VI.1.1. La nouvelle théorie du consommateur

Au milieu des années 1960, trois articles fondateurs furent à l’origine de la refonte de la théorie microéconomique du consommateur : celui de Becker (1965) sur l’allocation du temps (voir supra), celui de Richard Muth (1966), « Household Production and Demand Function » et celui de Kelvin Lancaster (1966), « A New Approach to Consumer Theory ». Bien que distincts dans leurs intentions, ces travaux contribuèrent à la reformulation du comportement du consommateur dans les termes de la théorie du producteur.

Pour Muth (1966), la théorie du consommateur n’était que de peu d’utilité empirique du fait du trop grand nombre de paramètres que celle-ci considérait. Néanmoins, des évolutions récentes, stimulées par les articles de Strotz (1957), tendaient à resserrer le nombre de prix considérés, du fait de restrictions portant sur la séparabilité des fonctions de demande, ce qui permettait de rendre les estimations de la demande plus opérationnelles341. Reformuler le comportement des ménages comme achetant des produits sur le marché afin de les utiliser comme intrants de leur propre production permettait de réduire le nombre de variables prises en compte dans l’analyse de la demande des ménages. Cela limitait les interdépendances possibles entre les différents prix : l’analyse ne s’intéressait plus qu’aux interdépendances entre les intrants composant la production des biens des ménages. Ainsi, la demande d’un bien n’était plus liée à tous les autres produits disponibles sur le marché.

Muth expliquait que son approche lui était venue de ses études sur le logement, dans lesquelles il s’était rendu compte de l’avantage de considérer les propriétaires de maison comme des propriétaires se vendant leurs propres services. En ne citant pas Becker dans son papier, Muth véhiculait une impression d’innovation : « dans cet article, je suggère l’hypothèse que les biens achetées sur le marché par les consommateurs sont des intrants à la production de biens au sein du ménage » (Muth 1966, p. 699)342. Il se justifiait en considérant que l’idée de considérer que les ménages produisaient des bien non marchands était connaissance commune même si les implications de cette approche n’avaient pas été réellement explorées.

Outre le fait d’engendrer des difficultés concernant la mesure empirique du comportement du consommateur, la théorie traditionnelle négligeait les caractéristiques intrinsèques des biens. Pour Lancaster (1966), représenter les ménages comme des producteurs permettait de surmonter ces difficultés. Cela donnait une explication théorique aux intuitions souvent présentes dans les manuels, lesquels considéraient, par exemple, la margarine comme substitut du beurre ou l’essence comme complément de la voiture, comme si la qualité de certains biens les rapprochait ou les distanciait d’autres343.

Lancaster expliquait donc que « la principale nouveauté technique consiste à s’écarter de l’approche traditionnelle considérant les biens comme les objets directs de l’utilité, et, à la place, supposer que ce sont des propriétés ou des caractéristiques de ces biens que découle l’utilité » (Lancaster, 1966, p. 133)344. Un des avantages de l’approche était de pouvoir rendre compte de l’apparition de nouveaux produits sur le marché sans avoir à changer les fonctions d’utilité, en passant par exemple d’un espace à n dimensions à un espace à n + 1 dimensions. Méthodologiquement, éviter ces transformations évitait une forme de raisonnement ad hoc. L’introduction d’un nouveau produit représentait l’ajout d’une nouvelle activité à la « technologie de consommation » dont on pouvait analyser, sans modifications de la théorie, les effets sur les prix et sur la demande des ménages.

Donc, comme chez Becker (1965), la consommation était une activité au cours de laquelle les biens se combinaient pour produire de l’utilité. Lancaster reconnaissait que Becker (1965) et Quandt (1956) avaient utilisé une approche similaire. Il considérait cependant que Becker s’en était servi dans la résolution de problèmes précis et non dans le but de refondre la théorie du consommateur, l’objectif avoué de Lancaster345. Bien que la théorie de Becker promettait de nombreuses applications théoriques et empiriques, l’accent placé sur l’introduction du temps dans la production du consommateur faisait dire à Lancaster que cette théorie ne constituait pas une refonte intégrale de la théorie traditionnelle. Becker, quant à lui, avait peut être été un peu trop modeste : la reformulation du problème du consommateur comme d’un problème de production apparaissait dans une section intitulée plus simplement « Une théorie du choix révisée » (Becker, 1965, p. 495).

