V.2.4. Le marché à l’origine des sociétés 

La théorie économique de Becker ne parvenait pas à expliquer l’altruisme envers un inconnu, du fait des limitations provenant de l’interdépendance d’utilité. Cela menait à un clivage séparant les comportements altruistes au sein de la famille et les comportements égoïstes sur le marché. Dans son livre A Treatise on the Family, Becker analysait précisément les raisons expliquant ce clivage. Pour Becker (1981a), l’altruisme était en réalité un mécanisme très efficient au niveau d’un petit groupe comme la famille, tandis que l’égoïsme était un comportement efficient sur le marché. Un comportement altruiste pouvait survivre à la concurrence sur le marché, car bien qu’il ne maximise par le revenu d’un individu altruiste, celui-ci retire une satisfaction qui ne le désincite pas à changer de comportement. Pourtant, un entrepreneur altruiste, payant certains salariés au-delà du niveau d’équilibre donné par la productivité marginale, n’adoptait pas un comportement efficient, même si celui-ci désirait transférer des ressources vers autrui. En effet, un entrepreneur rationnel aurait intérêt à se comporter comme s’il était égoïste sur le marché, afin de tirer un profit maximum et d’en reverser une partie sous forme de transferts monétaires, aux personnes de son choix. C’est ce qui expliquait, par exemple, l’existence de grandes fondations aux États-Unis.

Ce faisant, Becker plaçait le marché en amont de la réflexion, car, d’une certaine manière, l’évolution des comportements humains avait été sélectionnée par les forces de marché vers une scission entre comportements altruistes en famille et égoïstes sur le marché. Cette notion marquait une nouvelle évolution dans la pensée de Becker ; elle dépassait largement le simple cadre des relations familiales : l’analyse de la famille avait permis d’isoler les forces économiques comme les forces universelles influant à un niveau fondamental sur les comportements humains et sur l’évolution des sociétés. Cette idée faisait écho au projet de Richard Posner, qui, durant les années 1970, avait développé une analyse du « common law » américain montrant comment celui-ci, en ayant souvent évolué dans le sens d’une minimisation des coûts de transaction, reflétait la rationalité des institutions sociales (voir Posner, 1973).

L’approche de Posner avait rencontré les préoccupations de Becker ou Grossbard sur les problèmes anthropologiques à la fin des années 1970. Au travers de son article « A Theory of Primitive Society, with Special References to Law », Posner (1980a) se demandait dans quelle mesure l’idée selon laquelle la loi maximisait l’efficience sociale s’appliquait aux sociétés primitives. Son modèle avait non pour but de décrire la complexité de la société primitive, mais d’en exprimer le caractère universel : la présence du marché comme régulateur social, issu de la concurrence des individus rationnels.

Pour Posner, les sociétés primitives étaient caractérisées par un coût d’information très élevé, notamment du fait de l’absence de l’écriture, par la présence de biens rapidement périssables et par l’absence d’autorité publique comme l’État. Mais loin d’être en proies à une organisation chaotique, ces sociétés étaient régulées par de puissants mécanismes sociaux et juridiques. Pour surmonter ces contraintes, les sociétés constituaient des mécanismes assurantiels informels, se manifestant par la générosité, les processus de dons/contre-dons, ou encore le respect d’obligations morales vis-à-vis de la famille et de ses extensions. Dans un contexte d’incertitude où les biens sont périssables et les informations coûteuses, les sociétés primitives échangeaient en priorité des assurances. Les coutumes étaient la forme de droit prédominante. Le système juridique se manifestait donc par de règles de responsabilités très strictes, contrairement aux sociétés modernes, minimisant les coûts d’information (ibid.).

Ce faisant, Posner représentait une forme exacerbée de l’impérialisme de l’économie : les analyses économiques du droit servaient à nourrir les analyses économiques de l’anthropologie, et témoignait de sa conviction du pouvoir unificateur de la théorie économique autour des comportements rationnels et de la concurrence marchande. En effet, bien que les sociétés primitives étaient caractérisées par certaines imperfections de marché, par exemple l’existence d’imperfections dans l’information, la reformulation du problème consistait à considérer l’information comme un bien que l’on acquiert sur le marché, rendant à celui-ci ces propriétés d’allocation. Les sociétés primitives s’organisaient autour d’institutions minimisant les coûts d’information, par exemple, l’existence de marchés physiques, tels que les souks (ibid.).

