VI.1.2. L’approche économique des comportements humains

L’article de Becker et Michael (1973) était l’une des premières manifestations du regain d’intérêt des économistes pour la question de la division des tâches en sciences sociales. Nous avons dit dans l’introduction générale que les termes « impérialisme économique » et « impérialisme de l’économie » firent progressivement leur apparition dans la littérature à la fin des années 1960. Tullock fut l’un des premiers à réfléchir précisément au sens du terme et, plus généralement, au sujet de la division des tâches entre science économique et autres disciplines. Celui-ci publia en 1972 « Economic Imperialism », fondé sur un manuscrit qu’il datait lui-même de mars 1969. Partant du constat que les économistes s’étaient progressivement intéressés à des sujets de plus en plus éloignés du domaine d’analyse traditionnel de leur discipline (comme en témoignait les développements de la théorie du « choix public »), Tullock tentait d’éclairer la future division des tâches entre les chercheurs. Il refusait une vision conflictuelle des rapports entre économistes et les autres chercheurs en science sociale. La clé d’une collaboration harmonieuse était l’identification des spécificités de l’apport de chaque discipline. Pour Tullock, le critère distinctif de la science économique était sa méthode, focalisée sur l’analyse du choix rationnel des agents. Les économistes ne se préoccupaient donc pas de l’origine des préférences individuelles, lesquelles étaient considérées comme des données. L’analyse de la formation de ces goûts était donc le travail des psychologues, des sociologues et des politologues d’inspiration behavioraliste. Ainsi, le domaine des sciences sociales se scindait en deux : la formation des préférences et les choix issus de ces préférences, dans un monde dans lequel « il n’est pas possible que chacun ait tout ce qu’il désire » (Tullock, 1972, p. 324).

Olson avait lui aussi réfléchi au sujet, mais souhaitait, contrairement à Tullock, développer une approche intégrant les résultats de la science économique et de la sociologie. Fort de son expérience au Department of Health, Education, and Welfare, Olson avait commencé la rédaction d’un ouvrage au titre explicite : An Encompassing Economics. Interrogé par Swedberg en 1988 sur ses motivations de l’époque, Olson se rappelle le désir de comprendre la réalité des comportements humains en société de manière unifiée (Swedberg, 1990a). Cette volonté s’était d’ailleurs illustrée par son opposition à la création d’un Council of Social Advisers qui aurait institutionnalisé la séparation des domaines d’expertise des économistes et des chercheurs des autres en sciences sociales (voir supra). Olson se rappelle d’avoir disposé d’un manuscrit bien avancé en 1972 (Swedberg, 1990a, pp. 174-176). Des éditeurs manifestèrent alors la volonté de le publier, mais Olson refusa, car il pensait ne pas avoir suffisamment développé les outils analytiques permettant de satisfaire pleinement ses ambitions de construire une science sociale unifiée (ibid.)353.

Aux vues des développements conjoints de la nouvelle théorie du consommateur et de ses applications récentes, Becker dressait une conclusion bien différente de celle d’Olson. À partir du début des années 1970, l’idée que la théorie économique permettait d’étudier tout comportement humain s’affirma peu à peu dans ses écrits. Jusqu’alors, il réservait ses commentaires sur la portée de l’analyse économique au cours de microéconomie qu’il donna à Columbia durant la décennie 1960, un peu à la manière de Friedman, dont les cours à Chicago abordaient de manière informelle de nombreux comportements sociaux (Becker, 1971a, Becker 1991)354.