Bien que la théorie du consommateur s’orientait vers la représentation du consommateur comme un producteur, la lutte pour la paternité de cette approche dénotait des visions différentes de la pratique de la science économique. Contrairement à la formulation de Becker, celles de Muth et Lancaster n’invitaient en rien à l’élargissement de l’analyse économique au non marchand. Les deux origines avaient en quelque sorte créé deux « écoles ». La différence notable se situait dans l’utilisation (ou non) du temps comme intrant de la fonction de production des ménages, ouvrant la porte à l’analyse des comportements hors marché.

Par exemple, à la conférence annuelle de l’American Economic Association de 1965, Scitovsky félicita Lancaster pour avoir mis le doigt sur la notion de technologie de consommation (Taylor & Haines, 1975). La théorie fut également poursuivie par Baumol (1967) ou encore Rosen (1974). Ecrivant pour le Journal of Consumer Research, dans le but de présenter cette théorie aux non économistes, Ratchford (1975, pp. 65-66) notait qu’elle permettrait de concilier les intérêts des sociologues, psychologues et professionnels intéressés à l’étude des consommateurs, notamment l’analyse de la préférence pour les marques. Cette théorie (le modèle de Baumol, en particulier) était un outil utile au marketing industriel, pour l’estimation des élasticités prix de certains produits (Taylor & Haines, 1975). De son côté, la formulation « à la Becker » fut également utilisée pour approfondir la théorie macroéconomique. Dans un article destiné à analyser le chômage publié dans les Brookings Papers on Economic Activity, Robert J. Gordon, William Nordhaus et William Poole (1973) reformulaient la loi d’Okun, liant la baisse du revenu à une hausse du chômage et en y ajoutant la perte nette liée au basculement du temps d’activité des individus du secteur marchand vers le non marchand. Valide à court terme, cette loi surévaluait les bénéfices d’un taux de chômage faible à long terme.

La théorie de l’allocation du temps, combinée à la théorie du capital humain, avait constitué le fondement des élargissements de la théorie économique au « social » par les étudiants de Becker et Mincer à Columbia et au NBER (voir supra). L’élargissement avait toutefois été progressif, et par conséquent, l’apport général de la théorie de l’allocation du temps à l’évolution des frontières de la science économique avait été relativement peu visible jusqu’au début des années 1970. En 1973, Becker, aidé de son ancien étudiant Robert Michael, publia « On the New Theory of Consumer Behavior » dans le Swedish Journal of Economics, proposant une refonte à caractère programmatique de la théorie microéconomique. L’article était construit autour d’un manuscrit non publié de Becker daté de 1968 « Consumption Theory : Some Criticisms and a Suggested Approach ». Michael, quant à lui, s’était spécialisé dans la théorie de la demande depuis sa thèse de doctorat, qu’il avait soutenu en 1970, et qui liait le capital humain à la demande des consommateurs346.

Pour Becker et Michael, les principales limites de la théorie traditionnelle résidaient dans sa faible portée prédictive. Ne pouvant expliquer les changements dans la demande des consommateurs par des variations de prix, les analyses empiriques se rabattaient sur les changements de goût. Cela posait problème car aucune théorie économique ne rendait compte de la formation des goûts347. Il fallait, par exemple, supposer un changement de goûts saisonniers pour expliquer pourquoi les individus achètent plus de combustible en hiver, alors que le prix des combustibles a tendance à augmenter. Autre exemple : Lancaster (1966) pensait que l’introduction de l’information comme intrant permettait de traiter la publicité de manière moins ad hoc, en cessant de supposer qu’elle changeait les préférences des individus et en l’intégrant dans la production de « caractéristiques »348.

