tullock voulait étendre l’altruisme aux relations entre individus ne se connaissant pas. Pour ce faire, il fallait prendre en compte les problèmes de constitution politique et les influences des divers groupes de pressions dans la redistribution des ressources (Levallois, 2008)334. Le manque de connaissances de tels mécanismes séparant la société humaine de la société animale, « menait Wilson à faire des extrapolations fautives » (Levallois, 2008, p. 92). Tullock, pensait que l’altruisme devait s’expliquer uniquement par les préférences. La formation des préférences était pour lui l’un des axes essentiels de séparation entre la science économique (qui les prenait comme une donnée) et les autres sciences sociales, chargées d’en expliquer l’origine (voir chapitre VI, infra). L’approche de Becker ne pouvait pas expliquer toutes les facettes du phénomène. Hirshleifer constatait également l’échec de la science économique dans l’explication de la formation des préférences. L’altruisme n’était pour les économistes qu’un goût parmi d’autres se situant sur un continuum reliant les comportements malfaisants des comportements bienfaisants. Hirshleifer voyait dans la sociobiologie un apport important, permettant notamment d’expliquer l’origine de l’altruisme, comme un comportement favorisant la survie des individus (voir Fontaine, 2008, Levallois 2008 et Harnay & Marciano, 2009). Cette conclusion était également partagée par Landes et Posner (1978), qui, dans leur analyse de l’altruisme du point de vue légal, n’avaient pas réussi à extraire les motivations fondamentales du comportement altruiste d’un individu vis-à-vis de complets étrangers (Harnay & Marciano, 2009).

Ces débats posèrent plusieurs problèmes à la théorie beckerienne. Tout d’abord, l’idée défendue par Tullock et Hirshleifer, selon laquelle l’altruisme serait un goût, impliquait une collaboration entre l’économiste et le biologiste, ce dernier ayant la charge d’en expliquer la formation. Il nous faut également revenir à la critique initiale formulée à l’encontre de la théorie du mariage et de la fertilité. Cette théorie était attaqué pour ne pas prendre en compte les contraintes liées aux institutions sociales. Toutes ces critiques mettaient en évidence les limites de l’approche économique de la famille, qui ne pouvait se substituer à d’autres analyses. Or l’ambiguïté du discours de Becker à propos des relations entre la science économique et les disciplines voisines semble impliquer le refus d’une telle collaboration. Becker était conscient des limites de son analyse des interactions sociales, malgré son étude du concept de « synthetic family ».

Cependant, Becker avait établi que l’altruisme pouvait être un comportement efficient. De là, il n’y avait qu’un pas pour envisager qu’un petit groupe tel que la famille ait pu survivre à l’évolution des sociétés. L’argument de sélection naturelle des comportements efficients pouvait également se généraliser à d’autres types d’institutions sociales. Dès lors, se posait la question suivante : serait-il possible que ces institutions, censées brider le choix rationnel des individus, aient été précisément façonnées par les réponses rationnelles des agents face aux spécificités de leur environnement ? À la fin des années 1970, ce questionnement permit à Becker et Posner de réaffirmer le caractère universel des forces économiques (notamment la rationalité des agents) dans la détermination de l’efficience des institutions sociales.

Notes
329.

Il se peut que Becker n’ait pas correctement interprété ces travaux. Pour une analyse historique plus profonde sur les liens entre la science économique et la biologie, notamment dans le traitement des analogies, voir Levallois (2008).

330.

 Fisher, Ronald A. (1958), The Genetical Theory of Natural Selection 2nd edition, New York : Dover Publications. Les archives de Stigler à Chicago considèrent que le document de travail de Becker date de mai 1972, ce qui semble incohérent avec la mention d’une version de travail de la théorie du mariage datant de juillet 1972. Néanmoins, tout porte à croire que le document est contemporain de son article « A Theory of Marriage » car ce dernier s’y réfère implicitement, et se réfère explicitement aux travaux de Fisher (1974a, p. S21).

331.

 À cette époque, Becker n’avait pas encore travaillé sur A Treatise on the Family, dont certains chapitres développèrent une théorie plus précise de l’évolution des inégalités entre les familles (notamment le chapitre 6, mais aussi le chapitre 7 fondé sur l’article de Becker & Tomes de 1979, « An Equilibrium Theory of the Distribution of Income and Intergenerational Mobility » ; voir aussi leur article de 1986, « Human Capital and The Rise and Fall of Families »).

332.

Becker à Stigler, 9 juillet, 1975, GSP, Boîte 6, dossier « Gary S. Becker ». Notons que l’altruisme réciproque survient quand un agent adopte un comportement favorable à un autre agent et que ce comportement est motivé par l’attente d’une récompense future en retour.

333.

« Each person in the group linked by an altruist’s transfer has an incentive to maximize the group’s total income, even if most are egoistical ».

334.

En cela, Tullock se distinguait de Becker, dont l’étude de l’altruisme s’était principalement axée sur ses manifestations au sein de la famille, et ce, malgré la formulation du concept de « synthetic family » dans son article de 1974.