Entre la fin des années 1960 et le début des années 1970, les introductions des articles de Becker changèrent progressivement d’orientation. Jusqu’à son article sur le crime, Becker justifiait l’intérêt de son approche à un grand nombre de comportements sociaux par leurs causes ou leurs conséquences économiques. Mais son article sur le mariage allait plus loin :

‘« Ces dernières années, les économistes ont utilisé la théorie économique de manière plus audacieuse afin d’expliquer les comportements en dehors du secteur marchand, et un nombre croissant de non-économistes suivirent leur exemple. En conséquence, la discrimination raciale, la fécondité, la politique, le crime, l’éducation […] et d’autres comportements sont beaucoup mieux compris. En effet, la théorie économique pourrait bien-être sur le point de fournir un cadre conceptuel unifié pour tout comportement impliquant des ressources rares, marchand ou non marchand, monétaire ou non monétaire, impliquant des petits groupes ou des groupes concurrentiels » (Becker, 1973, p. 814)355. ’

Pour la première fois, Becker adoptait un point de vue réflexif sur son travail et celui de ses collègues. Il donnait à l’évolution de la science économique un sens particulier : la marche vers l’analyse de tout comportement humain. C’était l’unique justification qu’il donnait à l’analyse économique du mariage : ce comportement impliquait des choix individuels qui, jusqu’à présent, n’avaient pas été étudiés par les économistes. S’il réussissait dans son entreprise, Becker avouait que cette théorie serait la preuve du « pouvoir unifiant » de la théorie économique. L’histoire de la théorie économique de la famille présentée ci-dessus montre bien qu’il y avait là plus qu’une simple incursion dans le domaine du social.

The Economic Approach to Human Behavior (1976a), concrétisa cette réflexion. Il s’agissait en fait d’une collection des principales contributions à l’élargissement des frontières de la science économique que Becker avait publiées depuis son premier livre en 1957. Toutefois, le texte introductif était un essai méthodologique regroupant ses théories autour de ce qu’il appela l’«approche économique » et pour laquelle il offrait une définition précise : « l’usage implacable et imperturbable des postulats combinés de comportements maximisateurs, d’équilibre des marchés, et des préférences stables » (Becker, 1976a, p. 5)356. Le travail de Becker dans les vingt années précédentes démontrait empiriquement que la définition de l’analyse économique était bel et bien l’étude de l’allocation des ressources rares à usages alternatifs. Comme il le fit lui-même remarquer, « ce n’est qu’après une longue réflexion sur ce travail et la croissance rapide du corps de textes qui lui sont reliés, que j’ai conclu que l’approche économique était applicable à tous les comportements humains » (Becker, 1976a, p. 8)357. Becker rejetait deux autres définitions de la discipline, se focalisant sur son domaine d’analyse. La première définition, centrée sur la satisfaction des besoins matériels, ne correspondait plus à l’économie américaine de la fin des années 1970, marquée par la prédominance des biens non tangibles. La seconde définition, centrée sur l’étude du marché, ne rendait pas compte de l’évolution des centres d’intérêts de la profession des économistes, qui s’étaient tournés vers l’analyse des phénomènes hors marché.

Dans leur livre The New World of Economics (1975), Tullock et un autre membre du Public Choice Society, Richard McKenzie, avaient également dressé un constat similaire sur l’évolution des centres d’intérêt des économistes358. Bien que, « le changement de direction et d’étendue de la discipline [fut] si important que les économistes qui en furent à l’origine ne sont plus enclins à débattre la question de ce qui est ou ce qui n’est pas d’essence économique », le premier chapitre également intitulé « The Economic Approach to Human Behavior », visait à monter le potentiel de la définition de la discipline en termes de méthode (Tullock & McKenzie, 1975, p. 3)359. Le livre était un manuel destiné aux étudiants. Son titre rappelait d’ailleurs celui du manuel de Leonard Silk et Richard Saunders paru en 1969, The World of Economics, qui visait à « élargir l’audience de la science économique à un public non universitaire » (Giraud, 2007, p. 239). L’ouvrage de McKenzie et Tullock partageait les mêmes aspirations que celui de Becker : fournir aux économistes (ou apprentis économistes) un cadre conceptuel permettant d’analyser tout comportement humain, du mariage au crime, en passant par la politique et même la façon de mourir. Le pouvoir explicatif de cette approche semblait aux auteurs beaucoup plus puissant que celui des approches sociologique ou psychologique, à en juger par les commentaires très critiques sur ces disciplines360.