La théorie permettait de remettre au centre de l’analyse le rôle des effets prix et revenu. L’usage de la théorie du producteur était justifié par son plus grand avancement. En effet, les différences de processus de production chez le consommateur pouvaient être analysées à l’aide des revenus, des prix, du capital humain, de l’allocation du temps. Par conséquent, les différences de comportement ne résultaient plus de différences de goûts, explication qui rendait inutile la théorie économique, mais de différences entre les prix relatifs et l’accès aux ressources des différents ménages, pouvant avoir, par ailleurs, les mêmes goûts. Comme le faisaient remarquer Becker et Michael, « de ce point de vue, l’expression latine de gustibus non est disputandum ne suggère pas tant qu’il est impossible de résoudre les conflits émergeant de différences de goûts, mais plutôt que de tels conflits n’émergent pas » (Becker & Michael, 1973, p. 392)349. De manière évidente, cette nouvelle théorie de la consommation jetait les fondements de l’article de Becker & Stigler en 1977, qui fut la clé de voûte des soubassements théoriques de l’approche du comportement par Becker, tel qu’il l’exprima dans son livre de 1976, The Economic Approach to Human Behavior (voir infra)350.

Chez Becker et Lancaster, l’intérêt de cette reformulation de la théorie du consommateur résidait précisément dans l’analyse de la stabilité des préférences, évitant le recours à des explications ad hoc. Pourtant, la vision que Lancaster se faisait de la science économique n’était pas orientée vers l’intégration possible des domaines des autres sciences sociales. Pour Becker et Michael, l’intérêt de cette nouvelle approche résidait dans son application aux problèmes sociaux. La conception traditionnelle, selon laquelle les biens et services achetés sur le marché fournissaient directement de l’utilité, menait à n’appliquer cette théorie qu’aux variables marchandes. Cela minorait l’idée que n’importe quel choix de vie (même hors marché) impliquait d’allouer des ressources d’une fin à une autre. Dès sa thèse de doctorat, Becker avait défendu l’idée contraire, montrant que le goût pour la discrimination rendait cette pratique coûteuse à l’employeur. La nouvelle théorie du consommateur permettait donc à Becker d’affirmer sur des fondements solides que la science économique était la science de l’allocation des ressources rares à usages alternatifs, et que, par conséquent, elle trouvait des applications dans toutes les sphères du comportement humain. C’était également un moyen de rendre la théorie économique attractive pour les non-économistes.

Cette nouvelle théorie jeta les jalons méthodologiques de « l’approche économique » qu’il décrit quelques années plus tard. En effet, le modèle « met en lumière l’interdépendance entre plusieurs décisions du ménage : des décisions concernant l’offre de travail de la famille […] le mariage, la taille de la famille […] » (Becker & Michael, 1973, p. 388)351. Cette théorie était en quelque sorte un aboutissement pour Becker, car elle élargissait l’usage de la théorie économique au social d’une manière beaucoup plus puissante que la simple introduction d’un coût de transaction, tel que le Discrimination Coefficient (voir chapitre III, supra). Elle permettait d’englober le même type de comportements, tels que le prestige, l’envie, et d’autres notions sur lesquelles la psychologie ou la sociologie avaient « mis le grappin » (p. 395). Cette fondation théorique devait intéresser les économistes, dont l’évolution des préoccupations durant la décennie 1960 n’avait pas échappé à Becker. Le « regain d’intérêt pour les "comptes sociaux", en tant que compte distinct du "revenu national" » était cohérent avec ces nouvelles orientations théoriques (ibid., p. 395)352. Mais les développements de cette théorie étaient également cohérents avec les préoccupations des économistes plus traditionnels, souhaitant combler les lacunes de la théorie du consommateur existante.