Ainsi, Becker n’était pas le seul à considérer que les forces économiques faisaient tendre les institutions sociales vers l’efficience maximum des comportements qu’elles étaient sensées contraindre. A Treatise on the Family abordait aussi la question de l’évolution de la famille des sociétés primitives aux sociétés modernes. De son propre aveu, ses conclusions avaient été formulées indépendamment de celles de Posner, mais la proximité de leur cadre d’analyse les faisait converger. Becker (1991b, pp. 347-351) partageait le constat de Posner sur l’importance de l’incertitude et des coûts d’obtention de l’information. Dans de telles sociétés, les personnes âgées avaient un rôle important du fait de leur connaissance très précieuse d’un environnement globalement invariant. Les familles étendaient leur contrôle bien au-delà des frontières de la famille nucléaire, l’altruisme permettant de fournir de puissants mécanismes de redistribution. Au-delà des mécanismes assuranciels, les familles remplissaient un rôle éducatif fort et la formation de dynasties spécialisées dans certains corps de métiers exprimait la rationalisation de la production du savoir au sein de ces familles. Les grands changements sociétaux avaient progressivement étendu la taille des sociétés par l’introduction du marché comme mécanisme explicite d’échange. Avec le développement des écoles ou des compagnies d’assurances, le marché fournissait des services plus efficients que ceux fournis par la famille. Dans le contexte des sociétés modernes, l’adaptation rationnelle de la famille était caractérisée par le recentrage des liens sur la famille nucléaire, la perte en valeur de l’information transmise par les anciens, et l’abandon au marché d’un certain nombre de fonctions, comme l’éducation. La perspective économique éloignait Becker du constat alarmiste dressé par certains conservateurs sur l’évolution de la famille. Celle-ci s’était adaptée à son environnement dans le but de fournir un cadre adapté à la maximisation du bien-être de ses membres.

Ainsi, A Treatise on the Family marquait une évolution de la pensée de Becker, qui éclairait l’ambiguïté de son discours à propos du rôle des forces économiques dans la détermination des comportements familiaux. De plus, son entreprise didactique l’avait conduit à considérer un public de non-économistes. Dans cette optique, Stigler avait d’ailleurs conseillé à Becker l’usage de graphiques dès les premiers chapitres du livre, pour mieux familiariser l’audience avec les spécificités de l’approche économique335.

Pourtant, malgré ces efforts, les recensions de A Treatise on the Family démontrèrent que Becker avait échoué à faire accepter sa vision de la division des tâches au sein des sciences sociales. Tout d’abord, à l’instar de Tullock (1984), Michael Wallerstein (1983) trouvait le livre difficile à lire pour un novice. La raison majeure en était l’isolement relatif de Becker dans cette entreprise, qui avait créé autour de lui une sorte d’école de pensée hermétique, composée d’un groupe homogène de chercheurs (principalement ses étudiants) et centrée autour de certaines institutions (il pensait certainement aux liens entre Chicago, Columbia et le NBER). La conséquence de cette « sociologie du beckerisme » était l’usage d’une terminologie spécialisée et étrangère au novice (Tullock, 1984, p. 88). Becker n’avait pas semblé avoir écouté les conseils de Stigler, tant l’algèbre parasitait la lecture (ibid.).

Plus grave, la volonté affichée de stimuler un dialogue interdisciplinaire s’était transformée en un monologue visant simplement à imposer une théorie générale et négligeant les critiques depuis longtemps formulées par la sociologie à l’encontre des modèles fondés sur l’utilité (Scanzoni, 1982, p. 696). La limite fondamentale résidait dans l’axiome de concurrence. À l’instar des critiques que Solow avait formulées une décennie auparavant, Wallerstein (1983, p. 153) pensait que la coordination des individus (par la maximisation d’une fonction objectif) pouvait se trouver dans d’autres configurations institutionnelles que le marché concurrentiel. Selon lui, l’analyse de l’imperfection des marchés avait constitué un des développements les plus intéressants de la science économique moderne. L’introduction systématique du marché concurrentiel était injustifiée, d’autant plus qu’elle était vivement critiquée au sein même de la théorie économique.

Cette mise au premier plan du marché était d’autant plus suspecte qu’elle était associée à des idées politiques typiques de l’école de Chicago, hostile aux programmes fédéraux d’assistance sociale. Ainsi, au-delà des questions méthodologiques, la théorie de Becker renvoyait aux débats sur les programmes d’aides aux familles avec enfants à charge. Pour Jane Humphries (1982), ces conclusions, telles que l’influence des revenus de transfert sur la fécondité des mères, découlaient directement de la mise au premier plan du marché dans les modèles théoriques. Elles avaient par ailleurs été invalidées par d’autres études, renforçant le caractère idéologique du livre. La critique radicale du biais idéologique transpirait jusqu’au refus des postulats, tant l’auteur considérait qu’« il n’y a pas de marché du mariage et [que] les enfants n’ont pas de prix » (Humphries, 1982, p. 739)336. Le livre de Becker cristallisait l’évolution idéologique de la société américaine illustrée par l’entrée en fonction de Reagan à la Maison Blanche337.