De manière pragmatique, Tullock &McKenzie reconnaissaient la diversité des définitions existantes de la science économique et ne prétendaient pas offrir une solution définitive à cette question. Le but de l’ouvrage était simplement d’enrichir l’étude de sujets appartenant traditionnellement aux domaines d’études d’autres sciences sociales. Ce qui distinguait l’économiste des autres chercheurs en sciences sociales était l’aptitude mentale (« mental skill ») spécifique qui lui permettait d’observer les phénomènes humains361. Cette particularité du raisonnement de l’économiste était fondée sur diverses caractéristiques : la rationalité maximisatrice des comportements individuels ; l’individu comme unité fondamentale de l’analyse ; l’amoralité de l’approche, qui prend les valeurs individuelles comme données et ne s’intéresse qu’à l’analyse positive des décisions ; la présence implicite de marchés dans toute décision humaine, focalisant l’approche sur l’analyse en termes d’offre et de demande. On retrouve dans cette formulation les fondements microéconomiques présents dans l’approche microéconomique de Becker.

Les deux ouvrages marquaient l’aboutissement d’un changement radical dans la pratique de la science économique. Tullock & McKenzie ne créditaient Becker que pour ses contributions à des domaines spécifiques (comme le crime) et non pour sa démarche générale. C’était certainement un moyen de s’approprier une partie du mérite pour l’élargissement des frontières de la science économique, qui avait été initialement entrepris par les membres du Thomas Jefferson Center de la Public Choice Society dans les années 1950 et 1960, et dont la tendance était concurrencée par les travaux de Becker et ceux de ses étudiants à Chicago, Columbia et au NBER362. L’ouvrage de Becker était quant à lui l’aboutissement du travail entrepris dès sa thèse, dans laquelle il avait voulut faire de l’usage du « discrimination coefficient » l’outil privilégié de l’analyse des motivations non pécuniaires.

En 1977, Becker publia avec Stigler « De Gustibus Non Est Disputandum » dans l’American Economic Review, parachevant les fondements de son approche. Ce texte était d’autant plus important qu’il plaçait Stigler comme un contributeur majeur de l’élargissement du champ de la science économique, qu’il avait contribué à développer par son soutien constant à Becker.

L’article montrait la portée explicative du postulat de stabilité des préférences, une des trois caractéristiques de son « approche économique ». Comme Lancaster (1966) ou Becker et Michael (1973) l’avaient montré, une explication économique concluant que le schéma observé était dû à des différences de goûts était un constat d’échec, une explication ad hoc qui n’apportait rien à la connaissance du phénomène. Ce type d’explication laissait par conséquent aux sciences sociales (notamment la sociologie et la psychologie) le soin de rendre compte des changements de préférences (Becker & Stigler, 1977). À la lumière de notre présentation de la nouvelle théorie du consommateur ci-dessus, nous voyons que « De Gustibus » n’apportait rien de fondamentalement nouveau dans l’édifice méthodologique de Becker. L’article développait simplement trois applications spécifiques de la démarche : les comportements d’addiction, les comportements traditionnels dans un univers changeant, et enfin les effets de la publicité sur la consommation363. Dans chacun des cas, les comportements résultaient de variations de prix, là où les économistes auraient dû précédemment se référer à l’hypothèse ad hoc d’un changement dans les préférences individuelles364. Par conséquent, l’« approche économique » de Becker et Stigler rejetait la division des tâches entre les sciences sociales telle que Tullock (1972) l’avait formulée. Elle rejetait également la division des tâches que Becker lui-même avait initialement envisagée dès son analyse de la discrimination. En effet, celle-ci postulait un goût pour la discrimination, différent pour chaque individu, et dont l’origine était expliquée par les psychologues. La théorie de 1977 rendait inutile l’analyse sociologique et psychologique de la formation des préférences. Ce changement de perspectives est certainement dû à l’influence croissante de Stigler sur Becker. Rappelons que Stigler avait auparavant critiqué une version préliminaire de la théorie du crime de Becker, lequel partait de l’existence de différences de propensions à enfreindre la loi (voir chapitre IV, supra).