Dans leur article de 1973, Becker et Michael n’évoquaient explicitement que des élargissements au « social », notamment à la famille. Néanmoins, cette liste de domaines d’analyse potentiels n’était pas conçue comme exhaustive. Dans la sous-section qui suit, nous allons notamment montrer le caractère symbolique du thème de la famille dans le projet beckerien plus général de faire de la science économique une discipline applicable à tout comportement humain.

Notes
341.

 « De telles restrictions réduisent le nombre de paramètres qui entrent dans la famille des fonctions de demande d’un consommateur et, par conséquent, rendent les estimations de tous les paramètres des fonctions de demande plus réalisable » (Muth 1966, p. 699). Muth faisait référence à l’article de Strotz, « The Empirical Implications of a Utility Tree » publié en 1957 dans Econometrica.

« Restrictions such as these reduce the number of parameters that enter into the family of demand functions of a consumer and thus make estimation of all the demand function parameters more feasible ».

342.

« In this paper I suggest the hypothesis that commodities purchased on the market by consumers are inputs into the production of goods within the household ».

343.

Lancaster était professeur à Johns Hopkins dans les années 1960 (visiting professor à la London School of Economics au début de la décennie) et directeur du département d’économie de l’université Columbia en 1970.

344.

« The chief technical novelty lies in breaking away from the traditional approach that goods are the direct objects of utility and, instead, supposing that it is the properties or characteristics of the goods from which utility is derived ».

345.

Celui note que : « une variété d’autres approches similaires à celles du present article sont dispersées dans la littérature, par exemple, chez Quandt (1965) ou chez Becker (1965), ou dans divereses discussions sur les problèmes d’investissements de portefeuille. Ces approches sont typiquement établies de manière ad hoc pour traiter de problèmes particuliers. II se peut que l’aspect le plus important de cet article provienne du fait que le modèle est construit comme le remplaçant systématique de l’analyse traditionnelle (qui reste un cas particulier), plutôt que comme une solution spécifique à un problème spécifique » (Lancaster, 1966, p. 134).

« A variety of other approaches with similarities to that of the present paper occur scattered through the literature, for example, in Quandt (1956), or in Becker (1965), or in various discussions of investment-portfolio problems. These are typically set out as ad hoc approaches to particular problems. Perhaps the most important aspect of this paper is that the model is set out as a general replacement of the traditional analysis (which remains as a special case), rather than as a special solution to a special problem ».

346.

 La thèse de Michael s’intitule The Effect of Education on Efficiency in Consumption (1970). Le capital humain influe sur le comportement de consommation en augmentant la productivité du temps, ce dernier étant utilisé comme intrant pour produire des biens et services non marchands.

347.

 Par exemple, dans sa théorie de la discrimination, Becker avait laissé l’explication de la formation du goût pour la discrimination aux théories psychologiques de la formation des préjugés, exposées, par exemple, par Gordon Allport (1954).

348.

Rappelons une nouvelle fois que ce que Lancaster appelle « caractéristiques », Becker les appelle biens et services non marchands.

349.

«  From this point of view, the Latin expression de gustibus non est disputandum suggests not so much that it is impossible to resolve disputes arising from differences in tastes but rather than in fact no such disputes arise ! ».

350.

Parmi ces caractéristiques, nous pouvons citer l’obsession de Becker pour « la chasse aux raisonnements ad hoc » pour reprendre l’expression de Merton (Merton à Becker, 13 mai 1975, GSP, Boîte 7, Dossier « Robert K. Merton).

351.

« The production model not only emphasizes that the household is the appropriate basic unit of analysis in consumption theory, it also brings out the interdependence of several household decisions: decisions about family labor supply and time and goods expenditures in a single time-period analysis, and decisions about marriage, family size, labor force attachment and expenditures ».

352.

« The renewed interest in "social accounting", as distinct from "national income accounting", is consistent with the directions for new research indicated by the household production function view of consumer behavior ».