Une nouvelle fois, les commentateurs critiquaient l’absence de prise en compte de variables sociologiques, telles que les institutions, dans la limitation des choix potentiels des individus, dans la limitation des ajustements du marché (Arthur, 1982). À la vue du contexte scientifique, marqué par les positions impérialistes de Becker telles qu’il les exposa dans son livre de 1976 (voir infra), la critique avait un sens légèrement différent de celle de Duesenberry (ou d’autres) trente ans auparavant. La critique illustrait non pas le refus de considérer que certains aspects du comportement familial puissent avoir des origines économiques, mais le refus de faire des sciences sociales des disciplines asservies à une science économique qui positionnerait le marché en amont de la réflexion sociale. Le livre de Becker était « utile si l’on veut comprendre cette approche économique particulière de la famille. Mais, malheureusement, les sociologues espérant trouver des idées les aidant à intégrer leur travail avec des perspectives économiques seront déçus » (Scanzoni, 1982, p. 696)338.

Parce qu’elle ne pouvait expliquer que des aspects très minoritaires du comportement familial, Tullock critiquait le manque de portée prédictive de la théorie. « Malheureusement », déclarait-il, « je n’ai aucune idée de ce que les aspects majeurs peuvent être » (1984, p. 90)339. Cette critique illustrait une autre facette de la réception et du succès de Becker : la théorie du mariage montrait les enjeux d’une théorie hypothético-déductive concernant un sujet aussi vaste que de tels comportements sociaux. Pour obtenir des résultats précis, il fallait consentir à certaines limitations. Même si Becker semblait « naïf […] cela ne doit pas nous écarter du fait que la simplicité est une vertu » (Sithcombe, 1983, p. 468)340. Tullock, comme d’autres tels Arthur Sithcombe, trouvait les modèles « mal formulés et mal testés », mais que fondamentalement, Becker était sur une piste fertile (Sithcombe, 1983, p. 469). Ainsi, Tullock se résignait à encourager les développements de l’analyse beckerienne car c’était là la seule alternative disponible.

La démonstration du caractère universel du marché constituait une réponse aux critiques précédemment formulées à l’encontre du « tout économique » de Becker. Au vu de la réception du livre de Becker, ces réponses particulières n’avaient pas fait mouche. Pourtant, au début des années 1980, les élargissements de la science économique à l’analyse du comportement humain ne rencontrèrent que peu d’obstacles en raison d’une assise institutionnelle importante et d’une concurrence résignée. Si la théorie économique de la famille parvint, tout au long des années 1980, à faire reculer les frontières de la théorie économique et susciter un dialogue fertile avec les sociologues, l’entreprise « impérialiste », qui consista à placer le marché au cœur de l’évolution des sociétés, et donc de l’institution sociale qu’est la famille, échoua.

Notes
335.

« If this is really supposed to be comprehensible to non-economists it must be written with more patience. Thus you don't even introduce the multiplier in (1.2). I should think that if you really want to serve the tooling function, you should give a primary geometrical exposition » (Stigler à Becker, 5 juillet 1978, GSP, Boîte 6, dossier « Gary S. Becker »). Stigler, comme beaucoup d’économistes à partir de la fin des années 1960, considérait que les représentations visuelles permettraient une meilleure approche pédagogique de la « science morne » (voir aussi Giraud, 2007).

336.

« There is no marriage market and children have no price ».

337.

Non seulement l’investiture de Reagan symbolisait la victoire d’une idéologie anti-interventionniste, mais la journée de sa prise de fonction annonça l’apologie de la consommation et de l’opulence caractéristique des années 1980 : Reagan avait dormi la veille dans une suite à 10 000 dollars, tandis que ses amis étaient venus de diverses régions avec leur jets privés (Troy, 2005).

338.

« In short, Becker’s book is useful if one wishes to understand his particular economic approach to family. But, unhappily, sociologists hoping for insights helping to integrate their work with economic perspectives will be disappointed ».

339.

« Unfortunately, I have no ideas at all as to what the major aspects are ».

340.

« Becker seems, perhaps, a little simpleminded, but that should not blind us to the fact that simplicity is a virtue […] » (Sithcombe, 1983, p. 468).