Malgré leurs différences, les travaux de Becker, ainsi que celui de Tullock et McKenzie donnaient une dimension programmatique à cette nouvelle conception de la discipline. Cet aspect se trouva concrétisé par l’émergence de certaines institutions et réseaux qui permirent l’approfondissement et la diffusion de l’approche économique.

Notes
353.

En 1990, Olson publia le chapitre intitulé « Towards a Unified View of Economics and the Other Social Sciences », dans l’ouvrage collectif Perspectives of Positive Political Economy édité par James Alt et Kenneth Shepsle. Ces travaux mettaient au centre d’une approche unifiée la notion d’indivisibilité (voir aussi Swedberg, 1990a et Alt et al., 1999). Néanmoins, il est difficile de savoir si le manuscrit de 1972 partage cette vision, car il ne fut pas publié en anglais.

354.

Contrairement à Becker, le manuel de théorie des prix de Friedman (1962b) ne mentionne pas d’application à quelconque problème social. Chez Friedman, ces applications n’étaient que des allusions verbales.

355.

« In recent years, economists have used economic theory more boldly to explain behavior outside the monetary market sector, and increasing numbers of noneconomists have been following their examples. As a result, racial discrimination, fertility, politics, crime, education, statistical decision-making, adversary situations, labor-force participation, the uses of "leisure" time, and other behavior are much better understood. Indeed, economic theory may well be on its way to providing a unified framework for all behavior involving scarce resources, nonmarket as well as market, nonmonetary as well as monetary, small group as well as competitive ».

356.

 « The combined assumptions of maximizing behavior, market equilibrium, and stable preferences, used relentlessly and unflinchingly form the heart of the economic approach as I see it ».

357.

« Only after long reflection on this work and the rapidly growing body of related work by others, did I conclude that the economic approach was applicable to all human behavior ».

358.

McKenzie fut chercheur au Center for Study of Public Choice à Virginia Tech de 1976 à 1977.

359.

« the change in direction and scope of the discipline have been so dramatic that the economists who have been involved in bringing about the change are no longer inclined to debate the issue of what is or is not economic in nature ».

360.

Le caractère provocateur du livre était marqué par de nombreux passages véhéments à propos des autres sciences sociales. Concernant, par exemple, les faiblesses de la littérature en criminologie, les auteurs notaient que « nous ne pouvons échapper au sentiment que [un déliquent juvénile] est beaucoup plus qualifié pour conseiller notre gouvernement en matière de prévention, que la plupart des professeurs de criminologie » (ibid., p. 156, cité par Officer & Stiefel, 1976).

361.

Cette affirmation permettait de placer Tullock comme un économiste, bien que son parcours fût celui d’un juriste. D’une certaine manière, il affirmait sa légitimité en tant qu’économiste, une qualité que lui avait refusée l’université de Virginie dix ans auparavant.

362.

Notons, par exemple, que le texte de Tullock, « Economic Imperialism » avait été publié sous la forme d’une conclusion à l’ouvrage collectif édité par Buchanan et Robert Tollison, Theory of Public Choice. Pour Tullock, les applications des outils de la science économique au politique étaient clairement l’illustration du pouvoir unifiant de la théorie économique autour de l’anlayse des choix.

363.

Rappellons que Lancaster (1966) mentionnait déjà l’exemple de la publicité.

364.

Ainsi, le rôle de l’économiste est décrit par Stigler et Becker de la manière suivante : « de notre point de vue, on cherche parfois longtemps et de manière frustrante les formes subtiles que prennent les prix et le revenu, afin d’expliquer les différences entre les hommes et les périodes » (Becker & Stigler, 1977, p. 76).

« On our view, one searches, often long and frustratingly, for the subtle forms that prices and income take in explaning differences among men and periods ».